L’Europe entre États et mondialisation

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Peut-on dire aujourd’hui, comme René Dumont diagnostiquant naguère un mauvais départ de l’Afrique, que l’Europe à son tour est mal partie ?

Ou bien est-ce céder à un europessimisme virant à la neurasthénie.

Tout dépend, en réalité, de l’idée d’Europe que nous projetons à l’horizon. Car, en dépit de ses mises en récit mythologiques, l’Europe n’est toujours pas une évidence, naturelle ou géopolitique.

Le devenir de l’Europe, le devenir-Europe n’est pas le développement d’un germe originel ou l’accomplissement d’une nature, mais une interrogation sur le monde vers lequel nous nous avançons et auquel nous nous ouvrons pour l’accueillir.

Le diagnostic sur l’Europe, sur sa mutation et ses métamorphoses, n’est donc pas dissociable de celui sur le monde qui advient. Il s’agit d’un changement général des coordonnées temporelles (les rythmes, les vitesses, les durées) et spatiales (territoires, nations, États) dans lesquelles s’inscrivait la maîtrise politique, la portée des décisions, la souveraineté d’une collectivité sur son projet commun.

Que l’État-nation ne soit plus l’instance efficace, qu’il perde de plus en plus de sa fonctionnalité, vidé de ses prérogatives par la mondialisation économique, la circulation de l’information, le dessaisissement de ses pouvoirs monétaires et budgétaires, est un fait.

En dépit de la multiplication des sigles et instances internationales (OMC, FMI, BM, Tribunal de La Haye), il n’y a pas de pouvoir cosmopolitique en mesure de compenser. L’ONU présentée après la chute du Mur comme l’organe politique du nouvel ordre mondial a vite montré, de guerre du Golfe en accords d’Oslo ou de Dayton, qu’elle restait avant tout la mise en forme d’un rapport de force mondial dominé par l’hégémonie américaine.

Entre un État-nation en déshérence et un espace politique mondial encore gélatineux, l’Europe serait-elle donc le bon niveau, la juste dimension, la taille moyenne, une sorte de nation agrandie et élargie où pourraient se reconstituer la souveraineté et se retrouver le lieu perdu de l’agir politique ?

Mais attention. Si l’Europe n’est pas une évidence naturelle, elle n’est pas non plus une fatalité économique. Dans les années soixante, elle a pu apparaître comme une réponse au défi américain, le résultat d’un procès de fusion et de concentration du capital européen. Mais ce procès s’est vite inséré dans un autre plus vaste, plus large, de mondialisation et de globalisation. Même si les journalistes ont souvent tendance à exagérer, il n’en demeure pas moins que, dans les opérations de concentration du capital, il y a autant de fusions croisées que de fusions intra-européennes. Le grand capital n’est pas le plus actif demandeur d’Europe en général, sauf dans des cas et secteurs particuliers (Airbus).

À chaque panne ou crise, où la récession provoque des tendances centrifuges (1973, 1982), la relance est venue de la volonté politique Giscard/Schmidt, Delors, Mitterrand/ Kohl. Il en résulte une déconnexion, un désajustement des espaces économiques, monétaires, sociaux, judiciaires ; une désorganisation des régulations mises en place avec l’État social dans le cadre des États nationaux, sans qu’une autre régulation ait pris le relais ou soit en vue.

L’heure est à la dérégulation, au démantèlement des services publics, des protections sociales, à la flexibilisation à tous crins.

Danger.

Comment traiter une telle question ?

Par déformation professionnelle, je la diviserai en trois autres questions qui seront familières à beaucoup :

Que pouvons-nous savoir de l’Europe telle qu’elle se fait selon la logique de Maastricht, à moins de deux ans de l’entrée en vigueur de l’Euro ? C’est la question de l’état des lieux économiques, sociaux, démocratiques de la construction libérale, alors que Maastricht est vide sur l’emploi (le terme chômage n’y figure pas) et sur les institutions démocratiques : credo libéral et financier résumé par l’article 102A.

Que devrions-nous faire pour remettre un projet européen sur ses pieds ? C’est la question d’une inversion de logique et de priorité afin que l’Europe sociale et démocratique prime l’Europe financière.

Que pouvons-nous espérer pour l’avenir de l’Europe ? C’est la question culturelle, ou philosophique, d’une idée européenne, que nous aborderons en compagnie de quelques auteurs comme Gadamer, Patocka ou Derrida.

Que pouvons-nous savoir ?

