Les Dépossédés nous introduit à l’article de Marx « Débats sur la loi relative au vol de bois » paru dans La Gazette rhénane (Rheinische Zeitung) entre le 25 octobre et le 3novembre 1842. Dans cet article où il s’attarde particulièrement sur l’enjeu du vol de bois, Marx passe de la critique philosophique à celle de l’économie politique et des questions sociales.
Dans le contexte d’accroissement du paupérisme rural de l’époque, l’enjeu du vol de bois soulevait la question de la légitimité de l’appropriation « illégale » des produits forestiers en général et de la collecte de bois mort en particulier. L’analyse de Marx visait à souligner l’opposition des droits coutumiers de la paysannerie aux droits de propriété des propriétaires fonciers, une véritable « guerre sociale des propriétés » entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas.
Dans le Capital, Marx analyse le mouvement des enclosures dans les campagnes anglaises, lequel marqua « l’appropriation des terres communales par les grands propriétaires fonciers1 » et attesta la transformation des rapports de propriété. L’histoire de la « transition » du féodalisme au capitalisme impliqua ainsi la suppression de la propriété conditionnelle féodale, la déchéance de la petite paysannerie libre, la généralisation de la propriété privée capitaliste du sol et des moyens de production. Le corollaire d’un tel mouvement fut la séparation radicale du travailleur immédiat de ses moyens de subsistance de même que la formation d’une classe de salariés forcés à vendre leur force de travail. En bref, la transition impliqua la « séparation du travail libre d’avec les conditions objectives de sa réalisation2 ».
Louis-Philippe Lavallée
Première partie :
Les dépossédés
Louis-Philippe Lavallée : À la lecture de votre livre, la « globalisation » capitaliste apparaît comme un mouvement d’expropriation, de privatisation et de marchandisation du monde. Vous reprenez de David Harvey la formule « d’accumulation par dépossession » pour caractériser les procédés d’accumulation primitive des politiques néolibérales. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce concept ?
Daniel Bensaïd : L’accumulation par dépossession correspond en quelque sorte à une accumulation originaire par expropriation, ou si vous voulez à l’accumulation primitive dans le chapitre du Capital où Marx traite du mouvement des enclosures. Les traductions varient : accumulation primitive, originaire, par dépossession. Le trait marquant, c’est qu’il s’agit bel et bien d’une expropriation forcée d’une propriété collective ou de biens communs, théorisée sous la forme du jus nullius quand il a été question de légitimer les « prises de terres » coloniales. La formule permet d’établir la distinction entre l’expropriation fondatrice et l’accumulation capitaliste fondée sur l’exploitation et la reproduction d’ensemble du capital telle qu’elle est exposée aux livres II et III du Capital. Elle semble particulièrement fonctionnelle aujourd’hui dans la mesure où on assiste à une expropriation et à une privatisation massive de biens communs, de la terre bien sûr, mais aussi de la ville (voir encore Harvey) comme réponse à l’essoufflement de la rentabilité du capital. C’est ce qui rend la suppression des droits coutumiers au XIXe siècle, évoquée par Marx à propos du vol de bois ou par Polanyi à propos de Speenhamland aussi intéressante pour penser le présent.
L.-P.L. : N’est-ce pas ce même procès d’expropriation qui est illustré en ce début de XXIe siècle par la domination mondiale de l’agrobusiness et la dépossession des paysans des pays dits « en voie de développement » ?
D.B. : Bien sûr. Mais cette notion de dépossession devrait être élargie aujourd’hui, au-delà de la question, toujours aussi cruciale, de la terre, à tout ce qui peut être considéré comme bien commun : l’eau comme bien inappropriable, la ville comme espace public, mais aussi les productions du savoir socialisé soumis de plus en plus au brevetage, le vivant (brevetage de molécules naturelles, de séquences géniques, etc.).
L.-P.L. : Dans Les Dépossédés, vous soulevez les conséquences et les limites écologiques de la marchandisation, tous azimuts des ressources les plus élémentaires à la survie humaine. Pour reprendre vos termes, « l’extension de la marchandisation du monde au savoir et au vivant pose avec une acuité nouvelle la question du bien public et du bien commun de l’humanité ». Comment envisagez-vous les luttes anticapitalistes dans un contexte où la protection de la propriété privée prime sur la protection de la vie humaine, le droit à l’existence ?
