Déjà, la fière sonnerie de ces trompettes triomphales se perd dans le leitmotiv obsédant du lugubre deguello. Le « nouvel ordre » révèle le vieux désordre, aggravé d’un zeste de chaos bien dans l’air du temps. Horizons de bronze, angoisses du lendemain, peurs millénaires : la fin de siècle s’annonce crépusculaire. Elle n’en est pas moins intelligible. Et seule la compréhension de ce qui est à l’œuvre, par-delà le bruit et la fureur, peut refonder dans la lucidité l’indispensable optimisme de la volonté.
Le capital est un fétiche éminemment dynamique ! Sauf à être anéanti une fois pour toutes, il puise dans ses crises la force de ses métamorphoses et de ses renouvellements. Après les rêves de croissance illimitée, les années soixante-dix ont remis la récession à l’ordre du jour. En moins de quatre ans, la chute de Saigon, la libération des colonies portugaises, la révolution nicaraguayenne, le renversement du shah d’Iran annonçaient un ébranlement généralisé de l’ordre planétaire issu de la Seconde Guerre mondiale. À condition que les puissances impérialistes n’aient pas les mains libres pour réaménager leur mode de domination. Or, le mouvement ouvrier, frappé par les premiers effets du chômage et conduit par des partis réformistes majoritaires sur la voie du compromis historique et autres pactes d’austérité, perdait l’initiative conquise depuis 1968 dans les centres de l’accumulation capitaliste.
Le capital tirait donc parti de la crise pour en faire payer le premier coût aux travailleurs et pour s’atteler à une modernisation sélective de l’appareil productif ainsi qu’à une modification de l’organisation du travail. Dès le début des années quatre-vingt, sous la bannière libérale de Reagan et de Thatcher, il passait à la contre-offensive. Le projet de « guerre des étoiles » n’était que le volet militaire de ce cours nouveau. Résultat : à partir de 1982, la reprise économique allait permettre aux États-Unis, et surtout à l’Allemagne et au Japon, d’accentuer leur supériorité relative et de creuser les écarts de productivité du travail au détriment des pays dominés, plongés dans une nouvelle spirale de sous-développement, comme des sociétés condamnées à la « stagnation » bureaucratique.
C’est cette évolution d’une décennie qui permet de comprendre l’événement majeur de la nouvelle situation mondiale : le renversement des dictatures bureaucratiques sans que surgissent de leurs ruines ni une alternative socialiste démocratique ni même la reconstitution d’un puissant mouvement social indépendant. Là où un tel mouvement a existé, comme ce fut le cas en Pologne avec Solidarnosc, il s’est trouvé désintégré par les mécanismes de cooptation politique et par les effets désagrégateurs de la concurrence marchande. Les puissances impérialistes ont incontestablement tiré parti de cette conjoncture avec la dislocation de l’URSS au profit d’une logique de restauration capitaliste, avec l’unification allemande aux conditions et selon les critères du gouvernement de Bonn, avec l’étranglement de la révolution en Amérique centrale et le renforcement du blocus contre Cuba, avec la guerre du Golfe et le démembrement de la Yougoslavie sans que parvienne à s’exprimer une résistance de classe à la guerre civile. La légitimation de l’Onu, du droit d’ingérence, du para-humanitaire et le débarquement pacificateur sont la petite musique de ces croisades modernes.
L’Occident est nu
Il ne s’agit pas pour autant d’un « nouvel ordre ». Dans le langage cru des militaires, un haut dignitaire de l’armée brésilienne déclarait sans détours que ce nouvel ordre annoncé serait « plus instable, plus injuste et plus violent » que le précédent. Va donc pour l’ordre instable. La disparition du prétendu péril rouge n’a pas suffi à créer un système monétaire viable ni un jeu économique réglé. Elle n’a pas davantage résolu la crise d’hégémonie entre les principaux pays impérialistes. L’Occident, proclamé victorieux par KO, se retrouve orphelin de son chien de faïence bureaucratique, un peu seul, un peu nu, sans ennemi comparse, livré à ses propres vices.