1. À l’approche des échéances de 1998-1999, l’heure du doute, illustrée ces derniers mois par les tribunes du Monde :

– Tietmeyer pionnier de « la culture de la stabilité », d’où un programme ultralibéral de flexibilité (Le Monde, 17 octobre 1996) ; réplique de H. Schmidt, « Vous exagérez M. Tietmeyer » : triple danger d’un fondamentalisme monétaire, de rater une opportunité unique, de nourrir un ressentiment anti-allemand (Le Monde 9 novembre 1996).

– Fabius, qui a fait campagne pour le oui, craint maintenant une « baudruche » qui met en péril la démocratie : tôt ou tard, « le peuple devra être consulté » (Le Monde, 7 septembre 1996) ; position aussitôt saluée par Seguin : les critères « ne sont pas immortels »
(Le Monde, 19 septembre 1996).

Au moment de Maastricht, dans un premier temps, songer à voter Non est apparu comme une manifestation d’archaïsme, de conversatisme têtu, voire pire comme un risque de confusion avec une extrême droite infréquentable. Laissons la querelle électorale. Aujourd’hui, les plus hardis (Guigou) disent qu’il faut trouver un bon usage à un mauvais traité ; d’autres (Fabius) qu’il faut préciser les conditions d’application, et qu’il faudrait en tout état de cause une consultation populaire. Rappelons seulement qu’on a tout fait pour présenter le vote référendaire comme une opposition entre partisans et adversaires alors qu’il s’agissait de la ratification d’un traité fort long, illisible pour beaucoup, mais qu’il s’agissait bien, pour peu que l’on prenne la consultation populaire au sérieux, de voter pour ou contre le traité de Maastricht, et non pour ou contre l’Europe. Répondre précisément à la question posée au lieu d’en interpréter la symbolique devrait pourtant constituer une règle de démocratie élémentaire.

2. Quel était le principal reproche ?

Non d’annoncer des transferts de souveraineté, mais de transférer la souveraineté à la monnaie et aux juges, et de fait aux entreprises ; de privatiser l’espace public.

Non de s’ouvrir à l’étranger, mais de fermer davantage l’Europe aux étrangers non européens (citoyenneté européenne, accords de Schengen dont l’étanchéité fut vantée par Kouchner devant Le Pen, Guigou se félicitant que l’Espagne et l’Italie aient dû établir des visas pour les Maghrébins).

Non de dissoudre la nation dans l’Europe, mais de réduire l’Europe à un club restreint, à une peau de chagrin, par la course éliminatoire à la monnaie unique et aux critères de convergence. Crainte confirmée par le document Lamers (CDU-CSU) sur l’Europe à géométrie variable autour d’un noyau dur, donnant à l’Allemagne un droit de sélection.

Non d’ouvrir les nations à l’Europe et au monde, mais de mettre en route de surcroît une Europe financière et technocratique, des élites et des bureaucraties, sans contenu social (charte sans contenu), par conséquent sans légitimité populaire et sans contrôle démocratique.

Or on sait l’importance d’une construction. L’Allemagne et l’Italie n’ont jamais totalement surmonté les faiblesses originelles d’une unification tardive, verticale et autoritaire. Une Europe mal construite, sur les exclusives et les frustrations, sur la cooptation des riches et le creusement des inégalités, serait grosse à son tour de convulsions à retardement.

3. Née, comme une pièce de dispositif de Yalta, d’un souci géopolitique de containment, elle se retrouve en effet, depuis la réunification allemande, la dislocation de l’URSS et la dislocation de la Yougoslavie, dans la situation d’un espace incertain, flottant, baudruche, vol-au-vent, hangar, écartelé entre une mondialisation marchande sans universalité réelle et des paniques identitaires agressives, aussi récusables l’une que l’autre, ou plutôt conjointement inacceptables.

L’une et l’autre se nourrissent en effet dans une ronde infernale :

capitaux sans frontières d’un côté, uniformisation et standardisation, Mickey, Mac Do, et Coca ; de l’autre, la terre et les morts, les drapeaux, les frontières, les ethnies et les clans, les clochers et les chapelles. Car la mondialisation marchande n’est pas l’universalité cosmopolitique et la paix perpétuelle rêvées jadis par Kant. Mais la loi impitoyable du profit et de la concurrence, de l’enrichissement des riches et de l’écrasement des perdants ;

– face à cette spirale, s’arc-bouter sur ses frontières, sur son histoire identitaire, fût-elle qualifiée d’exceptionnelle, ne constitue pas une réponse, si ce n’est une réponse perverse : on connaît la logique du « produisons français » avec du travail français, des quotas, et de la diabolisation de l’étranger.

4. Les dangers sont évidents.

Et pourtant la machine est lancée. Chaque roue de l’engrenage en met une autre en mouvement.

