En guise d’introduction, je voudrais souligner un extraordinaire paradoxe. Les adversaires de la théorie marxiste ne cessent de répéter le lieu commun selon lequel elle pécherait par « économisme » et serait incapable de comprendre la complexité du politique. Or, si quelqu’un a péché par économisme ces dernières années, dans l’analyse de la crise, ce sont bien les idéologues libéraux. Ils n’ont cessé s’annoncer « la sortie du tunnel » ou la « fin de la crise », comme s’il suffisait de restaurer de quelques points les profits pour inaugurer une nouvelle phase de croissance. Il n’en a évidemment rien été. Les perspectives, à échéance prévisible, sont, en cet automne 1993, plus sombres que jamais. Dans tous les pays européens, ce ne sont que plans de restructuration, coupes dans les budgets sociaux, fournées massives de licenciements.
Les sorties des ondes longues récessives ont toujours eu, ces deux derniers siècles, des conditions politiques, et non seulement économiques. Que ce soit avec les révolutions de 1848 et le printemps des peuples, avec le grand partage impérialiste à la fin du XIXe siècle, ou avec la Seconde Guerre mondiale, la relance est passée par une refonte des territoires, des États, des espaces et des modalités de mise en valeur du capital. C’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Comme s’il en prenait conscience à sa manière, le jury du prix Nobel d’économie vient de couronner les professeurs Fogel et North, pères de la méthode contrefactuelle et tenants de la « théorie du changement institutionnel ». C’est un signe. En deux ans à peine, le continent européen, a vu s’ajouter 14 200 kilomètres de frontières aux 26 000 kilomètres qu’il comptait déjà. C’est un fait.
Lénine parlait de l’époque des guerres et des révolutions. Les guerres, nous y sommes : plus seulement les guerres lointaines et vaguement exotiques, mais les guerres aux marches de l’Europe (Caucase, Arménie), voire en son sein même (Balkans). Nous avons aussi les contre-révolutions et les restaurations en marche. Il nous manque les révolutions. Elles viendront aussi, sous des formes peut-être inédites, mais elles viendront. Ce qui nous occupe en ce débat, c’est de savoir le sort qui est réservé aux pays du Sud (ou du tiers-monde) et à leurs relations avec le Nord, dans cette grande réorganisation planétaire des rapports de domination et de dépendance.
Je voudrais consacrer l’essentiel de mon temps à quelques questions politiques cruciales, plutôt qu’à une analyse de la situation. Je commencerai cependant par souligner le changement majeur qui s’est produit au cours des dix dernières années. L’idée dominante depuis la Seconde Guerre et l’indépendance des anciennes colonies en Afrique et en Asie, était celle du développement. On parlait, globalement, de « pays en voie de développement », comme s’il s’agissait d’un parcours irréversible et obligé que les différents pays effectuaient plus ou moins rapidement. Cette vision est catégoriquement démentie par les faits. De 1960 à 1989, l’écart entre les 20 % des pays les plus riches et les 20 % les plus pauvres a plus que doublé. On a vu réapparaître épidémies et famines là où on les croyait éradiquées. L’analphabétisme regagne du terrain. Et, depuis 1984, le mécanisme de la dette aboutit à un transfert net de capitaux des pays pauvres vers les pays riches ! Le revenu par tête d’habitant a pratiquement stagné pour l’ensemble des pays du Sud, et régressé dans des régions entières d’Afrique ou du bassin méditerranéen.
Le Sud ou le tiers-monde sont donc bien toujours des réalités têtues ?
La réponse paraît évidente. Il ne manque pourtant pas d’économistes pour décréter la fin du tiers-monde. La commodité journalistique d’expressions approximatives, telles que Sud ou tiers-monde, joue ici un mauvais tour. Elles ne rendent pas compte d’une indéniable différenciation parmi les pays généralement classés dans cette catégorie. Quoi de commun entre la Corée du Sud et Taïwan, d’un côté, Haïti ou le Tchad de l’autre ? Les écarts se creusent en matière économique, sociale, sanitaire. En outre, l’effondrement des régimes bureaucratiques d’Europe de l’Est entraîne une rupture de l’équilibre mondial qui réduit du même coup les marges de manœuvre que tentaient d’exploiter les régimes populistes du tiers-monde. Leur front dans les négociations internationales se fissure. Chacun cherche à tirer son épingle du jeu dans des marchandages directs avec les institutions internationales ou avec les impérialismes dominants, au prix d’un renforcement des relations clientélaires les plus traditionnelles.