À peine célébrées les victoires politiques et militaires, à peine éclusées les dernières gouttes de Champagne, les ténors du G7 et du FMI ne peuvent que constater leur impuissance face à la crise et à la montée inexorable du chômage. Ils ont pu croire un bref instant que s’ouvrait à l’Est un champ salvateur d’investissements lucratifs. Ils ont vite dû déchanter en constatant que le marché n’est pas si naturel qu’ils l’avaient prétendu. C’est une institution rodée par le temps, qui suppose une bourgeoisie entreprenante (et non une bureaucratie parasitaire et mafieuse convertie aux affaires), des capitaux disponibles, des rapports sociaux structurés, des institutions judiciaires. Bref, le capitalisme ne se décrète pas. Il y faut du temps et de la patine. Beaucoup de bourgeois ont commencé mafieux. Mais il a fallu des générations pour effacer la trace de leurs péchés originels. L’investissement n’a donc pas été à la hauteur des espérances et des nécessités.
Il faut dire que les unes et les autres étaient particulièrement élevées. À voir ce que l’unification coûte à l’Allemagne, on imagine ce que coûterait une « bonne restauration ». pacifique à l’échelle de l’ex-Union soviétique ! Or, la Berd de Jacques Attali a dépensé depuis sa création deux fois plus pour son installation et son fonctionnement que pour l’investissement. Les États-Unis ne sont prêts à miser, toutes proportions gardées, que 10 % de ce qu’ils avaient débloqué naguère pour le plan Marshall. Le ton change : « la route du marché apparaît longue et difficile » et « la lenteur amplifie les lassitudes ». En attendant, voici que se dessine un capitalisme impitoyable, en peau de léopard, étroitement dépendant des variations du marché mondial, avec son lot de désagrégation sociale et de tentations autoritaires.
Quelle sortie de crise ?
Sous le fouet de la récession, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, la concurrence accrue et le spectre du chômage relancent les tentations protectionnistes de plus en plus contradictoires à la mondialisation effective de la production et des échanges. Les négociations du Gatt piétinent, mais déjà deux tiers des échanges mondiaux dérogent aux accords en vigueur, soit par le biais de mesures réglementaires ou de dispositions discriminatoires contre le tiers-monde.
En l’absence de régulation sociale à l’échelle continentale ou internationale, des fractions dirigeantes de la bourgeoisie se retournent vers le rôle protecteur de l’État national, alors que son intervention est de plus en plus contrariée par la reprivatisation de l’économie, par l’accélération accrue des échanges planétaires, par la circulation quotidienne d’une masse de capitaux échappant à tout contrôle.
Bien sûr, pas plus que les précédentes, cette crise n’est sans issue. Il y a toujours une sortie. Mais à quel prix et sur le dos de qui ? Il apparaît d’ores et déjà que les chantres d’une sortie douce, moyennant une dualisation tempérée de la société et un passage de la régulation fordiste à une régulation à la japonaise (toyotiste), se sont fourré le doigt dans l’œil.
La relance des années quatre-vingt a repoussé les échéances. Mais les expédients mobilisés sous Reagan et Thatcher ne sont guère réutilisables. Déjà, les États-Unis sont de loin le pays le plus endetté du monde en volume (plus de quatre mille milliards de dette publique et onze mille milliards de dette totale). Certes, on ne prête qu’aux riches. Mais jusqu’à un certain point. On ne saurait recourir sans péril à une nouvelle poussée de croissance spéculative (en dix ans le volume des échanges commerciaux a augmenté deux fois plus vite que le produit intérieur). Les conséquences sociales des potions libérales sont là : chômage massif, montée des exclusions, explosion des ghettos et des banlieues. Dans l’imaginaire collectif et le jargon médiatique, la faille Nord/Sud a remplacé le front Est/Ouest. À ceci près que le Sud est partout. Au Sud d’abord, évidemment. Mais aussi à l’Est. Et jusque dans le Nord : à Los Angeles ou ailleurs. Pas plus que le capital, la crise n’est éternelle. Bizarrement, les idéologues si prompts à reprocher aux marxistes leur déterminisme économique étroit s’empressent eux-mêmes d’annoncer la fin de la crise à la moindre remontée des indices de production ou à la moindre embellie boursière. Comme si la récession actuelle ne posait pas un problème d’une autre envergure. Si sortie de la crise il y a, elle sera politique : elle exige non une simple remontée relative des taux de profit mais un réaménagement à grande échelle des espaces de mise en valeur du capital, autrement dit une refonte partielle des États et des continents. Rien de surprenant, dès lors, à ce que la guerre revienne hanter notre quotidien : ces nouvelles donnes s’opèrent par la redistribution violente des cartes.
