Le néosocialisme se trouve désormais en première ligne, sans alibi ni faux-fuyant En guise d’habits neufs, il apparaît en guenilles idéologiques, fort surtout du manque de cohésion de ses adversaires.
Le voilà, le voici ! Il arrive, il est là. Le beaujolais nouveau ? Non : le nouveau centre, le nouveau Labour, le socialisme nouveau ! Après les élections allemandes, la social-démocratie et ses alliés gouvernent treize des quinze pays de l’Union européenne. La Banque centrale aura dès l’an prochain, en la personne de Wim Duisenberg, un président social-démocrate. Le néosocialisme se trouve désormais en première ligne, sans alibi ni faux-fuyant pour justifier un éventuel échec sur la question du chômage. C’est là qu’il est attendu et qu’il sera jugé.
Après les années de conversion au social-libéralisme, la rumeur prophétise le retour à un réformisme plus classique. 30 % à 40 % de l’économie mondiale sont déjà en récession. La question n’est plus de savoir si la crise atteindra l’Europe, mais quand, avec quelle ampleur, et pour combien de temps ? Et si les interventions préventives du Fonds monétaire international ou des pays riches peuvent éviter qu’elle ne dérape dans une dépression durable.
Une concurrence renforcée entre entreprises, entre pays, entre ensembles régionaux, peut provoquer un sauve-qui-peut, avec comme objectif prioritaire de sortir en tête de l’épreuve. Président de l’organisation patronale italienne, Giorgio Fossa résume l’équation à sa manière : l’augmentation de l’emploi « dépend de l’usage de plusieurs leviers : les taux d’intérêt, les impôts, le coût du travail, la flexibilité ». En clair, pour le capital, la priorité reste la compétitivité, l’abaissement des coûts du travail, la baisse des impôts, la flexibilité tous azimuts, le détournement du salaire indirect vers les fonds de pension.
Le FMI vient d’exhorter les gourvernants européens à renforcer leur discipline budgétaire. Pour Jean-Claude Trichet, « ce qui est important », c’est de savoir si le Pacte de stabilité sera respecté. Dominique Strauss-Kahn a déjà répondu positivement. Il s’est prononcé, à Londres, pour la poursuite des « ajustements nécessaires des finances publiques ». Quant à Gerhard Schröder, il s’est engagé, dans son discours d’investiture devant le Bundestag, à une réduction des impôts et des dépenses publiques. Il y a déjà un certain temps que les Bourses européennes ne s’inquiètent plus des succès électoraux de la gauche du centre. Elles ont même tendance à les saluer par des flambées jubilatoires.
Pour relancer la croissance et faire reculer le chômage, il faudrait entreprendre une réforme fiscale radicale, relever les minima sociaux, ouvrir des programmes de travaux et services publics créateurs d’emplois. Mais la logique du profit impose un étranglement des investissements publics, une pression maintenue sur les salaires, un démantèlement des « rigidités du marché du travail », par conséquent une compression de la demande intérieure au moment où l’avenir des exportations est des plus incertains. Entre les deux, la marge n’est pas nulle, mais elle est fort étroite. À ce jeu-là, il n’y aura pas, dans les mois et les années à venir, de recul significatif du chômage et de l’exclusion.
Plutôt que de spéculer sur le renouvellement de la garde-robe social-démocrate, il faut prendre la mesure de la mue social-libérale des années quatre-vingt.
Du « renouveau » doctrinal, d’abord. Entre les excès marchands d’un libéralisme sauvage et les pesanteurs bureaucratiques d’un réformisme étatique, la formule de « la troisième voie » résume l’idéologie officielle du blairisme. Elle célèbre les adieux du New Labour à l’État providence, à la propriété publique, au rapport salarial fondé sur les conventions collectives, le droit du travail et l’indexation des salaires, à la protection sociale fondée sur la solidarité et la répartition. Le « nouveau centre », cher à Gerhard Schröder, n’est qu’une variante rhénane de ce programme.