Il n’en demeure pas moins que la plupart des pays rangés par commodité dans le Sud ont en commun des traits structurels lourds : une population agricole égale ou supérieure à 30 % de la population totale (contre environ 7 % dans les pays dits développés), une forte croissance démographique avec explosion urbaine, un sous-emploi et l’émergence d’un secteur informel massif, des inégalités sociales nettement plus accusées que dans les pays riches, une dépendance technologique et une absence de souveraineté monétaire de fait… Les discussions à ce propos ont souvent tendance à porter sur l’exception plutôt que sur « la règle » (ou sur la tendance dominante). Loin de constituer un modèle répétable de sortie de la dépendance, le cas de la Corée du Sud doit être plutôt considéré dans sa spécificité. Il n’est pas possible de rappeler ici les conditions historiques, sociales, géopolitiques de cette expérience. Sans écarter la possibilité de quelques cas analogues, je me contenterai donc d’insister sur le fait qu’un tel essor, dans un commerce mondial comprimé par la crise, ne saurait préfigurer la voie de développement de la majorité, ni même d’une minorité substantielle, des pays du Sud.
Au cours des dix dernières années, l’investissement en direction de ces pays a au contraire reculé de 27 % à 20 % de l’investissement mondial. Les cours des matières premières ont continué de chuter. La plupart des conventions par produit sont dénoncées ou en crise, y compris dans le cadre des accords de Lomé. La dépendance agricole est renforcée pour des régions entières. En un mot, le choc de crise a inversé la tendance pour un nombre croissant de pays, devenus des pays en voie de « sous-développement » tragique, frappés d’une sorte d’apartheid mondial qui le condamne à végéter aux marges du premier monde, sous haute surveillance des polices impériales et de leurs mercenaires.
D’autres camarades intervenants, notamment le camarade chilien ou le camarade cubain parleront bien mieux que je ne saurais le faire, des rapports avec le Nord vus du Sud. Nous avons de notre côté, aujourd’hui comme hier, d’évidentes tâches de solidarités avec les luttes de libération. Nous avons des campagnes à mener, contre la guerre du Golfe hier, contre le blocus de Cuba, en défense des prisonniers politiques dans tel ou tel pays, contre les injustices de la dette. Nous le faisons de notre mieux. C’est nécessaire. Mais ce sera toujours insuffisant pour modifier substantiellement les rapports de forces internationaux. C’est de ce point de vue que je voudrais aborder trois problèmes qui sont déjà apparus dans les séances précédentes de ces journées d’étude.
1. Celui des rapports de concurrence ou de solidarité entre le Nord et le Sud dans le cadre de la crise économique en cours.
2. Celui d’une nouvelle citoyenneté ouverte et solidaire dans les pays de la communauté européenne.
3. Celui des interventions « humanitaires » et militaires au nom du « nouvel ordre mondial ».
Solidarité contre concurrence
Un camarade, travailleur de la construction, est intervenu ce matin pour exposer son désarroi devant les arguments patronaux. Ces derniers mettent en avant la concurrence des pays du Sud et de leur « dumping social » pour imposer la déréglementation, les sacrifices, le démantèlement du droit du travail et des acquis de l’État Providence dans les pays du Nord. Comment refuser ces politiques d’austérité sans encourir le reproche d’égoïsme face à la détresse de 80 % de l’humanité ?
Nous avons affaire ici à une campagne classique de culpabilisation des travailleurs pour leur faire accepter des sacrifices qui seraient « librement consentis ». En période de crise, la concurrence devient féroce. C’est l’évidence même. La concurrence industrielle et commerciale pour écouler les marchandises, mais aussi la concurrence entre ces marchandises très spéciales que sont les forces de travail. Pourtant, la mise en scène médiatique fausse quelque peu la réalité, y compris sur ce point. Ainsi avons-nous assisté à un grand tapage sur le thème des « délocalisations » : les entreprises et les investissements désertaient le Nord au profit des pays à main-d’œuvre abondante à bon marché, des zones franches et autres paradis de l’exploitation. C’est partiellement vrai. Depuis les années soixante-dix on a bien assisté à un tel mouvement. Il a servi à faire pression sur les travailleurs du « Nord » et sur leurs acquis sociaux. Mais la tendance n’est pas aussi unilatérale et l’histoire n’est pas si simple.
