L’Écologie de Marx

Écologie et Marx
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Marx’Ecology. Materialism and Nature de John Bellamy Foster
New York, Monthly Review Press, 2000

Un préjugé tenace veut que le marxisme ait peu apporté à la critique écologique, du moins jusqu’aux années soixante-dix. Pourtant, la dimension écologique de la critique de l’économie politique n’était pas méconnue des héritiers les plus directs de Marx et d’Engels. Elle exerça une influence certaine dans les premières décennies après leur mort. Du vivant d’Engels, l’étroite relation entre leur idée du communisme et les utopies écologistes d’un William Morris était clairement établie. C’est donc à une redécouverte que nous invite, le livre érudit et passionnant de John Bellamy Foster1, pour qui « l’écologie de Marx » procède logiquement de son matérialisme, c’est-à-dire de l’unité entre l’humanité agissante et les conditions naturelles inorganiques de son rapport d’échange avec le milieu naturel.

Marx n’a cessé de dénoncer la spoliation de la nature, bien avant que n’ait émergé la conscience écologique moderne. On lui a pourtant reproché d’en être resté à des intuitions écologiques intermittentes, sans lien profond avec le corpus productiviste de son œuvre. On a prétendu que ses ouvertures vers l’écologie tenaient essentiellement à la problématique de l’aliénation présente dans les œuvres de jeunesse et s’effaçant des œuvres de la maturité. On l’a ainsi souvent accusé de s’inscrire dans une perspective prométhéenne du rapport à la nature, ou encore de faire un pari optimiste sur la capacité de la techno-science à repousser les limites écologiques.

On lui a enfin reproché d’être un « espéciste », autrement dit de dissocier radicalement l’espèce humaine du règne animal et de lui octroyer un rôle privilégié dans le monde vivant.

Écologie et Marx

Atelier Formes Vives » align= »acheval » />Bellamy Foster estime au contraire qu’il existe bel et bien une écologie de Marx. Elle irait bien au-delà d’intuitions éparses et de quelques citations choisies. Ainsi, se demande-t-il : « Pourquoi Marx mène-t-il une étude systématique des sciences naturelles et physiques tout au long de sa vie ? Qu’y a-t-il derrière sa critique complexe et permanente du malthusianisme ? Comme expliquer son passage soudain, de la sympathie à l’hostilité, envers Proudhon ? Pourquoi Marx a-t-il écrit que Liebig était plus important à ses yeux que tous les économistes cousus ensemble pour comprendre le développement de l’agriculture capitaliste ? Comment expliquer l’affirmation selon laquelle la théorie darwinienne de la sélection naturelle donnerait à sa théorie des fondations dans l’histoire naturelle ? Pourquoi enfin Marx a-t-il consacré des années à étudier en priorité des documents ethnolographiques, plutôt qu’à terminer la rédaction du Capital2? »

Dès les Manuscrits de 1844, Marx définit la nature comme « le corps inorganique de l’homme » et critique l’aliénation qui arrache l’homme à sa condition corporelle. Il présente alors l’homme comme un être naturel équipé de facultés naturelles et définissait le communisme comme un « naturalisme pleinement développé ». Fortement impressionné par l’étude d’Engels sur La Situation de la classe ouvrière anglaise (1845) et par sa critique pionnière de l’urbanisation, des conditions sanitaires, de la question du logement, il voit dans la propriété privée le secret de cette aliénation, au point que « le besoin d’air pour lui-même soit nié en tant que besoin pour le travailleur ». De même, la rente foncière subordonne l’usage de la terre privatisée à la loi du marché. La privatisation de l’eau, demain peut-être celle de l’air (par le biais d’un marché des droits à polluer), a suivi depuis la même logique de confiscation et de privatisation du bien commun.

Une conclusion du jeune Marx, qui parcourt son œuvre comme un fil rouge, c’est l’importance de la séparation entre villes et campagne qui approfondit la division du travail en coupant le travail intellectuel de ses racines naturelles L’une des premières tâches du communisme serait donc l’abolition de cette opposition antagonique.