D.B. : La question est centrale, car la marchandisation aboutit à donner une commune mesure à l’incommensurable et à attribuer une valeur monétaire à ce qui n’a pas de prix. Ainsi, la commission européenne mandate un directeur de banque, Pavan Sukhdev, pour évaluer le prix de la biodiversité ou du changement climatique, autrement dit pour ramener des processus naturels séculaires à la mesure marchande immédiate fondée sur la loi de la valeur. Cette logique est génératrice de dégâts écologiques et sociaux, et d’irrationalité croissante.
Au-delà de la crise économique et financière, c’est ce qui fait de la crise actuelle une crise systémique, la première sans doute de la société salariale. Les luttes dont vous parlez, elles existent déjà, de manière inégale, avec les mouvements de paysans sans terre, les luttes pour le logement, les mouvements sur les logiciels libres. Mais le problème, c’est le fardeau des désillusions et des échecs du siècle passé qui nous enferme dans le moment du négatif. La gestion bureaucratique a discrédité d’une certaine manière la propriété sociale en l’identifiant à un étatisme envahissant. C’est pourquoi il est important de repartir d’une pédagogie du service public pour reconstruire une perspective de domaine public dans la double dimension économique et politique. Car là où l’espace public est privatisé, la démocratie est nécessairement étouffée.
L.-P.L. : « La privatisation ne vise plus seulement les ressources naturelles ou les produits du travail. Elle convoite de plus en plus les connaissances et les savoirs. » Croyez-vous qu’on puisse s’inspirer de l’éthique politique et du régime de propriété institués par le mouvement du Libre (GNU/Linux) afin de promouvoir et mettre en pratique un idéal de « bien commun » en rupture avec l’imaginaire capitaliste dominé par le fétichisme de la marchandise et l’individualisme possessif ?
D.B. : Oui. Car il faut aller jusqu’au bout. La démarchandisation, cela devrait signifier concrètement l’extension des domaines de gratuité, non seulement à des services (éducation, santé), propriété intellectuelle, mais aussi à des biens de première nécessité, alimentaires notamment. Ce qui signifierait une révolution des mentalités : en finir avec la malédiction biblique de devoir gagner son pain à la sueur de son front. Étant donné les rapports de forces sociaux et politiques actuels dans le monde, nous n’en sommes évidemment pas là, mais au début d’une reconstruction. Ce sera long. Mais quand on se met en marche, il est utile d’avoir une idée du but, même si le chemin peut varier en route. Et le corollaire de la gratuité, c’est une extension de la socialisation du revenu, dont la protection sociale par répartition est une ébauche, mais qui devrait être étendu s’il se vérifie que la rapide évolution des connaissances et des techniques tend à faire de tous et toutes des intermittents du travail. Aujourd’hui, nous en sommes seulement à défendre des acquis menacés en essayant de reformuler ce que pourraient être des services et des biens publics fonctionnant autrement que des administrations bureaucratiques.
L.-P.L. : Vous montrez que l’appropriation privative du monde s’accompagne de dispositifs disciplinaires qui constituent de nouvelles « lois sur les pauvres ». Vous dénoncez ainsi que sous couvert de la « sécurité » et de la « lutte au terrorisme », on assisterait à une criminalisation de la résistance aux politiques néolibérales et aux prédations du capitalisme ?
D.B. : C’est tout à fait logique. Là où le bien commun recule, où l’espace public dépérit, l’État pénal vient en force. Ce que j’ai essayé de dire dans Éloge de la politique profane, c’est que ce phénomène s’inscrit dans une grande transition où le paradigme politique classique, avec les catégories héritées des XVIIe et XVIIIe siècles (peuples, nations, souveraineté, droit interétatique) s’épuise sans être encore remplacé. Dans cet entre-deux incertain, tend à s’installer un état d’exception ordinaire ou rampant, et pas si rampant que ça quand les États-Unis officialisent leur doctrine de la guerre préventive. À plus modeste échelle, la peine de rétention de sûreté, la multiplication des fichages, la détection de la prédélinquante dès la petite enfance, l’emprisonnement des mineurs, les lois antiterroristes, etc., ce sont la contrepartie nécessaire du marché libre et non faussé, de l’individualisme possessif et concurrentiel.
Deuxième partie :
Nos vies valent plus que leurs profits :
« Debout les dépossédés du monde ! »
L.-P.L. : Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx affirmait que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». Sous forme de slogan, la Ligue communiste révolutionnaire lance aujourd’hui un appel : « Pour changer le monde, luttons, prenons parti ! Pour un nouveau parti anticapitaliste ». Comment concevez-vous le rôle des intellectuels et des partis politiques dans le cadre d’un projet révolutionnaire ?
