L’écologie, une science politique ?

L’écologie n’est pas soluble dans la marchandise

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Depuis un demi-siècle, la renaissance d’une écologie critique contribue à défaire la croyance en une fin rédemptrice de l’histoire où l’humanité, réconciliée avec elle-même, savourerait éternellement la plénitude du temps retrouvé. Les interrogations d’aujourd’hui éclairent celles d’hier et permettent de mieux comprendre la genèse d’une critique écologique de l’ordre établi. Pourtant le terme même d’écologie, forgé sur le modèle des disciplines scientifiques dans la seconde partie du XIXe siècle, demeure incertain. Il désigne tantôt une science du vivant, tantôt une éthique du rapport entre l’humanité et son environnement naturel, tantôt une nouvelle économie, tantôt enfin une politique d’aménagement ou de transformation du monde.

La condition écologique de l’espèce humaine

1. Marx conçoit les rapports de production à la fois comme rapports de l’humanité à la nature et comme rapports, médiés par le travail, des humains entre eux. Dans ses Manuscrits de 1844, la nature est conçue comme « le corps inorganique de l’homme ». Pourvu de forces naturelles vitales, l’être humain est, pareillement aux plantes et aux animaux, un être limité et dépendant. Cette dépendance irréductible envers sa détermination première s’exprime dans le besoin naturel, point de départ de tout système des besoins. La finitude humaine ne cesse de se rappeler à lui par l’expérience du manque. Cet être naturel est aussi un être naturel humain. En lui, la nature est surmontée sans être abolie. Non seulement le fétichisme de la marchandise transforme les rapports sociaux en choses, mais il dégrade aussi le naturel en « bestial » : les besoins compulsifs unilatéraux déterminés par le capital possèdent l’homme au lieu que ce soient lui qui les possède. Cette approche débouche sur la critique de l’économie politique en tant que champ de rationalité parcellaire. La capacité du corps humain à produire un surtravail renvoie en dernière analyse au « fait extra-économique » que l’homme n’a pas besoin de tout son temps pour produire les biens nécessaires à sa simple reproduction. Cette exubérance du travail vivant excède le strict calcul économique et fait éclater le corset étroit de la mesure marchande.

2. La notion de métabolisme ou d’échange organique, apparue dès les Manuscrits de 1844, renvoie à une logique du vivant irréductible à la causalité mécanique et annonce l’écologie naissante. Inspiré des travaux de Liebig sur la chimie organique, de la philosophie de la nature de Schelling, ou du matérialisme naturaliste, Marx considère l’échange organique entre l’homme et la nature par le biais du « feu vivant » du travail comme « le nœud stratégique de l’être social 1 ». Son approche s’oppose cependant à la tradition de la « théologie naturelle », comme au naturalisme romantique. La voie ouverte par les Manuscrits de 1844 et par les Thèses sur Feuerbach aboutit ainsi, dix ans plus tard, aux développements magistraux des Manuscrits de 1857-1858 sur la reproduction élargie du capital et la production de nouveaux besoins, d’où résulte la « recherche de nouvelles qualités utiles dans les choses ». Avec la production capitaliste proprement dite, « la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité, elle cesse d’être reconnue comme une puissance pour soi, et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n’apparaît que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production ».