Il ne faut pas en effet considérer les seuls coûts salariaux du Sud, bien évidemment avantageux pour le patronat du textile, de la micro-informatique, de l’automobile. Il faut aussi mettre ces coûts en rapport avec la productivité moyenne du travail dans ces mêmes pays, avec la qualification de la main-d’œuvre, etc. L’avantage comparatif n’est plus alors aussi spectaculaire. Il se réduit à 25 % ou 30 % (ce qui n’est pas négligeable) par rapport aux coûts de production dans les pays du Nord. Ces calculs sont encore trop élémentaires. Il faut aussi faire intervenir l’existence d’un marché intérieur sur place et son dynamisme, les aléas et l’instabilité politique, les coûts de transport, la qualification et l’expérience de la main-d’œuvre (particulièrement importante quand on s’engage dans des expériences de toyotisation de la production)… Alors que le gouvernement français vient de publier à grand tapage un rapport sur les délocalisations depuis quinze ans, les dernières années indiquent au contraire une tendance nette à la relocalisation dans les centres impérialistes, après que la pression de la concurrence internationale ait fait chuter sensiblement la valeur de la force de travail.
Dans la communauté européenne, les statistiques sont claires : au cours des dix dernières années, la part des échanges intracommunautaire dans les échanges commerciaux d’ensemble a augmenté pour atteindre 72 %. Le premier problème est bien là. Les pays du Sud occupent dans les grands flux du commerce mondial une place significative mais minoritaire et subordonnée. Les négociations en cours du Gatt en sont une nouvelle preuve. L’essentiel de la concurrence se joue entre les poids lourds du Nord. Dans ce grand marchandage, le Sud est d’emblée écrasé et réduit à la portion congrue. Avant même de venir buter sur des barrières douanières, ses produits sont en butte à une discrimination de règlements non tarifaires dont la conséquence est officiellement évaluée à une perte de 3 % de leur produit national brut.
Il faut donc refuser le chantage à la culpabilité. Les travailleurs du Nord n’ont pas à se vivre comme des nantis honteux. Des riches, sur qui faire porter l’effort de justice, il en existe. Au Nord comme au Sud. On peut même dire, lorsqu’explosent les ghettos de Los Angeles, lorsque la France compte environ huit millions de chômeurs et précaires (soit près du tiers de la population active), que le Sud est déjà dans le Nord. Il faut refuser ce chantage non seulement parce que les exploités du Nord ont le droit de défendre leurs conditions de vie, leur emploi, leur salaire, mais aussi parce que leurs prétendus sacrifices ne rendent aucun service aux exploités et opprimés du Sud. Au contraire. La concurrence ne joue pas à sens unique. Elle opère aussi vers le Sud. La baisse des salaires au Nord, l’extension de la précarité et de la flexibilité, la course à la productivité permettent aux multinationales de renforcer leur pression contre les salariés du Sud.
Il faut donc considérer la défense des acquis, la mobilisation, tout ce qui peut modifier le rapport de forces social dans les pays européens comme une manière possible de contribuer à la résistance commune à la dictature du marché mondial, à condition de lier cette lutte à celle pour l’abolition de la dette et pour l’instauration de nouveaux rapports de coopération et d’échange avec le Sud, ne se réduisant pas à l’aumône des 0,7 % budgétaire qui même lorsqu’ils sont atteints (dans le cas de la France) servent à reproduire des mécanismes de dépendance tout en achetant une bonne conscience.
Je reviendrai à ce propos de cette défense des acquis sociaux sur l’un des thèmes qui est d’ores et déjà central dans cette rencontre. Celui de l’Europe sociale et de la réduction massive du temps de travail. Au cours de la dernière campagne électorale en France, cette question est devenue centrale devant l’inefficacité avérée du « traitement social du chômage » et la croissance inexorable du nombre de chômeurs. Les ministres socialistes en fin de mandat ont fini par convenir (du moins certains comme Martine Aubry) qu’une réduction de la semaine de travail ne pourrait avoir une incidence positive sur l’emploi que si elle était substantielle et générale (législative) et non pas négociée par branches. Aujourd’hui, alors que la gauche syndicale met sur pied une campagne pour la semaine de 35 heures sans perte de pouvoir d’achat, des secteurs patronaux significatifs et des députés de droite commencent à agiter l’idée de la semaine de 32 heures en quatre jours, à condition qu’une telle réduction horaire soit liée comme chez Volkswagen à une réduction salariale (d’environ 20 %), à une flexibilité accrue et à une retaylorisation du travail.