En 1983, l’acte unique et le marché unique.

Puis le traité de Maastricht avec à l’horizon la monnaie unique et la Banque centrale européenne.

Ensuite, au sommet de Dublin, le pacte de stabilité qui imposera une discipline sociale par le corset monétaire.

Et déjà, pointe l’idée qu’il faudra bien une fiscalité européenne sans laquelle la politique monétaire resterait sans moyens.

Et pourquoi pas un « conseil de stabilité ». Un « gouvernement économique européen », réclamé par J. Boissonnat (Le Monde, 28 janvier 1997), avec en conséquence un transfert budgétaire : aujourd’hui 1,2 % du PIB pour l’Union contre 25 % pour les États.

Donc une nouvelle distribution des pouvoirs : « Trop d’approximations dans les soubassements de l’édifice pourraient mettre en péril rapidement la nouvelle construction ».

Or, à quels soubassements auxquels ont souscrit les sociaux-démocrates : « Les États membres et la Communauté agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre… » (A102A). La fracture et la facture ont quelque chose à voir avec ce credo.

L’année qui vient sera cruciale. Il faudra élire au printemps les élus de l’euro. Puis fixer les parités. Tout cela peut aboutir tôt ou tard à une crise, à une explosion.

Plus on aura, conformément à la pensée unique, à la réforme unique, expliqué à longueur de médias, que c’est la seule Europe possible, plus on aura convaincu que les méfaits de Maastricht sont des méfaits de l’Europe, et plus on aura pavé la voie du Front national, comme seule alternative.

C’est pourquoi, il était en 1992 et il est toujours en 1997 important de dire non à Maastricht et oui à l’Europe. Et pour ceux qui, hier comme aujourd’hui, craindraient que ce Non se confonde avec celui de Le Pen, il y a un moyen bien simple de faire la différence : c’est de se prononcer pour le droit de vote des immigrés, pour l’abrogation des lois Pasqua, pour la régularisation des sans-papiers, pour la restauration du droit d’asile, et d’agir en conséquence.

Que devons-nous faire ?

1. À certains égards, l’échelle européenne pourrait constituer une bonne échelle intermédiaire de maîtrise (70 % des échanges intracommunautaires, 50 % du stock mondial d’investissement selon le cabinet Andersen, 45 % du total des investissements), à condition de redéfinir ses relations aux nations et au monde (en particulier l’OMC).

La relance politique de l’Europe par l’unification monétaire misait – on peut l’imaginer – sur une expansion qui permettrait de porter un projet keynésien au niveau européen. C’est du moins l’hypothèse indulgente que l’on peut émettre. Calcul triplement aventureux qui sous-estimait :

– les risques de récession, la durée de cette récession, ses formes et ses effets centrifuges, attestés à l’automne 1992 par la sortie de la lire et de la livre du SME, l’élargissement des marges du système, les dévaluations compétitives ;

– les effets et conséquences sociales de la méthode dans un contexte de récession et d’ajustement libéral à la concurrence internationale ;

– les effets des bouleversements intervenus à l’Est et la question épineuse de l’approfondissement/élargissement, du décalage accru entre la prétention à une légitimité historique politique et une réalité économique et financière ;

La question est de renoncer à voir l’Europe comme un agrandissement photographique d’États-nations devenus trop étroits, comme une supernation européenne. L’État nation moderne tel qu’il s’est imposé à l’échelle européenne après la République française et exporté à l’occasion des décolonisations, n’est pas un modèle unique et généralisé. Le cas français plutôt exceptionnel. Dans tous les cas, la formation procède d’événements fondateurs (révolutions, guerres, guerres de libération).

Rien de tel pour l’Europe. Il n’y aura pas de nation européenne. Les nations sont une combinaison, sous l’action de l’État, d’unification d’espace marchand et d’événements fondateurs. Rôle clef de la question scolaire et de la langue. La laïcité.

Renoncer à penser l’avenir dans les formes de la veille ou de l’avant-veille. Inanité du mythe d’une Europe éternelle antérieur à celui des États éternels. Il est plus probable qu’on ne retrouvera pas la coïncidence et la superposition idéale : un peuple/un état/un territoire, mais des territoires et des espaces qui s’emboîtent et se chevauchent. Déjà l’Europe actuelle est un croisement complexe de cercles entre accords économiques, monétaires, juridiques, coopérations bilatérales, alliances et insertion dans d’autres ensembles régionaux (Visegrad, Méditerranée) ou mondiaux.

Deux fils conducteurs :

– subordonner le financier au social (inverser la logique libérale) ;

– donner à la subsidiarité un contenu démocratique.