3. Le tourbillon dans lequel production et circulation de marchandises s’entraînent mutuellement a donc pour conséquence « l’exploitation de la nature entière ». Le terme n’est pas fortuit. Sous le fouet du capital, se met en branle un procès de désacralisation de la nature qui, sous la forme aliénée du désenchantement, préfigure une sécularisation de l’existence humaine libérée de ses cauchemars mystiques. Emporté par cet enthousiasme prométhéen, Marx voit dans la socialisation intégrale des rapports humains une influence civilisatrice du capital. Il ne tombe cependant pas dans l’apologie aveugle du Progrès. La détermination des besoins par le travail aliéné et par la réification marchande en fait des besoins mutilés. Le progrès n’est pas condamné en tant que tel, c’est son caractère unilatéral et abstrait qui est visé, car tous les progrès résultant des découvertes de la science et de la technique qui enrichissent le capital et non le travailleur aboutissent à « augmenter la puissance objective qui règne sur le travail ». Tout progrès dans l’agriculture capitaliste tend ainsi à « spolier le sol », et tout progrès temporaire dans l’accroissement de la fertilité tend à « ruiner les sources de cette fertilité ». Plus généralement, la productivité du travail est « liée à des conditions naturelles dont le rendement diminue à mesure qu’elle augmente ; d’où un mouvement contradictoire entre les différentes sphères : ici progrès, là régression ». Apparaissent alors « des symptômes de décadence » qui dépassent les horreurs du Bas-Empire romain : « Des machines dotées de merveilleuses capacités de raccourcir et de rendre plus fécond le travail humain provoquent la faim et l’épuisement du travailleur. Les sources de richesse découvertes se transforment par un étrange maléfice en sources de privation. Les conquêtes de l’art paraissent acquises au prix des qualités morales […] Toutes nos inventions et nos progrès semblent doter les forces matérielles de vie intellectuelle, alors qu’ils réduisent la vie humaine à une force matérielle brute. »

4. Cette lucidité pré-écologique semble contredite par un optimisme anthropologique tenace. Tributaires de leur temps, Marx et Engels auraient répugné à admettre l’hypothèse de limites naturelles, écartant aussi bien les interrogations démographiques que les questions posées par la thermodynamique. S’ils reconnaissent les limites sociales que le capital se crée à lui-même, ils récusent l’argument des « limites naturelles » offrant un alibi apologétique à l’économie politique dominante et un prétexte pour prêcher l’ascétisme aux exploités et aux opprimés. Il serait vain d’opposer, à coups de citations choisies, un Marx ange vert à un Marx démon productiviste. Les deux coexistent et se chamaillent parfois, ne pouvant échapper à l’esprit de l’époque. La notion même d’écologie et son objet spécifique émergent peu à peu des travaux de Liebig sur la chimie organique, de Linné sur la morphologie des organismes, de Lyell sur la géologie, de Fraas sur la flore et le climat, de Darwin et de Wallace sur l’évolution. Le terme apparaît en 1866, au moment où Marx achève le livre I du Capital, sous la plume d’Ernst Haeckel. Quinze ans plus tard, le socialiste ukrainien Serge Podolinsky tente d’harmoniser la théorie du surtravail et les théories physiques en avançant l’hypothèse d’un rapport réciproque entre flux énergétiques et formes de société. Il s’oriente ainsi vers une interprétation énergétique de la productivité du travail, convaincu que le corps humain est un formidable convertisseur d’énergie, capable non seulement de transformer la chaleur en travail, mais de transformer le travail en forces physiques nécessaires à la satisfaction des besoins. Il évoque en conséquence l’idée de « bilans énergétiques ».

5. Considérant ces découvertes comme « très importantes », Engels en récuse les conséquences économiques : Podolinsky finit par faire fausse route « parce que, voulant trouver une preuve scientifique du socialisme, il a mêlé la physique à l’économie ». La défiance d’Engels vise les extrapolations religieuses suscitées par la théorie de l’entropie sur une mort thermique de l’univers rappelant le jugement dernier. Il y répond par un credo cosmologique sur l’éternité de la matière. Il viole ainsi sa propre recommandation de n’admettre la validité des connaissances scientifiques que relativement à leur champ spécifique d’application : la chimie ou la biologie sont « exclusivement géocentriques, prévues seulement pour la terre ». La seconde critique d’Engels vise la confusion entre science physique et critique sociale, la traduction abusive de l’économie dans le langage de la physique par un usage équivoque de la notion de « travail ». Il insiste au contraire sur la distinction entre détermination sociale et détermination naturelle, science sociale et science naturelle. Il reproche en somme à Podolinsky de confondre la notion physique de travail comme mesure du mouvement (héritée des travaux de Coriolis, Navier et Coulomb), avec son concept social. Contrairement à la mauvaise réputation qu’on lui a faite, Engels reste cependant parfaitement conscient des ambivalences du progrès : « Ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature […] Chaque progrès dans l’évolution organique est en même temps un recul du fait qu’en fixant une évolution unilatérale, il exclut la possibilité d’évolution dans bien d’autres directions […] Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère dans le mode de production actuel que le résultat le plus proche », au détriment de la durée et du long terme.