La question de la réduction du temps de travail est donc de plus en plus étroitement liée à celle du maintien ou de la perte de salaire. Nous insistons pour notre part sur la réduction du temps de travail sans perte de salaire, comme l’a fait Agustin Moreno ici ce matin, pour au moins trois raisons :
a) La réduction de salaire est injuste. Si tant est qu’il y ait un coût à une telle réduction. Je dis « si tant est », car il faut considérer non seulement ce que coûte financièrement le chômage en allocations diverses et en manque à gagner de cotisations, mais aussi ce qu’il coûte en manque à produire, et en effets sociaux dérivés – délinquance, problèmes urbains, problèmes de santé –, il n’est pas juste que les revenus salariaux soient les seuls à en supporter le poids. Il y a bien d’autres revenus, à commencer par les ceux du capital. Le problème relève donc d’une réforme fiscale radicale et non d’une nouvelle ponction sur les salaires.
b) La réduction de salaire est antiéconomique. Au moment où l’on prétend relancer la production et l’emploi, elle aboutirait à aggraver la crise de débouchés en comprimant la consommation populaire et par conséquent à reproduire la spirale de la crise.
c) La réduction de salaire est enfin un obstacle à la mobilisation. Nul ici ne croit une minute que le capital va concéder une réduction du temps de travail avantageuse aux travailleurs sur le tapis vert. Il faudra comme toujours l’arracher par la mobilisation. Or, pour obtenir la mobilisation unitaire la plus massive et la plus unitaire, entre actifs et chômeurs, il doit être clair qu’il s’agit d’une lutte pour réduire le temps de travail sans sacrifier le pouvoir d’achat.
Bien sûr, si cet objectif apparaît comme central dans la lutte pour l’emploi, il ne constitue pas en lui-même une solution miracle. Il permet cependant de poser les autres aspects d’une politique d’emploi globale qui lui sont liés : une politique de formation, une orientation publique des priorités de production, une réorganisation du travail et une transformation de son contenu. Plusieurs intervenant(e)s ont déjà abordé ici ces questions. Luciana Castellina a ainsi insisté sur le développement possible de travaux volontaires non marchands. Je voudrais seulement, à la lumière de la controverse actuelle en France, attirer l’attention sur un danger. Quand des secteurs patronaux avancent la semaine de quatre jours (bien évidemment avec réduction de salaire), ils entendent en même temps accentuer la flexibilité et la retaylorisation du travail. En outre, le stock de travail socialement disponible n’est pas homogène. Il ne suffit pas, autrement dit, de réduire les horaires dans telle ou telle branche pour y créer les emplois équivalents. Il faut donc une politique de développement et d’emploi cohérente qui pose aussitôt une question à mon sens cruciale, avant même toute discussion sur le volontariat : celle des emplois d’utilité sociale et du service public. L’une des racines de la crise tient en effet à ce que le marché et l’impératif du profit ne permettent pas au capital de recycler les emplois supprimés par les gains de productivité dans la fabrication des biens en emplois dans la santé ou l’éducation, où la productivité ne saurait obéir aux mêmes critères.
Une telle bataille intransigeante de défense et de reconquête de l’emploi peut parfaitement être menée au niveau européen. On nous disait hier qu’il était déraisonnable de s’engager isolément dans la réduction du temps de travail. Mais, puisque la part largement majoritaire des échanges est intra-européenne, une mobilisation coordonnée sur cet objectif et une politique européenne d’investissement et d’emploi sont concevables. Impliquerait-elle des mesures protectionnistes ? Ce n’est pas une question de principe. En 1982, le gouvernement a pris en France des mesures protectionnistes limitées en même temps qu’il réduisait d’une heure le temps légal de travail. Le problème n’était pas dans ces mesures en elles-mêmes. Elles devenaient impopulaires dans la mesure où la réduction limitée d’une heure n’inversait en rien la tendance à l’accroissement du chômage. En revanche, une politique énergique qui parviendrait pour la première fois non pas à supprimer du jour au lendemain le chômage, mais commencerait à le faire reculer significativement pourrait parfaitement rendre légitimes des mesures de protection (face aux principaux concurrents américains et japonais).