2. La monnaie est l’expression d’un rapport social (productivité, valeur de la force de travail, législation sociale).

Soit elle traduit ce rapport inscrit dans un espace socialement homogène, soit au contraire elle sert de courroie de transmission pour imposer une discipline sociale et définir le rapport social. C’est ce qui se passe.

À travers la monnaie unique gérée par la BCE, les États perdent le contrôle sur la monnaie, et à terme sur une bonne part de leur budget, sur leur fiscalité. La monnaie devient le moyen de dicter les privatisations, d’agir sur la protection sociale, etc.

Question de bon sens : pourquoi ne pas avoir commencé par les fondations ? C’est-à-dire, une politique industrielle européenne de grands travaux et d’infrastructures (cf. Livre blanc sans financement), une politique de services publics, des critères sociaux de convergence : une baisse coordonnée du temps de travail ; un serpent salarial vers un smic européen ; une harmonisation des législations sociales

Dès que l’on pose le problème en ces termes, la plupart des arguments avancés contre les revendications sociales se retournent. 70 % des échanges sont intracommunautaires ; le spectre de la concurrence, du dumping social, des délocalisations devient beaucoup moins crédible. Si tout le monde s’aligne sur les 35 heures vers les 32 heures sans perte de pouvoir d’achat, alors il n’y a plus à craindre que le voisin travaille davantage et c’est la condition d’une politique de relance européenne si souvent évoquée dans les projets sociaux-démocrates mais jamais tracée comme objectif dès lors qu’on accepte d’être ligoté par les critères de convergence. Si les nationalisations sont prétendues inefficaces dans le cadre des États nationaux et s’il faut des entreprises européennes de transports, d’énergie, de télécommunications, pourquoi ne pas socialiser à cette échelle – européaniser – des entreprises de service public ?

Enfin, sous une apparence technique, la question monétaire est réelle. La monnaie unique est attirée dans l’orbite du mark et créera des inégalités monétaires. Sans qu’il s’agisse d’une solution miracle, une monnaie internationale ou commune, envisagée par Keynes comme unité de compte des États membres pour les échanges internationaux, était et reste envisageable. Elle servirait dans les échanges européens et serait constituée sur la base d’un panier de monnaies bien plus équitable et inclusif. Démarche antilibérale Cela supposerait en revanche que les États nationaux se ressaisissent de la maîtrise monétaire et budgétaire à laquelle ils renoncent partiellement.

3. La subsidiarité reste un terme bien mystérieux. Il s’agirait de décider du niveau où la décision est la plus efficace sans contredire l’intérêt supérieur.

Le principe peut donner lieu à une interprétation démocratique – décider chaque fois au plus près de la population concernée, là où le contrôle des mandants est le plus contraignant, et la délégation bureaucratique moindre. Il faudrait en conclure que la réorganisation de l’espace public implique une redistribution consentie des attributs de souveraineté aux niveaux régional, national, européen et mondial, à la condition que chaque transfert soit démocratiquement débattu et décidé.

Le principe de subsidiarité dessine alors l’esquisse d’un édifice institutionnel aujourd’hui introuvable (voir la paralysie ou le silence de la Conférence intergouvernemental), combinant un renforcement des pouvoirs institutionnels supranationaux avec une confédération d’institutions nationales gardant en dernier recours un droit de veto suspensif, dans un système éventuel de double chambre.

4. Rendre la priorité au social et au politique, par rapport au monétaire et au juridique, permettrait de poser en d’autres termes l’alternative aujourd’hui insoluble entre approfondissement et élargissement. L’effondrement des dictatures bureaucratiques pose en des termes imprévus par le traité la question du rapport à l’Est.

La question est posée, d’autre part, de savoir si la Méditerranée, de bassin, de liaison, de rapport et de percolation, doit devenir une frontière (Gibraltar, Algérie). Le document de la CDU-Lamers s’inquiète des extensions dissolvantes :

– soit dilution autour d’un noyau mark dans une vaste zone de libre-échange, restant éventuellement sous hégémonie et protection américaine.

– soit bétonner une forteresse occidentale avec des satellites subordonnés.

Pour intégrer l’Est, il faudrait payer, cher (fond régional et politique agricole). Partir d’un partenariat politique et d’un pacte social, avec un fonds de redistribution. Mais c’est le contraire d’une option libérale.

Que pouvons-nous espérer ?

1. Que pouvons-nous espérer, de l’Europe, et au-delà, de l’Europe dans le monde ? Puisqu’aussi bien, une Europe monétaire et financière n’est pas un dessein, ni une cause, dont on puisse s’emparer.