Une réorganisation planétaire
Certes, le demi-siècle écoulé n’a pas été particulièrement pacifique. Mais ce qu’annoncent la guerre du Golfe ou la guerre des Balkans, c’est un retour de la guerre vers les centres impérialistes eux-mêmes. Pas besoin d’imaginer ce retour sous les traits faussement familiers d’une troisième guerre mondiale. L’histoire n’est jamais avare d’innovations et de singularités. En revanche, il serait déjà frivole de ne voir dans les combats de Bosnie qu’un conflit local. Par ses enjeux, par l’engagement des protagonistes comme par le rôle des organismes internationaux, il a déjà une autre dimension. Ces conflits locaux ou régionaux auront d’emblée une portée et des prolongements internationaux. Car la guerre dans l’ex-Yougoslavie n’est hélas pas la dernière. Les foyers sont déjà allumés à l’intérieur comme aux confins de l’ex-Union soviétique, au Moyen-Orient, dans la péninsule indienne.
Les tentatives du traité de libre commerce en Amérique du Nord, de zone Pacifique et, surtout, d’Europe de Maastricht (sans parler des groupes subordonnés comme le Mercosur d’Amérique latine ou la coordination de Visegrad) s’inscrivent dans cette réorganisation planétaire. Une course de vitesse paraît engagée entre les forces centrifuges libérées par la crise et la volonté politique de les conjurer en franchissant un nouveau palier dans l’organisation du marché. À peine conclu, le traité de libre commerce nord-américain chancelle à ses premières épreuves. Il est de plus en plus clair que l’Europe de Maastricht est mal partie. Nous avons dit que notre opposition au traité n’était pas en soi une opposition à l’Europe, au contraire. Le plus grave dans cet édifice monétaire, c’est qu’en présentant un tronçon d’Europe (au mieux une Europe occidentale des riches, au pire un club restreint franco-allemand) comme « l’Europe » tout court, les accords de Maastricht compromettaient pour l’avenir l’idée même d’une Europe démocratique, sociale et ouverte. Nous ne pouvions imaginer, il y a un an, à la veille du référendum, que le pronostic serait aussi vite vérifié. Dès le lendemain du petit « oui » français, le retrait de la livre et de la lire du système monétaire, la dévaluation de la peseta allaient en sens inverse de la monnaie unique. Aujourd’hui, personne ne songe sérieusement que les critères de convergence définis par les accords puissent être respectés, fût-ce par une demi-douzaine de pays. En outre, la nouvelle situation politique en Europe et la redéfinition des intérêts respectifs qu’elle entraîne nourrissent un doute croissant sur la viabilité de l’axe franco-allemand.