Il ne s’agirait pas d’égoïsme sacré à deux conditions. D’une part qu’une telle politique serve d’argument aux organisations syndicales pour orchestrer une campagne mondiale pour l’extension des droits sociaux. D’autre part, qu’elle soit indissociablement liée à des initiatives de solidarité avec le Sud, en commençant par une suppression sans condition de la dette parfaitement concevable dans un plan de réactivation concertée de l’économie mondiale.
Vers une citoyenneté nouvelle en Europe
J’aborderai à présent, plus brièvement, un second thème, d’une particulière actualité en France, mais qui nous concerne tous, pour peu que nous soyons convaincus qu’un(e) citoyen(ne) qui en opprime un(e) autre ne saurait être libre. Nous avons dit que le Sud est aussi dans le Nord. Ce matin, Salvador Jové disait en substance que l’accord de Maastricht est un cadavre qui bouge encore. Je serais plus nuancé. Le projet de Maastricht est en crise ouverte. Il ne sera pas appliqué sans profondes modifications. Mais disons que le fantôme n’en est pas moins actif. Et que certains aspects s’appliquent bel et bien. Dans mon pays, on discute actuellement d’une réforme constitutionnelle visant à revoir à la baisse le droit d’asile pour le rendre compatible avec les accords de Schengen, qui eux sont immédiatement applicables.
Au-delà de ces questions du droit d’asile ou du code de la nationalité, c’est celle, plus fondamentale de la citoyenneté dans l’Europe de demain qui est posée. Vous savez que le traité de Maastricht prévoit le droit de vote des ressortissants de la communauté aux élections européennes et municipales du pays où ils résident. On aboutirait ainsi à ce qu’un propriétaire de résidence secondaire puisse voter dans tel village à condition qu’il soit déjà citoyen d’un pays européen, alors que le travailleur turc ou maghrébin qui vit là depuis dix ou quinze ans ne le pourrait pas.
Au moment de son accès au gouvernement en 1981, la gauche avait à son programme le droit de vote des immigrés. Elle y a renoncé, et c’est peut-être l’une de ses plus graves capitulations morales, en arguant du fait que l’opinion publique n’était pas prête. Comment le savoir ? Avant le débat sur Maastricht, l’opinion semblait à 70 % favorable au traité, au moment du vote il n’y avait plus que 51 % de oui, et aujourd’hui le non serait selon les mêmes sondeurs nettement majoritaire (57 %) ! L’opinion publique n’était pas plus favorable à la suppression de la peine de mort qu’au droit de vote des immigrés, et pourtant le gouvernement a imposé l’abolition de la peine de mort. Gageons que s’il s’était battu, au moment de l’état de grâce, pour le droit de vote des immigrés, il aurait modifié durablement le climat du pays, freiné l’essor du racisme au lieu de le favoriser. Ajoutons enfin, puisqu’on nous a reproché l’an dernier de dire non à Maastricht en même temps que Le Pen, qu’il était facile de distinguer un non de gauche d’un non de droite : précisément en défendant le droit de vote des immigrés, question sur laquelle nous n’avions pas à craindre de concurrence Le Peniste.
Ne croyez pas qu’il s’agit là d’une question française. L’internationalisation croissante des échanges, de la production, des services aura de plus en plus pour conséquence l’impossible homogénéité entre un territoire, une nation, un État.
L’heure est aux États et aux territoires plurinationaux. La propagande chauvine de la droite et d’une partie de la gauche est particulièrement dégoûtante. On ne peut pas prétendre d’un côté accélérer la circulation planétaire des marchandises et bloquer celle de la force de travail. La « globalisation de l’économie », sans même parler des guerres et des violences, des inégalités et des famines, entraîne des déplacements massifs de population. Il convient cependant de rappeler que la plus grosse part de ces déplacements et de ces migrations s’opère entre pays du Sud. Dans un pays comme la France, le pourcentage de la population immigrée est pratiquement stable depuis le début des années quatre-vingt. Quant aux demandeurs d’asile, il y en a eu 40 000 par an ces dernières années, dont quelques milliers acceptés. La difficulté est ailleurs : dans l’imbrication croissante entre l’immigration économique et l’asile politique sous l’effet de la crise et des nouveaux désordres mondiaux.
La question des droits civiques et sociaux des immigrés du Sud pose en réalité un problème plus vaste : celui de la dissociation radicale entre citoyenneté et nationalité. Nous devons considérer la citoyenneté comme l’exercice d’un droit politique indépendant de toute considération d’appartenance de nation, d’ethnie, de race, de religion, ou de sexe. L’exemple de l’ex-Yougoslavie devrait nous en convaincre. Est citoyen(ne) celui ou celle qui vit et travaille dans un pays.