Quel sens donner à l’Europe dans un projet de civilisation ?

Loin de prétendre que des philosophes ont réponse à la question, du moins quelques réflexions de philosophes sur l’Europe peuvent-elles peut-être nous aider à y penser.

Sans remonter plus loin en arrière, comment ne pas évoquer, du fond de « la détresse européenne », au cœur de la grande crise européenne où se défont les ambitions et les espérances des Lumières, la voix pathétique de Husserl, déjà banni de l’intérieur et si près de la mort, opposant à la redoutable « zoologie des peuples », des « unités d’esprit ». Dans « La crise de l’humanité européenne », il insiste sur « la culture scientifique » comme caractéristique constitutive de cet esprit, entendant par là une opposition radicale entre cette culture et la simple alliance barbare de la science instrumentale et du mythe originel contre la raison.

La culture scientifique héritée de la fondation hellénique permettrait un mouvement d’intérêt déterritorialisé, émancipé des racines et du sol :

– l’universalisation d’une « attitude critique universelle » ;

– « une supranationalité d’un type entièrement nouveau ».

Husserl souligne qu’il n’entend pas ainsi réhabiliter simplement le rationalisme classique : « Je suis certain, moi aussi, que la crise européenne s’enracine dans l’erreur d’un certain rationalisme. Mais cela ne veut pas dire que je crois que la rationalité en tant que telle soit quelque chose de mauvais ou que dans l’ensemble de l’existence humaine, elle n’ait qu’une importance subordonnée » (371).

Car « la raison est un vaste titre », et la philosophie, « l’idée d’une tâche infinie », dérivant de la découverte par l’Antiquité, via les mathématiques, « d’idéaux et de tâches infinies ».

Il ne s’agit donc pas de relancer le vieux rationalisme, absurdement rationaliste, à sens unique, mais de développer « une auto-compréhension effectivement universelle et effectivement radicale sous la forme d’une science universelle responsable », où toutes les questions possibles, « de l’être et de la norme », trouvent leur place.

Il s’agit d’élaborer, pour saisir la crise du phénomène Europe en son noyau, « le concept d’Europe en tant que téléologie historique de buts rationnels infinis », en retrouvant le chemin sur lequel le monde européen est né « des idées de la raison ».

Deux issues s’offrent alors :

– ou bien le déclin de l’Europe, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, plus imminente alors que peut-être Husserl lui-même ne l’imaginait ;

– ou bien la Renaissance à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la Raison.

Combat inégal, pathétique, héroïque sans doute, mais combien désespéré, que cette empoignade d’une Raison sans contenu ni élan, avec une barbarie bien réelle.

D’où le « danger de grande lassitude » sur lequel s’achève mélancoliquement l’effort du vieil Husserl, auquel fait écho aujourd’hui le constat de Derrida dans L’Autre Cap :

« Nous sommes épuisés ».

Trop fatigués, trop las pour repartir, pour recommencer.
Où trop fatigués d’avoir trop erré,
et de ne plus savoir vers où mettre le cap ?

2. Confronté à un autre désastre, celui d’une Europe soumise à la botte bureaucratique, Jan Patocka ne pouvait éviter de méditer à son tour sur « l’héritage européen ».

Sa vision historique est à l’évidence sous l’influence de sa vision géopolitique. Vue de l’Est, l’Europe apparaît bien alors comme l’Europe occidentale qu’elle est, bien que prétendant être toute l’Europe, l’Europe tout court. Pour Patocka, l’Europe en effet n’est pas un État, mais l’a été, celui du Saint Empire carolingien : « Nous entendons ici l’Europe occidentale unifiée autrefois par les croisades contre le monde islamique ».

Une Europe qui se pose donc en s’opposant, dans une sorte de répétition générale de la guerre des civilisations aujourd’hui prophétisée par Hutington.

Une Europe occidentale déjà,
forgée et unifiée par la guerre,
déterminée par son « opposition à l’Orient byzantin ».

Originellement, cette Europe est donc hantée « par la fascination de l’idée de l’empire ». Sa culture de la raison, est pourtant trouée, viciée à la source par la double catastrophe de la décadence de la cité grecque et de la chute de l’empire romain, selon Patocka. À quoi nous ajouterions volontiers la double catastrophe contemporaine des deux guerres mondiales.

De cette accumulation de désastres que peut-il encore sortir de bon ?

Et peut-il sortir quelque chose de bon, tout court ?

