Discours à la Mutualité lors de l’hommage à Daniel, le 24 janvier 2010
Nous sommes ici rassemblés autour de Daniel, l’homme, le militant, l’ami, le camarade, autour de sa vie, de son œuvre, de l’exemple qu’il fut pour nous tous. Et j’imagine Daniel, nous regardant. Je l’imagine moquant avec affection ceux d’entre nous, et j’en suis, qui, à son propos, ont « la larme facile », comme il disait. Et nous traitant, avec cet accent toulousain que je ne saurais imiter, de « grands couillons ». J’imagine, en clair, son ironie joueuse, sa gentillesse moqueuse. Nous venons de les apercevoir, dans ce bref montage d’archives filmées, et, surtout, nous venons d’entendre sa voix, cette voix rieuse qui inspirait les idées. De l’entendre, par exemple, sur l’effondrement de l’imposture qui portait le nom de communisme, lancer en guise de verdict cette association d’idées : « Champagne et Alka-Seltzer »…
Donc, cette ironie, cette voix. C’est cela qui nous manque, et que je voudrais évoquer d’abord. Qui me manque, et ce sera ma seule allusion, à moi pour qui ce fut un grand frère, un grand frère vigilant et affectueux, aussi vigilant qu’affectueux. Alors l’image qui me vient, et ce n’est pas un hasard, quand on voit ce grand sourire, quand on écoute cet accent chantant, c’est celle du Temps des cerises. Et justement le passage qu’on a entendu tout à l’heure, celui du « merle moqueur ». Oui, je vois Daniel en merle moqueur.
Vous savez, cette chanson, Le Temps des cerises, Jean-Baptiste Clément l’avait écrite en souvenir de la Commune et il ne l’avait pas dédiée à n’importe qui ; mais à une femme, à une infirmière, à une ambulancière exactement. Et Louise Michel dira qu’elle était l’ambulancière de la dernière barricade, l’ambulancière « de la dernière heure » dans la semaine sanglante.
Ce n’est pas une référence anodine. Le grand-père maternel de Daniel, Hyppolyte, titi parisien, ouvrier, avait 14 ans pendant la Commune de Paris et il fut témoin de la semaine sanglante. Ce souvenir fut la première empreinte politique dans la vie de Daniel. Le portrait de Jean-Baptiste Clément était dans la salle à manger, et tous les ans, le premier dimanche de mai, à la tablée familiale, il fallait se lever et entonner, gaiement mais la gorge nouée, Le Temps des cerises.
Quand nous chanterons le temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur…
Alors, le merle moqueur, la Commune de Paris…, convoquer cette référence, c’est dire la cohérence de Daniel, cette cohérence d’action et de pensée, de vie et d’œuvre mêlées. D’abord, une fidélité à un passé plein d’à présent, un passé porteur d’espérance, un présent subverti par ce passé. Parmi ses derniers gestes, une société de pensée, elle s’appelle Louise Michel – la Commune toujours. Parmi ses derniers livres, un livre sur Marx et Engels et leur correspondance pendant la Commune de Paris.
Mais il n’y a pas seulement ce rapport très benjaminien, très prophétique, de sentinelle messianique au passé. Il y a cette imbrication chez Daniel de la vie personnelle et de l’engagement, cette vitalité, cette gourmandise, ce bonheur. Sans dissociation entre deux mondes clos où il y aurait l’engagement ici, d’un côté, et l’autre vie de l’autre – le contraire même de l’hypocrisie. Sans écrasement de l’un par l’autre où la politique étoufferait la liberté de l’intellectuel, l’invention, la création – le contraire même du dogmatisme.
Alors, c’est cela que je voudrais dire : qu’il y a, au cœur de l’exception Daniel, cette façon de lier totalement la forme et le fond, la façon de dire et la manière d’être, la conviction et le style. Le mot qui me vient en l’évoquant, et ce n’est pas du tout aristocratique, c’est celui d’élégance, d’une élégance lumineuse, qui n’était pas dans la distance, mais dans le partage. D’une élégance faite de hauteur, qui était toute de générosité. L’inverse de notre basse époque, vous voyez bien ce que je veux dire…
C’est en ce sens qu’il était un exemple et que, pour lui, même l’amitié n’était jamais un compromis, tout comme la joute intellectuelle. Mais toujours une loyauté qui devait se construire plus qu’elle ne doit se dire, qui devait se prouver plus qu’elle ne se proclame. En clair, chez Daniel, et c’est encore une fois ce qui fait sa rareté, son exception, l’esthétique de vie et la morale de l’engagement étaient totalement nouées, totalement mêlées.
Il y a, derrière cela, une question politique centrale : par l’exemple, comment inventer une autre façon de faire de la politique qui ne soit pas l’éternité politicienne ? Daniel est l’héritier, le symbole et, je l’espère, pas le dernier, d’une très grande tradition que le surgissement de la question sociale, du mouvement ouvrier, du mouvement socialiste a fait naître : des intellectuels qui n’étaient pas en chambre, des intellectuels qui rendaient compte dans l’action, des intellectuels qui se contraignaient au collectif ou qui se ressourçaient totalement au collectif. Qui ne dissociaient pas le penseur et le militant.