D.B. : Vaste question. Le rôle des partis politiques, c’est pour moi une question cruciale. On en connaît les dangers : professionnalisation de la politique, clientélisme, bureaucratisation, etc. Mais le phénomène bureaucratique n’est pas spécifiquement lié à « la forme parti », mais plus généralement à la division sociale du travail dans des sociétés modernes complexes. De sorte que les partis, cela dépend de leur conception, peuvent être le moins mauvais moyen de résistance collective aux puissances de l’argent et des médias qui sont souvent en partie au moins les mêmes. Et pour les intellectuels, être non pas un intellectuel engagé, mais un engagé (militant) intellectuel, c’est à mes yeux un principe élémentaire de responsabilité et de réalité. C’est être confronté en permanence aux conséquences pratiques de ses idées et être rappelé en permanence à la responsabilité de ses actes. Dans une société très individualiste où les médias flatteurs peuvent faire croire à tout un chacun qu’il est génial tout seul et qu’il a réinventé l’eau chaude, ce rappel à l’intellectuel collectif et à la modestie est nécessaire : que chacun apporte sa part d’expérience et de compétence sans avoir l’illusion de la maîtrise et du surplomb.
L.-P.L. : On peut lire à l’entrée du portail de la Ligue communiste révolutionnaire : « Donnons-nous un parti qui s’approprie l’expérience des luttes : d’hier et d’aujourd’hui, ouvrières, altermondialistes, internationalistes, écologistes, féministes, antiracistes. Un parti luttant contre l’exploitation, contre toutes les oppressions, les discriminations et pour l’émancipation humaine, individuelle et collective. Construisons un parti internationaliste qui refuse la politique de pillage des pays du Sud et la logique guerrière de la France, de l’Union européenne et des États-Unis. Un parti indépendant, qui à l’inverse notamment du Parti socialiste, refuse de cogérer ce système. Un parti en rupture avec le capitalisme et les institutions de la classe dominante […]. » Quelle importance accordez-vous à « l’intersectionnalité » (oppression liée au genre, à l’ethnie, l’orientation sexuelle) dans l’effort de théorisation et dans la pratique anticapitaliste ?
D.B. : Je crois que c’est un acquis important par rapport au socialisme que de s’être débarrassé de l’idée d’une société homogène, La Grande Société, qui est une forme fétichisée au même titre que la Science, l’Histoire, ou l’Art majuscule. Toute société est faite de rapports sociaux multiples et croisés, de champs (Bourdieu), de pouvoirs (Foucault), irréductibles à une contradiction unique. Et cela renvoie à une prise de conscience de la discordance des temps : le pluralisme social et politique fait écho à la pluralité des temps sociaux (des temps économique, écologique, politique, juridique, qui ne sont pas synchrones). D’où l’autonomie relative des différentes contradictions et des mouvements qui en résultent. Le problème devient alors l’inverse : sur quoi fonder l’unification ou la convergence de cette pluralité ? L’hypothèse, c’est que le grand unificateur c’est le capital lui-même. Non que le renversement du capitalisme résoudrait du même coup, automatiquement, l’oppression des femmes ou la question écologique. Mais à un moment donné, les formes de l’oppression ou de l’exploitation de la nature sont surdéterminées par le mode de production, de sorte que des mouvements divers peuvent se retrouver dans les forums sociaux parce qu’ils se découvrent un ennemi commun au présent, sans pour autant renoncer à leurs rythmes propres et à leurs revendications spécifiques.
L.-P.L. : Marx termine Le Capital sur l’expropriation des expropriateurs. Pour les dépossédés, l’enjeu ne réside-t-il pas dans la réappropriation des moyens de production ? À cet égard, comment concevez-vous un mouvement tel l’économie sociale ?
D.B. : Le problème, c’est ce qu’on entend par économie sociale. Ce qui est souvent proposé sous ce nom alléchant se limite à un complément ou une béquille du marché, un « tiers secteur ». Il faut savoir ce qui prévaut dans l’organisation des rapports sociaux, des choix économiques et écologiques, le marché ou la démocratie autogestionnaire. Et il faut être clair : un autre partage des richesses est inconcevable sans un contrôle de la production elle-même, sans une transformation radicale de l’organisation du travail, sans une réduction drastique du temps de travail contraint, etc. Donc, sans expropriation des expropriateurs. Encore faut-il préciser qu’il s’agit de l’expropriation des moyens de production, d’échange, de communication, et non des biens d’usage immédiat, tant la propagande libérale a semé sur ce point la confusion.
Paru sur le site Le Panoptique : www.lepanoptique.com
8 mars 2009
www.danielbensaid.org
Documents joints
- Daniel Bensaïd, Les Dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Montréal : Lux Éditeur, 2008, p. 39.
- Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse ), tome I, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 411.