Patocka paraît en douter, pour qui quelque chose s’est produit à partir du XVIe siècle, où l’humanité européenne passe du souci de l’âme au souci de l’avoir, s’engageant dans « une ruée effrénée vers la richesse du monde ». Cette primauté de l’avoir sur l’être « exclut l’universalité ». Désormais les particularismes déchaînés, les intérêts privés de l’Europe marchande, auront pour horizon l’universalité vide et mutilée de la mondialisation marchande. Au sortir d’une guerre terrible, où s’est brisée l’illusion progressiste européenne, Valéry portait déjà, contrairement à Husserl, sur l’esprit européen, un jugement désenchanté : « Partout où l’Esprit européen domine, on voit apparaître le maximum de besoins, le maximum de travail, le maximum de capital, le maximum de rendement, le maximum d’ambition, le maximum de puissance, le maximum de modification de la nature extérieure, le maximum de relations et d’échanges. Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe. »

Vue sous cet angle, l’Amérique dont la puissance montait déjà à l’horizon, n’apparaît pas comme une réelle nouveauté, mais comme « une projection de l’esprit européen », libérée peut-être des scrupules de l’héritage. Et l’Europe telle qu’elle se fait réellement est encore un effet de cette même projection ainsi que l’atteste le jargon révélateur d’un document du ministère des Affaires étrangères cité par Derrida : « Il n’est pas d’ambition politique qui ne soit précédée d’une conquête des esprits : c’est à la culture qu’il convient d’imposer le sentiment d’une unité d’une solidarité européenne. » La conquête des esprits et une culture d’imposition résument bien ici un programme de l’esprit européen.

Valery, c’est sa manière, met bien sûr le monde à l’envers.

Ce n’est pas l’Esprit européen qui se déchaîne, mais l’esprit de l’esprit, ou l’esprit d’un monde sans esprit, le Capital.

Car tel est bien le problème constitutif, dont tout le projet européen, de Briand à Schuman, de Monnet à Delors, ne peut se défaire. Cette Europe est occidentale, même si elle peut tolérer d’accrocher à son noyau quelques marches, et impérialiste. Le Grand Européen de Valéry est originairement un « hypercolonialiste européo-capitaliste » comme le souligne avec insistance Derrida. Et son universalité proclamée reste une exportation impériale, ou, comme le dit Valéry lui-même, « une politique européenne universalisée qui conduit les Européens concurrents à exporter les procédés et les engins qui faisaient de l’Europe la suzeraine du monde ».

C’est pourquoi l’universalité de la raison et la paix perpétuelle rêvées par les Lumières se sont brisées, à partir de la Révolution française, sur les intérêts privés et les particularismes nationaux, l’universalisme principiel se réfugiant alors, constate Patocka « dans la sphère de la révolution sociale, dans le socialisme naissant ».

Et c’est toujours, malgré tout, de là qu’il peut renaître, de l’internationalisme de classe, contre le nationalisme avoué ou caché, de l’État-nation ou du proto-État européen.

Car la question, au fond, reste celle du contenu de la culture et de la Raison :

Qui conduit le projet ?
Qui détermine le contenu et dessine la forme ?
Et qui fixe le cap ?

3. Devant l’édification de l’Europe réellement existante, Gadamer, qui fit jadis l’éloge de Herder et du Volksgeist contre le cosmopolitisme kantien, se félicite aujourd’hui de la diversité hospitalière susceptible de fonder une Europe ouverte à la rencontre de l’autre en tant qu’autre. Babel lui apparaît, non comme une malédiction, mais comme la chance d’une expérimentation dialogique de l’autre et dans l’entente par la diversité : « C’est peut-être là un avantage particulier de l’Europe, qu’elle ait pu apprendre et qu’elle ait dû apprendre à vivre avec d’autres, même si les autres sont autrement. »

L’unité de l’Europe consiste alors en une unité culturelle, où la philosophie, originellement, est liée à l’apparition de la science. Ensemble, elles « codéterminent en rayonnant de tous côtés la situation dangereuse de la civilisation mondiale ».

Il est parfaitement légitime de se demander si un tel diagnostic ne relève pas encore de l’arrogance européocentrique, ou de quelque nostalgie, dans un monde dont les équilibres ont changé et dont les centres se déplacent. Il n’en demeure pas moins que Gadamer retient comme caractéristique précieuse de l’héritage européen une différenciation spécifique des activités de l’esprit, où tout n’est pas absorbé dans une sphère dominante, du religieux ou du politique, mais où le politique, la science, l’art, la philosophie, entretiennent des relations complexes d’indépendance, d’antagonisme, et de collaboration.

