Par Valérie Nigdélian
Quand Daniel Bensaïd retrouvait l’essence de 1789 sous le décorum mémoriel, sa complexité derrière les grands consensus, pour interroger le présent. Vivifiant.
Sortez Léon Zitrone du placard. Ajoutez-y un publicitaire alors en vogue, Jean-Paul Goude. Convoquez dans un grand melting-pot télévisuel Chinois à vélo, gardes de l’Armée rouge sous la neige et Africains frappant comme des diables sur leurs percussions… Mixez ce mélange déjà improbable avec la mémoire timide, des sans-culottes et celle, exaltée, de l’avènement des droits de l’homme. Enfin, versez le tout dans le chaudron mitterrandien de la grandeur nationale : vous avez la réunis tous les ingrédients nécessaires pour réussir un inoubliable et spectaculaire bicentenaire de la Révolution. Et en faire le point d’orgue – universaliste et consensuel – du second mandat débutant de Tonton, notre socialiste de président.
14 juillet 1989 : elle a deux cents ans la belle. Mais qu’en reste-t-il réellement ? Et qu’avions-nous à célébrer ? L’élan de 1789 ? La République bourgeoise de 1793 ? Les droits de l’homme et l’universalité du modèle français ? Et la Terreur dans tout ça ? L’intérêt de toute commémoration, outre ce qu’elle célèbre, réside aussi dans le fait de donner à lire, non plus entre les lignes mais de façon totalement explicite, le remodelage de la mémoire et la réécriture de l’histoire dont elle est le signe, le raccourci le plus aisément repérable : une commémoration est d’abord un discours, une reconstruction. Alors la Révolution, deux cents ans après, sous le regard satisfait de la gauche au pouvoir ? Liberté, égalité, fraternité ? Sans violence, sans antagonisme, sans conflit ? Une belle image un peu tiède, à partager entre tous les peuples dans le long fleuve tranquille du progrès ?
Voilà pourquoi la (re)lecture de Moi la Révolution, que rééditent les éditions Don Quichotte, s’avère littéralement salutaire – et passionnante par un retour aux textes et aux figures phares qui ont bouleversé ce XVIIIe finissant – de Saint-Just à Robespierre, de Théroigne de Méricourt à Toussaint Louverture –, Daniel Bensaïd fait plus que lever le voile. Il dépoussière. Il redonne vie. Et prend le parti de laisser la belle se raconter – elle dit ses emportements, ses échecs, ses inachèvements. Ses limites. Ses renoncements aussi : elle dit le musellement de l’espoir, l’étouffement de l’utopie par la realpolitik, elle dit sa lente défaite face aux forces réactionnaires. Elle croise Sade, dialogue avec Péguy, admire la radicalité de Jeanne d’Arc. Elle dit que l’universalité célébrée de la Déclaration des droits de l’homme, laborieusement accouchée après « une trentaine de projets au bas mot, amendés, scolairement raturés, laborieusement recollés », n’est que mystification. Bien étroite en effet, cette « universalité » qui exclut de fait les citoyens les plus démunis (c’est, rappelle-t-elle, le suffrage censitaire), mais aussi les citoyennes (à qui, si l’on accorde le divorce, on continue de refuser toute légitimité dans le débat politique et que l’on enjoint très vite à rentrer… chez elles). Bien étrange, cette « universalité » qui cohabite, jusqu’en 1794 avec la traite des Noirs et le commerce triangulaire, et érige dans l’article 17 de la Déclaration la propriété comme « un droit inviolable et sacré » – son « originelle fêlure, la mortelle blessure, l’intime défaillance des droits de l’homme et du citoyen, le défaut de fabrication qui minait leur prétention à la libération universelle ».
Elle dit encore qu’il ne faut pas la confondre avec la République qui a sacralisé le territoire, la nation et l’État, alors qu’elle rêvait au contraire d’une citoyenneté sans frontières. Elle dit surtout qu’elle ne se reconnaît pas, et de loin, dans cette démocratie purement formelle dont l’histoire a accouché, que l’on célèbre comme une victoire sur les Champs-Élysées. Et pour finir récuse l’« entreprise de dépolitisation méthodique » dont elle est l’objet.
La voilà alors qui invective les historiens « embaumeurs » et révisionnistes (François Furet, pour ne pas le nommer) les défenseurs autoproclamés des droits de l’homme qui assimilent révolutions et totalitarismes et qui, « de Terreur en goulag, […] savai[en]t désormais ce qu’il en advenait, quand le pouvoir se mêlait défaire de l’économie ». Ceux qui ne voient en elle qu’une menace, et feignent d’oublier qu’elle est aussi promesse – « projet inaccompli », « expérience inassouvie ». Tous ceux qui, le « citoyen président » Mitterrand et son Riquiqui » de Premier ministre compris, justifiaient ainsi l’inaction et la dérive libérale d’un gouvernement dit de gauche au détriment de toute justice sociale. Soit tous ceux qui, d’hier et d’aujourd’hui, promoteurs de « ces grands équilibres, ces grandes unanimités, ces réconciliations éternelles », « prétende[nt] fonder la patrie du centre ou tous les chats sont gris ».
Valérie Nigdélian
Le Matricule des anges, magazine littéraire, mensuel, octobre 2017
Moi, la Révolution. Remembrances d’une bicentenaire indigne, de Daniel Bensaïd, éditions Don Quichotte, 352 pages, 20 €