De la mutation sociale, ensuite. Les liens des partis sociaux-démocrates avec le mouvement social et syndical se sont affaiblis et distendus. Leur rapport aux élites administratives et aux milieux d’affaires s’est renforcé de manière inversement proportionnelle. Un ancien dirigeant de la banque Barclays est aujourd’hui chargé par Tony Blair de la réforme de la Sécurité sociale ; un ancien dirigeant du groupe d’assurances Prudential, de la réforme de l’État providence !
De la conversion à la gestion libérale, enfin. Depuis deux ans, les gouvernements de Romano Prodi, de Tony Blair, de Lionel Jospin, ont signé le traité d’Amsterdam, approuvé le Pacte de stabilité, poursuivi l’autonomisation des banques centrales par rapport aux pouvoirs politiques élus. Ils ont fait tout leur possible pour maintenir leurs pays dans le corset des critères de convergence. Le chômage et la pauvreté n’ont pas reculé d’un pouce.
Ces évolutions ne préparent guère un retournement spectaculaire. Il n’est question, pour l’heure, que de la baisse des taux d’intérêt et d’éventuels grands travaux européens financés par un emprunt public.
Les recherches économiques de la dernière période, celles de l’École de la régulation notamment, ont pourtant mis en évidence que les politiques dites keynésiennes ne se limitaient pas à une manipulation monétaire. Elles impliquaient un rapport salarial et un régime d’accumulation relativement cohérents, une indexation des salaires sur la productivité, une tendance au plein-emploi, un système de protection sociale fort, des services publics partiellement soustraits aux lois du marché, une politique industrielle appuyée sur un secteur public.
Ces outils ont été méthodiquement détruits ou sont en passe de l’être. Une politique sociale audacieuse exigerait un tournant en épingle à cheveux : une réforme fiscale et une forte redistribution de la richesse en faveur du travail au détriment du capital, un relèvement des minima sociaux et une réindexation des salaires, une interdiction des licenciements massifs et une réduction contraignante du temps de travail avec embauches et sans perte de revenu ; une politique de grands travaux et de rénovation des services publics passant par une réappropriation sociale du bien commun ; une taxation des mouvements de capitaux spéculatifs et un contrôle des changes et du commerce international. Une telle politique se heurterait au chantage patronal, à l’ire des marchés financiers, à la fuite des capitaux ? Sans doute. Aux « droits » de la propriété privée s’oppose ce que Hegel appelait « le droit de détresse », qui n’est autre que le droit à l’existence des dominés et des opprimés. Entre ces deux droits, c’est la force qui tranche : il ne s’agit pas d’un choix technique entre des gestions divergentes, mais d’une lutte entre des intérêts sociaux contradictoires.
Rétablir la prééminence de l’espace public sur l’espace privé, des besoins sociaux sur les profits spéculatifs, du bien commun sur l’intérêt égoïste, demanderait pour commencer une rupture claire et nette avec le carcan des critères de Maastricht et du Pacte de stabilité. Les gouvernements sociaux-démocrates européens ont aujourd’hui tous les moyens institutionnels d’imposer l’ouverture d’une renégociation. Ils n’en manifestent guère la volonté.
Devant le manque de cohésion des classes dominantes et devant la déconfiture des droites européennes (des démocraties chrétiennes italienne et allemande, des conservateurs britanniques et de la « droite plurielle » française), la social-démocratie européenne est en réalité, dans la situation présente, l’instrument le plus fonctionnel et le mandataire fiable d’un impérialisme européen – la fameuse « Europe-puissance » – en formation. En guise d’habits neufs, « la troisième voie » de la gauche rose apparaît plutôt comme une utopie social-libérale en guenilles et haillons. Tirant le bilan d’un an de gauche plurielle, Dominique Strauss-Kahn affirme que sa politique est « réaliste et de gauche ». Il ajoute, dans un élan de franchise : « Mais, pour s’en convaincre, il faut renoncer aux repères usuels » (Alternatives économiques, septembre 1998). Pour s’en convaincre, cela lui suffit peut-être. Pour nous en convaincre, il faudrait bien autre chose.
Le Figaro, 26 novembre 1998