Avec Husserl, il estime qu’une certaine idée de la science aurait donné à l’Europe sa forme spirituelle, une forme portuaire, dentelée, fractale, et ouverte sur le large.

À quoi fait écho, chez Derrida, l’image du cap.

L’Europe comme cap, aux sens multiples de pointe, de tête (de chef), de direction, à condition de « se rappeler qu’il y a un autre cap », qui, contrairement à ce que prétend Valéry, ne pointe pas, ne regarde pas « naturellement vers l’Ouest », mais ouvre ses rives à de multiples directions. Valery donnait à l’Europe le choix entre rentrer dans le rang et devenir ce qu’elle est, « un petit cap du continent asiatique », ou rester ce qu’elle paraît, « la perle de la sphère », un « cap spirituel », une pointe avancée, en un mot un exemple à suivre.

On ne sait pourtant toujours pas très bien ce qui s’appelle ainsi, Europe. Bien que Mitterrand ait déclaré un jour rentrer dans l’Europe « comme on rentre chez soi », ce chez soi casanier n’a rien d’évident. Chez soi, où ? Chez soi, qui ? Voici un foyer, un heimat qui sent bon les racines. Eurocentrisme incorrigible, qu’il suffirait de corriger, de contredire et de contrarier ? Ce serait trop simple. L’Europe n’a d’intérêt qu’ouverte sur ce qui n’est pas elle, « vers l’autre cap ou le cap de l’autre » : L’Amérique, la Méditerranée, L’Afrique, l’Asie, et cette Europe oubliée appelée l’Est, sans laquelle l’Europe chantée et vantée ne sera jamais au mieux qu’un moignon, une portion, un morceau sanglant d’Europe.

Vieux dilemme des identités et des appartenances, des appartenances multiples nouées provisoirement en identités singulières.

Les 6 000 combattants juifs des Brigades internationales étaient-ils juifs ou polonais, allemands, roumains, ou tailleurs et cordonniers, ou communistes, trotskistes ou libertaires, ou tout cela à la fois, tout cela combiné, dans une cohérence, dans une harmonie ou une complémentarité du moment historique, bientôt dénouées par la défaite qui fait exploser l’identité temporaire en appartenances disjointes ?

Le cap de Derrida se fend vers d’autres horizons.

Qui sont ceux d’un « devenir-Europe » et non d’un être ou d’un paraître.

D’une Europe donc, qui cherche aujourd’hui à tâtons ses propres contours, ses propres limites, et aussi ses chemins, dans l’incertitude des frontières.

Ce devenir est une dialectique du devoir.

De ce devoir, impératif et pourtant indécidable, de ce « double devoir contradictoire » :

– qui dicte « d’assumer l’héritage européen d’une idée de la démocratie », et de reconnaître en même temps que cette démocratie est « quelque chose qui reste à penser et à-venir » ;

– qui dicte de « respecter la différence, l’idiome, la minorité, la singularité, mais aussi l’universalité du droit formel, le désir de traduction, l’accord et l’univocité, la loi de la majorité, l’opposition racisme, au nationalisme, à la xénophobie » ;

– qui commande de « tolérer et de respecter tout ce qui ne se place pas sous l’autorité de la raison » (toutes sortes de fois) sans pourtant aller jusqu’à tolérer l’intolérance et l’intolérable.
Ce double devoir contradictoire est aussi celui d’ouvrir l’Europe sur ce qu’elle n’est pas. Pas étonnant que ce soit Derrida, un hybride, un limitrophe, un métisse, qui lève ce lièvre, qui cherche à déchiffrer

la réponse suspendue aux lèvres de la Méditerranée
qui hésitent sans cesse entre le baiser et la morsure.

Intégrer l’autre et l’accepter tel qu’il est deviennent alors deux principes conjugués de l’hospitalité. Car n’oublie pas que toi aussi tu as été étranger, ou sans papier en pays d’Égypte.

C’est pourquoi la question de l’asile et de l’hospitalité, la preuve par les sans-papiers, est un test quotidien, familier, mais irréfutable, de ce que l’Europe doit devenir, ou de ce que nous pouvons espérer qu’elle devienne.

Une forteresse occidentale, ou un « autre cap ».

Reste à savoir sur quoi cette crise peut déboucher. Joxe semble dans une brève formule (« tant que l’Europe n’est pas devenue un Etat-nation ») conserver l’État-nation comme instance de souveraineté principale. Mais l’Europe peut-elle précisément constituer un Etat-nation ? Le postuler, c’est supposer un processus élargi de formation de l’État-nation à l’échelle du continent. Les unités italiennes et allemandes, l’éclatement des empires avec la Première Guerre mondiale auraient parachevé une ère. L’heure serait venue d’un changement d’échelle, d’une Europe confédérée et républicaine contrebalançant les tentations militaro-impériales américaines. Faute de cette Europe républicaine qui n’est pas encore, Alain Joxe propose de préserver les acquis du vieil État-nation.