6. Par rapport aux pistes ouvertes par Marx et aux intuitions de Podolinsky, la contre-révolution bureaucratique des années trente en Union soviétique marque une rupture. Au lendemain de la révolution d’Octobre, les travaux de Vernadsky, Gause, Kasharov, Stanchisky développaient une perspective écologiste liée à « la transformation du mode de vie ». Dès 1933 cet effort était brisé. L’euphorie productiviste de la collectivisation forcée, les entreprises pharaoniques de l’industrialisation accélérée, la frénésie stakhanoviste et l’urbanisation brutale étaient incompatibles avec les inquiétudes d’une écologie critique. Contrairement à la théorie stalinienne de « construction du socialisme dans un seul pays », un éco-socialisme aurait conduit à penser le développement de l’économie soviétique dans les contraintes de son environnement mondial. Elle aurait aussi exigé des procédures démocratiques entre des choix de croissance en contradiction absolue avec la confiscation bureaucratique du pouvoir.

L’écologie, une nouvelle économie ?

7. Apparue pendant la Deuxième Guerre mondiale, la notion d’écosystème inaugurait l’ère de l’écologie moderne en soulignant le lien entre la mondialisation de l’économie et la prise de conscience d’une écologie-monde. Il devient aujourd’hui clair que le modèle de croissance et de consommation des pays les plus riches n’est pas généralisable à la planète entière. Quand les temporalités sociales de l’histoire humaine régie par l’accumulation du capital se détachent de la temporalité des cycles de reproduction naturelle, la crise écologique devient inévitable. Les dommages infligés aux conditions écosystémiques atteignent des seuils d’irréversibilité. Les conflits entre la logique économique (du capital) et la logique écologique renvoient au divorce entre ces temporalités : celle rythmée par les cycles du capital et celle du stockage et du déstockage d’énergie. Le capital vit au jour le jour, dans l’insouciance du lendemain. Seule une bureaucratie despotique est capable de rivaliser avec sa gestion à courte vue. L’économie marchande constitue en effet une bulle de rationalité partielle fonctionnant au détriment de la rationalité élargie de la biosphère. Le mode de production et de consommation est en cause. Crises sociales et écologiques sont étroitement imbriquées. L’écologie a ses raisons, que la déraison du capital ignore. On ne saurait donc confier le soin écologique de la planète aux mécanismes de la régulation marchande, fût-ce d’un « marché vert ». La critique de l’écologie politique exige au contraire une révision radicale des rapports réciproques entre nature et société, entre science et politique. Quelle histoire faisons-nous ? Quelle planification des ressources et des projets est-elle compatible avec un développement durable ? Quelle est la procédure démocratique capable de briser les lois aveugles du marché pour en décider ?

8. Entre la logique marchande, pour laquelle le temps de travail est l’étalon de toute chose, et le rapport social aux conditions naturelles de reproduction dans le temps et dans l’espace, il n’y a pas de commune mesure. Le langage de la biosphère n’est pas traduisible en langage monétaire de marché. La perception de l’économie marchande comme système clos implique en effet une scission entre facteurs internes et facteurs externes. Les « externalités » sont alors traitées comme des défaillances ou des anomalies par rapport à un idéal de concurrence parfaite.

Les tentatives d’internalisation se contentent de prendre en compte des nuisances évaluées selon des critères marchands, plutôt que les dégâts durables infligés à la biosphère sur une échelle temporelle de longue durée.

