Au lendemain des attentats de Manhattan, le Wall Street Journal avait imprudemment titré : « Adieu, Porto Alegre ! ». L’éditorialiste espérait que le choc du 11-Septembre susciterait une union sacrée internationale contre le terrorisme et sonnerait le glas des résistances à la mondialisation libérale. En janvier 2002, Porto Alegre II infligeait à cette prophétie hasardeuse un démenti cinglant. Alors que le sommet de Davos, transféré à New York, tenait une réunion aussi discrète que sinistre, la capitale gaucha confirmait son statut symbolique de capitale mondiale des résistances.
Très jeune et très rouge, Porto Alegre III vient de réunir du 23 au 28 janvier près de
100 000 participant(e)s, représentant 5 800 mouvements et organisations de 156 pays, dans plus de 800 ateliers et commissions, sous les regards perplexes de 4 000 journalistes accrédités. Ce troisième forum mondial a en effet été marqué par les préparatifs de l’expédition impériale annoncée contre l’Irak, par la victoire de Lula aux élections présidentielles d’octobre dernier, par la crise qui se généralise sur le continent latino-américain : après la banqueroute argentine et la déroute des politiques néolibérales au Brésil, Lucio Guttierez a remporté les élections en Équateur ; les luttes sociales (pour le droit à l’eau potable notamment) se multiplient en Bolivie ; les mobilisations populaires de janvier au Venezuela ont mis en échec la grève patronale et la campagne médiatique soutenue par les États-Unis. Se dessinent ainsi les contours d’un front des pays débiteurs pour la renégociation de la dette et d’un front de résistance au projet d’Accord de libre commerce des Amériques (l’Alca) qui signifierait la transformation du continent en dollarland sous hégémonie états-unienne.
Les mouvements sociaux constituent indiscutablement l’épine dorsale du forum, mais le campement de la jeunesse (qui rassemblait cette année plus de 30 000 jeunes venus d’une cinquantaine de pays) et le campement paysan organisé par le mouvement des sans terre et par Via Campesina (à laquelle est affiliée la Confédération paysanne en France), en constituent deux autres piliers.
Le document de travail adopté par la coordination des mouvements sociaux manifeste une opposition résolue à la guerre contre l’Irak, aux attaques contre « les peuples de Palestine, du Kurdistan, de Tchétchénie, aux guerres en Afghanistan, en Colombie, en Afrique » ; à l’agression économique et politique contre le Venezuela ou au blocus de Cuba. La déclaration du réseau parlementaire international qui s’est formé au fil des rencontres dénonce la domination de l’Organisation mondiale du commerce sur les services publics, demande que les pays qui disposent d’un droit de veto à l’ONU l’utilisent pour empêcher la guerre contre l’Irak, soutient la taxation des mouvements de capitaux, dénonce la subordination de l’Amérique latine aux États-Unis dans le cadre de l’Alca, exige la levée inconditionnelle du blocus contre Cuba.
Porto Alegre III confirme ainsi la radicalisation perceptible lors du forum social européen en novembre 2002. Cette politisation est avant tout la conséquence de la situation mondiale elle-même. Quoi de plus politique que la guerre ? Les manifestations d’ouverture et de clôture des forums, à Porto Alegre comme à Florence, ont mis en exergue l’opposition à la guerre. La présence de Lula et de Hugo Chavez à Porto Alegre, l’omniprésence du Parti des travailleurs, confirment plus généralement une évolution du rapport entre mouvements sociaux et représentation politique perceptible à Florence.
Le double déplacement de Lula, à Porto Alegre et à Davos, a été salué par la presse comme un espoir de conciliation entre deux représentations antagoniques du monde. Certains médias y ont vu l’esquisse d’une « troisième voie ». Depuis plusieurs mois, une fraction des élites dirigeantes s’inquiète en effet des « excès » de la dérégulation libérale. Leur souci de concilier l’esprit de Porto Alegre et celui de Davos, d’établir un dialogue constructif entre les modérés des deux bords, exprime la crainte d’une crise économique et politique incontrôlable. S’il peut y avoir, entre Davos et Porto Alegre, des compromis imposés par le rapport de force, l’esprit rebelle et solidaire de la capitale du budget participatif et l’esprit égoïste du Mont Pélerin sont rigoureusement incompatibles. Il n’y a pas entre ces deux symboles de troisième voie possible.
« Le monde n’est pas une marchandise ! Le monde n’est pas à vendre ! ». Ces thèmes revêtiront toute leur portée à l’occasion du sommet de l’Organisation mondiale du commerce, en septembre prochain à Cancun. L’heure est encore aux résistances. Mais le débat sur les alternatives est cependant désormais ouvert.
« Un autre monde est possible ! » Les participant(e)s aux forums sociaux commencent à dire lequel. Creuset d’un nouvel internationalisme planétaire, la quatrième édition du Forum social mondial se réunira l’an prochain en Inde. Il reviendra en 2005 à Porto Alegre, définitivement consacrée capitale mondiale des résistances : où qu’il se tienne, le forum portera désormais le titre de Forum social mondial de Porto Alegre.
2003, Marianne (non vérifié)
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