N’est-ce pas illusoire ? D’une part, il devient de plus en plus discutable d’imaginer un processus de formation d’une Europe fédérale, partant de l’union douanière et monétaire, comme l’image agrandie de l’unité allemande du siècle dernier. Les fondations d’un tel processus résident dans la concentration et l’internationalisation des capitaux, dans les fusions et les alliances de grandes entreprises. Or, la mondialisation accélérée en cours depuis la Seconde Guerre mondiale ne débouche pas mécaniquement sur la formation d’un capital « européen » et sur l’unification d’un marché européen. Parce qu’il s’agit précisément d’un processus d’internationalisation, les phénomènes d’intégration européenne et d’intégration mondiale des capitaux sont simultanés et imbriqués. Il se forme autant (ou plus) de multinationales anglo-américaines ou germano-japonaises que de multinationales spécifiquement « européennes ». Certes, il n’y a pas de déterminisme économique absolu. La volonté politique a tout son rôle à jouer. Mais les polémiques sur la réduction de l’Europe à une vague zone de libre-échange par la mauvaise volonté britannique tendent trop souvent à masquer cette contradiction essentielle. Avant même de se doter de fonctions proto-étatiques, l’Europe à six, douze, ou quinze est déjà emportée dans un mouvement où les fusions et alliances transcontinentales sapent en partie les tentatives d’unification et d’harmonisation d’un espace économique, monétaire, juridique, voire militaire européen. La marche à l’unité politique européenne ne saurait donc être conçue sur le modèle élargi de la formation des États-nations. La notion même d’État-nation appliquée à l’éventualité d’une Europe politique future sonne comme un anachronisme.

Face à ces incertitudes, illustrées par la crise du système monétaire européen et le rétrécissement du noyau politique de Maastricht à une peau de chagrin (sous l’effet de la récession, les constructions fragiles volent en éclat et il devient de plus en difficile aux partenaires de tenir les critères de convergence), le retour au bercail de l’État-nation apparaît d’autre part comme la quête d’une illusoire ligne Maginot. La mondialisation est trop engagée. Toute tentative de valorisation à contre-courant de l’instance nationale produit les effets pervers qu’on a déjà pu constater avec le discours du « produisons français », avec les débats sur l’immigration, ou avec l’obsession de « tenir un rang » de plus en plus intenable (si tant est que ce fût souhaitable) du fait de l’évolution des rapports de force réels dans le monde.

La difficulté à définir une réponse politique appropriée (ensembles confédérés) à l’internationalisation effective, aboutit à une bipolarisation perverse entre des résurgences nationales basculant dans le nationalisme ethnique, et un cosmopolitisme abstrait habillant de légitimité humanitaire ou onusienne le maintien de l’ordre impérial. La réflexion sur ces questions est d’autant plus urgente que « la violence flotte en Europe » et qu’il existe, pour la maîtriser, de plus en plus de règlements et de moins en moins de légitimité : « Le caractère légitime du pouvoir de coercition des États provient depuis 1945 de l’existence d’un envahisseur latent menaçant qui a pris la succession des nazis dans la représentation de l’envahisseur indispensable à l’identité défensive de la France depuis 1793, 1815, 1870, 1914, 1940… Quelle est aujourd’hui, en France, la source de légitimité de l’État en tant qu’organisation de la défense, c’est-à-dire de la violence légitime ? Elle est entièrement à refaire, pas avec des guerres mais avec des actions de substitution qui doivent nous épargner à la fois la guerre civile et la guerre étrangère. Ce qui paraît douteux, c’est que l’on puisse éviter à l’Europe la multiplication des guerres en effaçant autant que faire se peut la trace des légitimités étatiques anciennes. »

La désintégration européenne au profit de replis autarciques et xénophobes ferait le lit de forces d’extrême droite déjà existantes et, non seulement en France, électoralement significatives. Si elles n’ont pas encore reçu le soutien de fractions représentatives du grand capital, la crise ouverte de leur projet européen peut les y conduire. Inversement, la marche forcée à l’Europe de Maastricht ne fait pas l’Europe, mais une Europe par élimination, réduite à un club exclusif. Elle implique de nouvelles fissures, voire de franches fractures au sein des États-nations existants. L’Allemagne, L’Italie, la Belgique, l’Espagne sont directement concernées.

Parution inconnue
1997

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