Contre les tentatives d’économie sociale ou morale, la rationalité concurrentielle et la maximisation du profit poussent constamment les entrepreneurs privés à externaliser les coûts et à internaliser les bénéfices. Or la définition extra-économique d’une norme environnementale relève non d’un arbitrage marchand mais d’un arbitrage politique capable d’intégrer le long terme à ses choix.

L’incommensurabilité entre valeurs marchandes et valeurs écologiques témoigne des limites historiques du mode de production capitaliste. C’est ce que Marx entrevoyait dans ses Manuscrits de 1857-1858, lorsqu’il prévoyait que la réduction du travail à une pure abstraction quantitative et l’intégration croissante du travail intellectuel à la production finiraient par faire du « vol du temps de travail d’autrui », sur lequel repose la richesse actuelle, « une base misérable » nuisible au développement humain possible. La mesure en temps de travail deviendrait incapable de mesurer les forces sociales gigantesques créées. Cette mal-mesure du monde et sa base « misérable » porte en elle le dérèglement généralisé des rapports sociaux comme des rapports entre la société et les conditions naturelles de sa reproduction.

L’écologie, une éthique de la nature ?

9. On ne peut éviter la question du lien entre le rapport prédateur à la nature et le rapport social d’exploitation. S’agit-il de phénomènes étrangers l’un à l’autre, rapprochés au prix d’une analogie illégitime ? Sont-ils au contraire étroitement imbriqués ? L’histoire des sciences et des techniques, de l’industrialisation et de l’urbanisation capitalistes, plaide pour la seconde hypothèse. De même que l’exploitation du travail salarié par le capital fait de la force de travail une pure marchandise ou un pur facteur de production, de même l’exploitation effrénée d’une nature offerte gratis, fait de cette dernière un « pur objet pour l’homme » et « une pure affaire d’utilité ». Une nouvelle dialectique des temps sociaux appelle pourtant un dialogue entre la politique, conçue comme un art du présent, et l’éthique, conçue comme une « messagère du futur » dans le présent. Il ne s’agit pas seulement, désormais, de prévenir les dommages irréparables que nous pouvons infliger à notre niche écologique, mais de déterminer l’humanité que nous entendons devenir.

10. Alors que les doctrines religieuses du salut ont longtemps recommandé le sacrifice du présent aux promesses du futur, l’hédonisme marchand et l’appétit consumériste sacrifient l’avenir au présent sous prétexte de tirer des traites sur un progrès infini. À ce carpe diem écologiquement suicidaire, Hans Jonas a opposé un principe de responsabilité qui serait « le complément moral de la constitution ontologique de notre être temporel ». Il en déduit une « heuristique de la peur », anticipation pratique de la menace que fait peser sur l’espèce humaine la fuite en avant productiviste. Il s’agirait ni plus ni moins que de « préserver pour l’homme l’intégrité de son monde et de son essence contre les abus de son pouvoir ». Car l’obligation d’exister est, pour l’humanité, « inconditionnelle ». La conscience du péril ne provoquerait pas une panique pathologique, mais une « peur spirituelle », liée à la capacité de se laisser affecter par le salut ou par le malheur des générations futures. Cette responsabilité envers les descendants et les héritiers généraliserait le modèle que constitue la responsabilité éducative des parents envers les enfants. Ce souci des lendemains lointains conduit Jonas à s’opposer au « style révolutionnaire », tenté de jouer son va-tout sur l’incertitude de l’événement et sur l’opposition d’alternatives simples. La responsabilité obéirait au contraire à la prudence requise par une « prophétie du malheur », incorporant à ses prévisions « l’avenir le plus lointain » et « la planète entière ». Car les choix d’aujourd’hui revêtent une « portée causale incomparable » devant laquelle le savoir prévisionnel devient impuissant.