Mais il y a, chez Daniel, dans toute cette longue généalogie, un apport, une originalité. Et qui rejoint sa façon de rompre avec ces visions dogmatiques d’un progrès inévitable, d’un temps linéaire, d’une histoire écrite. Cette façon, c’est de lier politique et poétique. L’attitude de Daniel, l’écriture de Daniel, les livres de Daniel témoignent de cette façon d’enchanter la politique par une vision poétique. Il le dit à la fin de Une lente impatience : « L’œil de la poésie voit parfois beaucoup plus loin que celui de la politique ». Il ne s’agit pas d’opposer les deux, au contraire. Mais de bien voir combien cette vision poétique est un réenchantement de la politique, une subversion du réel à la manière de ce que fut le mouvement surréaliste. Nul hasard d’ailleurs si ceux qui, les premiers, ont dénoncé le ministère de l’identité nationale, par un superbe texte, sont justement des poètes, je pense à Édouard Glissant avec Patrick Chamoiseau.
Cette idée, donc, de lier poétique et politique. Au début du Pari mélancolique, il y a ce vers du poète Mallarmé : Toute pensée émet un coup de dés… Ce pari mélancolique, prolonge Daniel, sur « l’improbable nécessité de révolutionner le monde ». Cela a une conséquence qui est une exigence pour nous. C’est l’idée, justement, que cette improbable nécessité surgit de la confrontation au présent. « L’indignation, disait-il, est au commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge et puis on voit. »
Cette longue durée dont Daniel témoigne, cette longue histoire où il fut la sentinelle de ce passé plein d’à présent, nous requiert dans le temps immédiat. C’est être au rendez-vous du présent pour être à la hauteur du passé. C’est cela qu’il trouvait dans une œuvre peu habituelle dans les canons de la littérature socialiste, celle de Charles Péguy ; c’est cela qu’il trouvait dans ses figures aimées, souvent figures féminines. Je pense à Jeanne d’Arc. Mais je pense aussi à Rosa Luxemburg. Rosa Luxemburg qui, dans ses lettres de prison, nous donnait une leçon de vie qui ressemble beaucoup à la leçon de vie des dernières années de Daniel. Dans une de ses lettres, parlant de tous ces maux de la vie que sont la douleur, la séparation, la nostalgie – nous y sommes, aujourd’hui –, elle disait : « Dans la vie sociale comme dans la vie privée, on doit prendre tout avec calme, générosité, et un petit sourire aux lèvres ». Un petit sourire aux lèvres…
Alors, voilà, Daniel a choisi ses résistances, mais il n’a pas choisi, et on ne choisit pas, ses épreuves. Mais elles vous révèlent et elles nous révèlent aux autres. Son épreuve ne fut pas la prison, ce fut la maladie. Et bien sûr cette maladie nous le ravit bien trop tôt. Et, en même temps, dans sa façon de relever le défi de cette épreuve, il y a eu un miracle, et un miracle qu’il nous lègue.
Le temps était compté, et du coup, les livres se sont succédé. Et peut-être y aurait-il eu moins de livres, moins d’œuvre, moins d’impatience, lente, entêtée, à écrire, à dire, à transmettre, à partager, s’il n’y avait pas eu la maladie. Parce que Daniel, dans le débat d’idées, dans l’écriture, ce n’était jamais l’académisme, ce n’était jamais l’autorité, c’était toujours le partage, c’était toujours la transmission.
Tous ses livres sont là, c’est son présent. Tout Daniel est là, tous nos Daniel sont là. Un Daniel qui n’était pas postéromane, et en ce sens son œuvre ne lui appartient pas, elle nous appartient, elle vous appartient maintenant. Et en le lisant, en le relisant, nous comprendrons, nous comprenons mieux ce qui nous rassemble ici, dans la diversité de nos façons de résister à l’air du temps.
Une fidélité qui est une exigence, qui nous oblige. Daniel détestait la glu générationnelle. Il n’est pas d’une génération, il est d’une éternité. Il est du passage d’une génération à l’autre, de générations à d’autres, de mondes à l’autre. Il est de plusieurs générations, de plusieurs temps, de ce temps intempestif qui est le surgissement de l’événement, de ce que l’on appelle, aussi, une révolution.
Alors, c’est cela Daniel. C’est une jeunesse. C’est une jeunesse de toujours. Ce n’est pas seulement la nôtre, ce n’est pas la nôtre au passé, c’est celle de tous ceux qui peuvent la partager, c’est celle du monde. C’est une jeunesse du monde en ce sens qu’elle est éternellement menacée et en même temps éternellement recréée.
Pour finir, quel est ce legs pour nous tous, cette exigence ? On l’a vu, toute l’œuvre de Daniel en témoigne, tout son parcours militant en témoigne, toute sa vie en témoigne : radicalité démocratique, internationaliste, sociale, écologique. Alors, si nous disons adieu à Daniel, l’éclaireur, la sentinelle, eh bien, c’est pour dire bonjour aux indignations poétiques, aux colères prophétiques et aux révoltes logiques.
C’est comme cela que nous lui serons fidèles.