Un tel principe permet de s’engager résolument sur la voie d’une citoyenneté européenne reconnaissant les droits (notamment linguistiques, scolaires, administratifs) des nationalités opprimées au lieu céder aux peurs et paniques identitaires du vieil État-nation, de plus en plus inadéquat aux régulations sociales de notre temps.
J’ajouterai un mot à ce propos. Il ne suffit pas de constater que le cadre historique des États-nations constitués au siècle dernier éclate sous la poussée de l’internationalisation. Il serait faux d’imaginer leur dépassement uniquement en termes de changement d’échelle, comme si l’Europe, à dix, douze, ou seize, était un nouvel Etat-nation plus gros que les anciens, une sorte d’agrandissement qui conserverait la même structure et les mêmes proportions.
Le marché européen, s’il s’unifie, est d’emblée étroitement inséré dans le marché mondial. Déjà certains problèmes écologiques, sanitaires, spatiaux n’ont de réponse concevable qu’au niveau planétaire, d’autres au niveau continental, d’autres encore au niveau régional.
Refuser la logique libérale de Maastricht, ce n’est donc pas nécessairement s’enfermer dans les bunkers étatiques existants. Des transferts de souveraineté sont sans doute concevables et nécessaires et tout n’est pas absurde dans l’idée de subsidiarité. L’important en revanche, c’est que de tels transferts fassent chaque fois l’objet d’une délibération, d’un choix démocratique, et qu’en retour le contrôle le plus direct s’exerce sur les mandataires à chaque échelon de décision.
Nouveaux désordres et ingérences « humanitaires »
Je serai encore plus rapide sur ce dernier point pour rappeler simplement nos responsabilités face au discours sur le nouvel ordre mondial et le droit d’intervention humanitaire dont Bernard Kouchner s’est voulu le promoteur. Il faut rappeler d’abord que, derrière le discours euphorique de Bush sur le nouvel ordre mondial, c’est une nouvelle époque de désordres et de convulsions qui n’a pas tardé à apparaître. Les stratèges du Pentagone n’étaient d’ailleurs pas dupes de leurs propres rodomontades.
Dès l’été 1991, le discours d’Aspin esquissait un redéploiement de leur dispositif militaire orienté contre les turbulences du Sud. La guerre d’Irak a constitué une démonstration de force grandeur nature dans le cadre de ce redéploiement et de la réaffirmation du rôle hégémonique de l’impérialisme américain. Plus le temps passe, plus la fonction de cette intervention apparaît clairement, par-delà le jeu de leurres et de faux-semblants. Presque tout était faux dans cette guerre, sauf les morts.
Elle a cependant servi à mettre en scène le discours du droit international. Or, une fois acquise la bénédiction de l’Onu, il n’a plus été question de tribunal de La Haye, ni de commandement onusien. L’intervention dans le Golfe a été une intervention américaine secondée par les impérialismes vassaux. En Somalie, l’opération initialement masquée de quelques sacs de riz est encore plus transparente. Aujourd’hui, les ONG comme Médecins sans frontières, présentes depuis plusieurs années sur le terrain sont amenées à se retirer devant les développements de la guerre. L’heure est au parachutiste humanitaire et au légionnaire caritatif. Le droit d’ingérence, tant il est vrai qu’un droit est toujours inséparable d’une force, enregistre le droit du plus fort et du plus riche d’intervenir dans les affaires des plus pauvres, sans réciprocité ni contrepartie.
Les puissants de ce monde ont au moins appris quelque chose en ce siècle. Au lieu d’imposer une réduction du coût de la force de travail sous la pression du chômage, ils prennent soin désormais de faire voter par les exploités leur propre exploitation en leur donnant à choisir entre réduction de salaire et licenciements secs. De même, au lieu de mener comme hier la vieille politique sans camouflage de la canonnière, la canonnière tire toujours à la différence près qu’elle est décorée de rameaux d’oliviers onusiens.
D’où quelques questions en rapport étroit avec la relation Nord-Sud qui nous occupe :
– Jusqu’à quand, grâce à leur mainmise sur le conseil de sécurité de l’Onu, les vainqueurs d’hier ou d’avant-hier auront-ils le droit de reproduire leur domination sans partage sur les affaires du monde ?