11. La question se pose alors de savoir quelle force doit représenter l’avenir dans le présent. Posant le primat du futur sur le présent et de l’éthique sur la politique, Jonas définit le devoir à partir d’une doctrine ontologique de l’être, et non d’une théorie sociale du faire. Son nouvel impératif catégorique s’énonce au nom de l’universalité inconditionnelle de l’être : « Agis de façon que les effets de son action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Mais qui décide des critères profanes de cette authenticité revenant subrepticement au présupposé d’une nature humaine originelle qu’il s’agirait de restaurer ou de retrouver ? Flirtant avec le jargon heideggerien de l’authenticité, Jonas n’échappe pas à l’alternative radicale entre une ontologie normative et la détermination historique de valeurs immanentes au rapport social. Les « paris de l’agir » ne se résolvent pas, selon lui, dans l’incertitude de l’engagement politique. Ils sont sous garantie de « l’impératif ontologique, selon lequel l’idée de l’homme interdit définitivement de jouer son va-tout avec l’humanité ; car l’idée de l’homme qui doit advenir ne saurait être conçue par l’homme tel qu’il est », et il serait illusoire de prétendre « redresser la pensée et le vouloir ». Le principe de responsabilité se définit donc clairement, contre le principe espérance, comme une éthique anti-utopique.

12. Il s’agirait donc de reconsidérer, dans les conditions nouvelles de la science et de la technique, le contrôle du pouvoir sur le pouvoir, de la maîtrise sur la maîtrise, de l’expertise sur l’expertise. Faute d’envisager la question sous l’angle de la lutte des classes et de miser sur la compétence démocratique des incompétents, Jonas est tenté de recourir à une élite éclairée, « responsable pour nous ». Il ne s’agit pas là d’un simple dérapage fortuit, mais d’un développement logique par lequel le principe de responsabilité se mue en principe d’autorité (parentale), où l’élitisme autoritaire du moraliste et du savant prend le relais du paternalisme éducatif. Il en résulte diverses tentations qui hantent bel et bien l’écologie morale. Une tentation religieuse d’abord, car, « sans recours à la religion », il n’est pas facile, admet Jonas, de fonder en raison l’impératif de choisir les générations futures ; l’heuristique modérée de la peur exigerait en effet une ferveur inconcevable sans « un nouveau mouvement religieux de masse ». Une tentation despotique ensuite, fondée sur le recours à l’autorité compétente « puisque seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir ». Une tentation consolatrice enfin, minimisant les misères immédiates pour mieux exercer l’éthique de responsabilité à l’abri des sommations conflictuelles du jour : l’heuristique de la peur justifie alors la résignation aux misères du présent comme à un moindre mal, et contribue à dépolitiser l’écologie en fétichisant une « écologie pure ».

13. L’éthique écologique de Jonas finit ainsi par flirter avec le fondamentalisme de « l’écologie profonde ». Au nom d’une obligation inconditionnelle envers un avenir ventriloque (s’exprimant par la voie des prêtres et des savants), il rend le présent indécidable et cherche refuge dans une transcendance dont le rejet constituerait à ses yeux « l’erreur la plus colossale de l’histoire ».

À la différence du nouvel impératif catégorique de Jonas, une éthique de l’écologie (ou une écologie éthique) ne peut être qu’une éthique immanente et dialogique, inscrite dans la tension entre l’avenir et le présent, entre l’humanité à-venir et l’humanité présente. La responsabilité politique du choix ne saurait alors disparaître au profit des verdicts de la science ou de quelque fétiche divinisé, fût-il celui de la nature ou de l’espèce, détachés de leurs conditions sociales et historiques d’existence. Il faut défendre la biodiversité ? Certes. Mais pourquoi, au juste ? Par préférence esthétique pour la différence par rapport à l’uniformité ? Par respect du vivant sacralisé sous toutes ses formes ? Ce respect absolu devrait-il s’appliquer seulement au règne animal ou s’étendre au règne végétal ? Où commence et où finit la vie dans un écosystème ? Ces questions révèlent les dérives possibles d’un fondamentalisme vert mêlant imprudemment critères philosophiques, religieux, esthétiques et sociaux.