Paniques identitaires et réflexes xénophobes
La crise économique se traduit donc en crise politique, d’un triple point de vue. Sous l’effet de la mondialisation, les grands ensembles bureaucratiques comme les vieux États nationaux, en perte de souveraineté, s’avèrent impuissants à maîtriser leur propre espace économique. Dans ces conditions, les nouveaux États nationaux qui se constituent, d’emblée prisonniers des contraintes du marché mondial, ne jouent pas le rôle rassembleur des nations constituées au siècle dernier. Devant la difficulté à leur trouver une légitimité fonctionnelle, la tentation est grande de leur attribuer une légitimité mythique (ou ethnique) enracinée dans les mystères de la terre et du sang. En l’absence de réponses internationalistes de classe, on voit se dessiner un pervers jeu de miroir entre un particularisme chauvin (dont l’acharnement serbe et croate n’est pas le dernier exemple) et un cosmopolitisme « humanitaire » onusien, fournissant les alibis juridiques aux interventions impérialistes de l’après-guerre froide.
La perte de substance et de souveraineté des États nationaux au profit des pouvoirs économiques et financiers multinationaux va de pair avec la crise des procédures de régulation sociale (État providence) et celle du système de représentation, tant politique (corruption, abstention électorale, discrédit des partis) que syndical. La prolifération des phénomènes mafieux et la privatisation de la violence, l’usure des partis traditionnels et la débâcle morale des élites dirigeantes dans plusieurs pays sont l’expression extrême de ces phénomènes. Ils traduisent et amplifient à leur niveau l’absence de leadership mondial. Si la guerre du Golfe a été l’occasion pour les États-Unis de réaffirmer leur hégémonie militaire, cette puissance de feu n’en demeure pas moins disproportionnée à la puissance économique déclinante de l’empire. En revanche, si l’Allemagne et le Japon redeviennent des puissances diplomatiques de premier plan, elles ne sont encore que des nains militaires comparées au géant américain. Quant à la CEE, sa part prépondérante dans le commerce mondial ne saurait compenser le fait qu’elle ne dispose pas de volonté politique commune et des attributs étatiques permettant de l’exercer.
Dans ce contexte, se développent paniques identitaires et réflexes xénophobes au bénéfice des mouvements racistes et d’une extrême droite renaissante. S’il importe de répliquer à leur menace sur le terrain démocratique, par la mobilisation la plus unitaire et la plus large, il importe tout autant d’aller à la racine du mal, autrement dit de comprendre qu’il n’est pas de réponse efficace et durable à la peste brune sans réponse aux plaies sociales du chômage et de l’exclusion qui constituent à nouveau son terreau.
Défis majeurs
Ainsi, l’avenir est lourd de défis majeurs. Le comprendre, admettre que nous nous y engageons à partir de rapports de forces défavorables, ne signifie ni découragement ni démission. Au contraire. Au seuil d’un combat acharné et de longue durée, mieux vaut avoir lucidement conscience des handicaps et des dangers. En effet, les principaux symptômes de la crise actuelle, qu’il s’agisse du chômage et du sous-emploi massifs, impliquent un réquisitoire sans appel contre le règne du capital. Un monde qui réduit tout rapport entre les êtres humains à un échange abstrait de temps de travail ne saurait répondre au premier des droits de l’homme qu’est le droit à l’existence, ni respecter le rapport écologique entre la société humaine et ses fondements naturels. La crise économique, la crise de représentation politique, la crise écologique largement répercutée par le sommet de Rio s’annoncent ainsi comme les indices d’une crise globale de civilisation. Les piliers de l’ordre établi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (bureaucratie soviétique, hégémonie mondiale américaine, amortisseurs de l’État providence) se sont effondrés ou sont sérieusement ébranlés. La magie des potions libérales n’opère plus. Les cautères sociaux-démocrates ne font plus illusion.
Il y a urgence à organiser la résistance et à apporter des réponses. Pourtant, la réorganisation du mouvement social, hypothéquée par les tragédies de ce siècle, est une tâche de longue haleine qui réclame accumulation d’expériences nouvelles, renouvellement des générations, transmission d’une mémoire. Il faudrait avoir tout son temps, mais le temps est compté. La contradiction serait insurmontable si nous n’avions appris que le temps historique n’est pas homogène et vide, qu’il est des événements et des accélérations où les journées valent des années et les années des siècles.
Rouge n° 1553, 29 juillet 1993