On a souvent vu dans cette attention insistante portée à la relation entre ville et campagne une sorte d’utopie désurbaniste avant la lettre ou une gentille pastorale. Il s’agit en réalité de la conséquence d’une inquiétude proto-écologique. « En vérité, affirme Bellamy Foster, c’est parce que Marx et Engels ont autant insisté sur le dépassement de la contradiction entre ville et campagne, indispensable pour surmonter l’aliénation de l’humanité envers la nature, qu’ils furent poussés à poser la question écologique dans des termes dépassant aussi bien la société bourgeoise que les objectifs immédiats du mouvement prolétarien. Soucieux de ne pas retomber dans le piège d’un socialisme utopique proposant les plans achevés de la société future indépendamment de l’état du mouvement réel, ils n’en ont pas moins souligné – comme Fourier et certains autres utopistes – la nécessité de s’attaquer à l’aliénation de la nature pour créer une société durable3. »

Bellamy Foster dégage trois grands fondements de ce qu’il revendique comme « l’écologie de Marx ». Le premier vient de loin. Il trouverait son origine dans l’intérêt et dans la thèse doctorale de 1841 (Marx a alors 23 ans) sur le matérialisme non déterministe et anti-téléologique d’Épicure, auquel il reproche cependant de rester un matérialisme contemplatif. De là viennent, contre la métaphysique cartésienne, sa sympathie envers Gassendi et son attention constante aux questions de la contingence, de l’événement, et de la liberté déterminée de l’agir.

Le second pivot de l’écologie de Marx résiderait dans l’importance que prend au fil de ses travaux (et notamment dans Le Capital), le concept de « métabolisme » (Stoffwechsel) emprunté à Julius Liebig, dont la Chimie agricole date de 1840 et la Chimie animale de 1842. Le métabolisme définit chez Marx le procès de travail comme procès d’échange organique entre l’homme et la nature. Les rapports capitalistes de production provoquent dans ce procès une rupture dont la scission entre ville et campagne est l’expression. Selon Tim Hayward4, la notion de métabolisme socioécologique chez Marx « saisit les aspects fondamentaux de l’existence humaine, intégrant les échanges matériels et énergétiques entre les êtres humains et leur environnement naturel. Ce métabolisme est régulé du côté de la nature par les lois naturelles qui gouvernent les différents processus physiques impliqués, et, du côté de la société, par les normes institutionnalisées qui gouvernent la division du travail, la répartition de richesse, etc. ». L’adoption de ce concept préparerait une assimilation des questions de l’énergie et ouvrirait ainsi la voie à l’écologie quantitative.

Dès son arrivée en Angleterre, en 1851, Marx s’est penché sur les études de James Anderson sur les lois sur le blé. Il s’est passionné pour celles de Liebig sur la deuxième révolution agraire (celle de la mécanisation et des fertilisants), qui annoncent la dégradation des sols et la déforestation sous le triple effet d’une demande de fertilité croissante, d’une quantification abstraite de la production, et d’une rationalisation ravageuse de l’économie marchande. Il en a acquis la conviction que la croissance liée à l’agriculture capitaliste intensive n’est pas « soutenable » – pour employer un terme actuel. L’introduction de Liebig à la réédition de 1862 renforça ce diagnostic. Le célèbre chimiste envisageait en effet ni plus ni moins que la ruine de l’agriculture. Il réclamait de toute urgence « une restauration des éléments constitutifs des sols ». Cette mise en alerte a exercé une influence évidente sur la rédaction en cours du livre I du Capital. Marx y rend hommage « à l’immortel mérite de Liebig » d’avoir su « saisir du point de vue de la science naturelle le côté négatif, c’est-à-dire destructeur, de l’agriculture moderne » : « La production capitaliste concentre la population dans de grands centres urbains avec une double conséquence. D’une part, elle concentre les forces historiques motrices de la société et d’autre part elle détraque l’interaction métabolique entre l’humanité et la terre ; elle empêche, autrement dit, le retour à la terre de ses éléments nutritifs constituants […]. Tout progrès dans l’agriculture capitaliste devient ainsi un progrès dans l’art, non seulement de dépouiller le travailleur, mais de spolier le sol ; tout progrès qui accroît la fertilité du sol pour une durée déterminée est aussi un progrès qui ruine ses sources à plus long terme. Ainsi, la production capitaliste ne développe la technique et ne contribue au procès social de production qu’en minant simultanément les sources originelles de toute richesse : le sol et le travailleur. » Tel est bien le résultat de « l’exploitation capitaliste » du sol, qui réduit la terre au statut de marchandise négociable et détraque le « procès régulateur » du métabolisme.

Enfin, le troisième pilier de « l’écologie de Marx » résiderait dans son ouverture à la problématique du développement durable. Car il ne conçoit pas la critique de l’économie politique – comme ce fut trop souvent le cas de la part de ses lecteurs pressés ou ignorants – du seul point de vue de la production (correspondant au livre I du Capital) mais bien du point de vue du plan général du Capital et notamment de la « reproduction d’ensemble » (qui fait l’objet du livre III). En effet, son analyse du « métabolisme détraqué » entre l’homme et son environnement conduit logiquement, affirme Bellamy Foster, à se préoccuper des conditions de développement soutenable (sustainable), et notamment de la question – soulignée par Engels dès La Situation de la classe ouvrière anglaise – du retour à la terre de ses éléments nutritifs, à commencer par les excréments et les déjections naturelles. Marx soulève ainsi le problème des conditions de reproduction requises par « la chaîne des générations humaines », qui exigent désormais un rapport conscient et rationnel à la terre, si l’on veut contrecarrer les dégâts causés par un usage aveugle de la technique soumise à une logique capitaliste de profit à courte vue. Le rôle que jouent aujourd’hui les grands semenciers comme Monsanto ou Novartis dans le développement des organismes génétiquement modifiés confirme ce diagnostic de manière éclatante.