14. La disparition des dinosaures a peut-être été l’une des conditions de développement de l’espèce humaine. Imaginons un dinosaure écologiste partisan de la biodiversité de son temps, du statu quo de son univers, et de la survie de sa propre espèce : il aurait tout fait pour empêcher les modifications qui ont rendu possible l’émergence de l’Homme. Il aurait ainsi privé le monde de notre improbable bizarrerie.

L’acharnement à préserver les conditions de reproduction de l’espèce terriblement prédatrice que nous sommes empêche peut-être à son tour l’émergence de formes inédites du vivant. N’accordant à l’espèce humaine aucun privilège, une écologie naturaliste radicale devrait être logiquement indifférente aux arguments qui privilégient la survie de l’espèce et la solidarité intergénérationnelle. Elle devrait même redouter l’intervention de l’artefact humain, susceptible de fausser la régulation naturelle dont participent aussi les catastrophes et les épidémies.

Ce paradoxe n’est qu’apparent. C’est en effet en référence à notre modeste échelle humaine et à sa temporalité historique limitée qu’intervient le seul argument rationnel convaincant en faveur d’une préservation de la biodiversité existante contre les dangers d’une évolution aux conséquences imprévisibles. Car la diversité elle-même a une histoire. Pourquoi se priver des surprises de l’évolution, si ce n’est précisément parce que l’espèce humaine est la nôtre et que nous y tenons égoïstement ?

Le principe de précaution contre ses risques d’extinction relève donc d’un argument anthropocentrique accordant un statut privilégié à notre humble engeance. L’écologie sociale est donc nécessairement une écologie humaniste profane. Sans nulle nostalgie du sacré, elle relève simplement d’une éthique spinozienne et affirme le droit de l’espèce à persévérer légitimement dans son être. Le naturalisme radical est autrement suspect de relents polythéistes et de fantasmagories païennes.

15. Il y a bien opposition entre une écologique politique et humaniste et une écologie naturaliste et anti-humaniste. Le partage se fait notamment sur le fait de savoir si l’être humain peut être considéré comme une composante précieuse de la biodiversité ou s’il n’est qu’une espèce parmi d’autres dont le sort nous indiffère. En nous efforçant de préserver notre niche spatio-temporelle, nous répondons à la question. À l’échelle humaine, cette réponse noue étroitement la crise écologique à la crise sociale. Seule une écologie humaniste peut en effet échapper à l’effet démobilisateur d’une écologie apocalyptique. Face aux désastres écologiques annoncés, c’est par l’expérience du lien concret entre lutte sociale et écologie critique que peuvent être mobilisées et réunies les forces nécessaires et conjurés les périls qui nous menacent.

L’écologie, une science politique ?

16. L’écologie est-elle une science, une politique, une science politique ? Le jeu des définitions est risqué. Pour Alain Lipietz, l’écologie scientifique mettrait en « évidence les limites de l’activité de transformation du monde par les êtres humains ». L’écologie politique se nourrirait de cette science pour critiquer le culte de la productivité. Le terme d’écologie désignerait donc à la fois « une science sociale et un mouvement social 2 ». Cette prétention à fonder une politique sur l’autorité de l’expertise scientifique a des antécédents inquiétants. La science y court le risque de subordonner aux aléas de la politique et la politique d’éluder ses responsabilités au nom du verdict scientifique. Jean-Paul Deléage souligne au contraire que l’écologie politique ne peut tirer son fondement de la science, fût-elle écologique. Contre les confusions et les prétentions de l’écologie à dicter scientifiquement une politique, il s’agirait donc d’entreprendre ce qui fut fait naguère pour l’économie : une critique de l’écologie politique dans la perspective d’une politique écologique.