– Pourquoi, si le prétendu péril à l’Est a disparu avec la dislocation de l’URSS, maintenir le niveau des budgets militaires, et contre qui est reconduit le pacte militaire de l’Otan ?
– Quelle est la légitimité des FMI, Banque mondiale et autres G7 dont les diktats de restructuration compétitive condamnent chaque jour des millions d’opprimés à la mort. Comme on dit au Brésil : « de tous les Chicago boys, Al Capone fut encore le moins meurtrier ! »
Ces questions sont au cœur de tout projet de rassemblement, reconstruction ou refondation d’une gauche digne de ce nom. Plus que jamais, dans un monde en pleine mutation, elle devra être authentiquement internationaliste. Si l’on considère en effet les grands problèmes de cette fin de siècle tels que les menaces écologiques sur l’avenir de la planète ou la résistible ascension du chômage et de la précarité, ils expriment les limites intrinsèques de la logique du capital. Il est de moins en moins possible, si ce n’est au prix d’une barbarie croissante, de mesurer les rapports de l’humanité à la nature ou des êtres humains entre eux par le seul étalon du temps social de travail. Dès les Grundrisse, Marx annonçait qu’un critère de richesse aussi « misérable » (c’était son propre terme) ne pouvait servir indéfiniment. Voilà qui est pleinement confirmé. Et voilà pourquoi je me définis toujours comme communiste bien que le mot ait été sali et que son message soit quelque peu brouillé. Mais y renoncer, ce serait, en quelque sorte, faire un dernier cadeau posthume à Staline.
De toute façon, nous ne reconstruirons pas la force dont nous avons besoin en reproduisant les querelles du passé, ni en demandant des passeports idéologiques. Alors : comment et avec qui ? La question du contenu prime. Le reste en découle. Certains, au nom de la légitime inquiétude écologiste, ont cru pouvoir remplacer l’anticapitalisme par une nouvelle frontière : l’anti-productivisme. C’est faire fausse route. C’est tracer une mauvaise ligne de partage des eaux. Produire n’est pas un péché en soi. Développer les forces productives pour épargner du temps social et émanciper l’humanité de la contrainte du travail n’a rien en soi de nocif ou de scandaleux. Tout dépend de ce que l’on produit, de la manière de le produire, à quel prix social et écologique. Inversement, quand le ministre de l’Écologie Lalonde se prononce vigoureusement pour la guerre du Golfe, il se révèle comme un productiviste militaire fanatique dans la mesure où cette guerre réclame une industrie d’armement, des avions de combat, une logistique consommatrice d’énergie. Sans même parler de l’arme… nucléaire !
Nous devons donc viser, sans exclusives ni préjugés, à rassembler les forces autour des questions de l’heure et des nouvelles expériences fondatrices : mobilisations contre la guerre, pour une nouvelle citoyenneté, pour la réduction du temps de travail, pour une écologie sociale, contre Maastricht et pour une autre Europe, démocratique, ouverte, solidaire. Avec qui se rassembler ? La réponse n’est pas dans les sigles et les étiquettes d’hier. C’est l’engagement dans ces causes et la pratique qui doit déterminer les amis et les alliés. Nous avons subi en ce siècle de terribles épreuves. Les mots, les idéaux, les rêves du lendemain ne seront plus jamais aussi limpides et innocents après l’expérience du stalinisme et les reniements de la social-démocratie qu’avant. Il faudra du temps, de la patience et de la ténacité pour se mettre à rebâtir. Ce ne sera possible que si nous parvenons à faire une petite révolution culturelle consistant à respecter un pluralisme réel dans le mouvement social et politique transformateur que nous voulons. Un pluralisme réel, cela ne veut pas dire une coexistence polie ou diplomatique, mais la capacité à agir ensemble tout en confrontant les différences, à chercher à se convaincre mutuellement sans impatience.
On peut dire que ces journées d’études organisées par la FIM1 donnent un bon exemple d’un tel pluralisme. Pendant trois jours, nous avons pu y exposer nos convictions, rendre compte de nos trajectoires, mesurer éventuellement nos différences, dans un esprit de franchise et de camaraderie. J’en remercie très sincèrement les organisateurs. Et je souhaite que de telles initiatives soient une indication de ce que nous devrions poursuivre et élargir au moins au niveau européen si nous voulons être à la hauteur des défis qui nous attendent.
Automne 1993