La postérité immédiate de Marx n’ignorait pas cette part – ultérieurement obscurcie – de l’héritage. August Bebel s’inquiéta du gaspillage des excréments urbains, obligeant à importer et à transformer des quantités croissantes de fumier. Ces préoccupations sont également présentes dans l’étude classique de Karl Kautsky sur La Question agraire. Selon Bellamy Foster, ces questions auraient été refoulées du fait notamment d’un « tournant idéaliste » du « marxisme occidental ». En combattant à juste titre les interprétations positivistes ou matérialistes vulgaires de Marx, ce marxisme spéculatif, emporté par son élan, aurait aussi pris des distances avec les sources matérialistes de la critique de l’économie politique, contribuant ainsi involontairement à retarder la prise de conscience écologiste qu’elle aurait pu et dû inspirer.

Cette interrogation hante depuis longtemps le marxisme anglo-saxon. En 1978, Raymond Williams s’inquiétait du malaise régnant depuis un demi-siècle entre marxistes et sciences naturelles. Les orientations philosophiques et esthétiques de ce que Perry Anderson a appelé « le marxisme occidental » ont pu cependant contribuer à effacer les traces d’un éco-communisme naissant. Mais la rupture est surtout imputable à la réaction stalinienne et au productivisme bureaucratique des années trente, qui ont étouffé l’écologie soviétique naissante. Bien que relevant de démarches contraires, les deux phénomènes ont cependant pu se conjuguer de manière assez paradoxale.

Pour renouer le fil rompu d’une écologie critique, Bellamy Foster nous invite à redécouvrir un personnage qui aurait pu servir de trait d’union entre la proto-écologie de Marx et l’écologie contemporaine, s’il n’avait été tué à l’âge de 29 ans, en février 1937, en combattant en Espagne dans les rangs du bataillon britannique des Brigades internationales. Christopher Caudwell (de son vrai nom Christopher St John Sprigg) a en effet laissé avant sa mort des essais brillants : Illusions and Reality, Studies and Further Studies in Dying Culture, The Crisis in Physics, Romance and Reaction, tous publiés à titre posthume. Heredity and Development, le plus important aux yeux de Bellamy Foster, n’a été publié en anglais qu’en 1986. Caudwell y traite de la crise de la biologie et des rapports entre les organismes et leur environnement, s’efforçant d’éviter le scientisme positiviste sans tomber pour autant dans les travers du « marxisme occidental ». Il aurait ainsi frayé les voies d’une écologie dialectique dans la tradition britannique qui va de William Morris à Raymond Williams ou à Edward P. Thompson.

Le plaidoyer de Bellamy Foster en faveur d’une écologie de Marx est parfois unilatéral. Il relativise ainsi les contradictions bien présentes chez Marx lui-même, ses élans productivistes et ses enthousiasmes prométhéens. Il a cependant le mérite de rétablir une compréhension profonde de sa critique de l’économie politique, rappelant notamment sa polémique contre l’héritage de la « théologie naturelle » et de « l’économie pastorale », dont un certain romantisme écologique perpétue la mystique cachée. Il souligne surtout une cohérence trop souvent sous-estimée par les lecteurs pressés qui réduisent les remarques écologiques de Marx à des intuitions fortuites sans lien profond avec le noyau dur de sa théorie. Il nous invite ainsi à réfléchir aux fondements possibles d’une écologie matérialiste et dialectique.

Archives personnelles, publication et date inconnues, 2002 ou 2003
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. John Bellamy Foster, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000. Voir aussi Jonathan Hugues, Ecology and Historical Materialism, Cambridge University Press, 2000. Plus ancien, mais fondamental, Alfred Schmidt, Le Concept de nature chez Marx, Paris, Puf, 1994. Parmi les publications récentes, voir Capital contre nature, sous la direction de Jean-Marie Harribey, Paris, Puf, Actuel Marx, 2003, et la revue Contretemps n° 4, Critique de l’écologie politique, printemps 2002, Paris, Textuel, 2002.
  2. John Bellamy Foster, op. cit. p. 20.
  3. Ibid., p. 140.
  4. Tim Hayward, Ecological Thought, Cambridge, Polity, 1994, p. 116.

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