17. En 1993, Alain Lipietz proclamait péremptoirement l’avènement d’un « nouveau paradigme » détrônant celui, dominant dans la critique sociale, de la lutte des classes et du socialisme : « le paradigme vert, en tant qu’il englobe les aspirations émancipatrices du mouvement ouvrier et les élargit à l’ensemble des relations entre humains et entre eux et la nature ».

Le primat du paradigme vert justifierait bien évidemment la prétention politique des Verts au « rôle futur de direction culturelle » de la société. Revient ainsi par la fenêtre, l’idée d’une avant-garde éclairée et autoproclamée (au nom de la compétence scientifique !), que l’on prétend avoir chassée par la porte. Lipietz a prolongé depuis sa démarche, se demandant si l’écologie politique définit un « faisceau de valeur » distinct de celui des libéraux, des socialistes, des communistes, et si elle est capable d’apporter des réponses nouvelles aux questions qui se posent à l’ensemble de la société ? Sa réponse est catégoriquement : oui ! Le noyau programmatique déduit du nouveau paradigme reposerait sur deux piliers : l’antiproductivisme et l’anti-étatisme. À première vue de bon aloi, ces deux « anti » se révèlent à l’examen aussi problématiques l’un que l’autre. Si l’on connaît les dégâts du productivisme bureaucratique à Tchernobyl ou sur la mer d’Aral, le productivisme réellement dominant aujourd’hui est organiquement lié à la logique intime de l’accumulation du capital.

L’antiproductivisme de notre temps est anticapitaliste ou n’est pas. Le paradigme écologique apparaît ainsi inséparable du paradigme social déterminé par les rapports de productions existants. Quant à l’anti-étatisme, pas plus que l’antiproductivisme, il ne suffit à fonder une nouvelle politique. Car il y a bien des façons de s’opposer à l’étatisme et à son centralisme bureaucratique : du non-État des libertaires à l’État light des libéraux, en passant par la perspective du dépérissement de l’État et de la socialisation de ses fonctions – ce qui requiert une augmentation de la productivité, une réduction du temps de travail contraint, une transformation de la division du travail… donc un certain développement des forces productives !

18. Dans la mesure où elle intègre de nouvelles connaissances scientifiques, prend en compte de nouvelles temporalités sociales, introduit une problématique des seuils et des limites, l’écologie critique ne peut se permettre de recourir au joker commode de l’abondance, qui permettrait de ne pas avoir à arbitrer et à choisir sous prétexte que tout, demain sans doute, après-demain au plus tard, deviendrait possible et compatible. Ce serait la fin de la politique. Si tant est qu’elles puissent être transgressées un jour, les limites restent pour longtemps encore notre lot. Et la politique reste un art des limites, l’art de s’y plier pour mieux les repousser. Il n’y a plus alors d’écologie politique unique, déductible d’une science infaillible, mais des écologies politiques : une écologie fondamentaliste des profondeurs, prête à sacrifier l’humanité à la théologie naturelle ; une écologie dogmatique et despotique, assise sur des certitudes scientifiques discutables ; une écologie réformiste et politicienne, vouée au lobbying institutionnel ; une écologie critique et radicale, encore balbutiante. Cette écologie subversive, populaire et militante, irriguant l’ensemble des mouvements sociaux, syndicaux et associatifs, ne pourra se développer sans surmonter les indéfinitions théoriques de l’écologie actuelle, permettant de faire l’impasse sur les questions de propriété et de planification, essentielles lorsqu’il s’agit de gestion durable des ressources naturelles, de production et d’aménagement de l’espace, de politique des transports ou de la ville. Un développement durable et maîtrisé passe en effet par le renversement de la dictature des marchés et par la subordination de la logique économique à l’impératif écosocial.

Contretemps n° 4, mai 2002
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. André Tosel, « Philosophie de la praxis et ontologie de l’être social », Idéologie, symbolique, ontologie, Paris, CNRS, 1987.
  2. Alain Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ?, Paris, La Découverte, 1999.

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