Introduction
Les Congrès parisiens se sont déroulés dans un climat d’inquiétude et de malaise. La démission du camarade Debar, membre du CC, le bilan médiocre des cellules Santé parisiennes, le problème des cellules ouvrières sont autant de symptômes du malaise. Les difficultés financières chroniques alimentent l’inquiétude. Il serait dangereux de chercher à ces phénomènes des explications simples. Soit en rejetant toutes les responsabilités de la situation sur les conditions objectives. Soit en imputant aux tares subjectives de l’organisation l’ensemble de ses malheurs.
Pour bien comprendre les malheurs actuels de l’organisation, il est nécessaire d’avoir en tête les deux processus de transformation entremêlés dans lesquels elle est engagée. D’une part la transcroissance de l’Internationale. C’est-à-dire le processus par lequel l’Internationale, sans changer de nature, dépasse son rôle purement propagandiste et sa tâche d’accumulation primitive de cadres pour jouer un rôle réel dans l’évolution des rapports de force et la modification des conditions objectives. D’autre part la mutation de la Ligue qui doit changer de nature, c’est-à-dire tuer en elle le groupuscule étudiant pour devenir une organisation révolutionnaire.
Un prochain texte sera consacré à la transcroissance de l’Internationale. Nous nous contenterons de traiter ici de la mutation de la Ligue.
I – La mutation de la ligue
La mutation du groupe révolutionnaire étudiant en organisation d’avant-garde n’a pas été consacrée par le congrès constitutif de la Ligue : elle y a seulement été proclamée à titre prospectif et programmatique en donnant la priorité des priorités au travail vers les entreprises ; il y avait danger de prendre le projet pour un résultat déjà acquis, danger que nous n’avons pas toujours évité.
1. Les illusions
Après le congrès de la Ligue nous avons entretenu sur nous-mêmes un certain nombre d’illusions. Dès la sortie de ce congrès et grâce à l’accélération inattendue qu’a représentée la campagne Krivine, nous avons cru la mutation accomplie sans douleur. De ce que la Ligue était devenue une réalité télévisée et radiodiffusée pour l’ensemble de la population et non plus pour le seul milieu étudiant, nous avons déduit qu’elle avait dépouillé sa vieille peau estudiantine. Et nous nous sommes aussitôt efforcés de la grossir, de l’enfler et de l’agrandir à la mesure de sa campagne présidentielle.
a) Le journal
Le journal a symbolisé ces ambitions : nous avons voulu faire un journal agitatoire de masse adapté aux besoins supposés d’une large avant-garde potentielle et au niveau de conscience que nous lui imaginions. Or, la première constatation, c’est que proportionnellement à notre croissance, les ventes ont stagné.
L’ex-JCR vendait à peu près 8 à 10 journaux par militant ; la Ligue vend à peu près 6 numéros par militant dont 4 seulement en vente militante et 2 par les NMPP, les abonnements et les librairies. Il est évident que la comparaison a une valeur très relative dans la mesure où un hebdo ne se vend pas comme un mensuel. Mais les camarades de cellules de quartier ou de banlieue qui ont eu l’expérience de ventes de l’Avant-garde Jeunesse disent que, pour un même point de vente (gares, marché), la vente de Rouge n’est pas qualitativement supérieure. Nous devons remarquer encore qu’en février l’augmentation des ventes était négligeable malgré la campagne armée, que le numéro 50 spécial n’a pas non plus suscité une augmentation sensible, que la tendance générale est plutôt à une légère baisse et, surtout, que les cellules paient souvent plus de journaux qu’elles n’en vendent.
La stagnation du taux des ventes par militant serait relativement secondaire si la répartition sociale de ces ventes s’était spectaculairement modifiée. Trente villes seulement ont répondu au questionnaire envoyé à ce sujet par l’administration du journal. N’ont pas répondu : Rennes, Rouen, Toulouse, Aix, Caen, Marseille, Nîmes, Nice, Pau, Tarbes, Perpignan, Amiens, Castres, Le Havre, Auxerre, Besançon, Carcassonne, Bordeaux, Limoges, Tonnay-Charente, Salons, Étampes, Beauvais, Paris.
Le bilan des réponses n’a donc qu’une valeur très relative. Il s’établit comme suit :
– 16 % des journaux sont vendus sur les lycées ;
– 33 % dans les facs (soit 49 % dans la jeunesse scolarisée) ;
– 3,5 % sur les maisons de jeunes ;
– 0,8 % sur les foyers de jeunes travailleurs ; l 9,3 % sur les entreprises ;
– 9,3 % sur les marchés ;
– 9 % dans les immeubles et cités HLM ;
– 18,6 % de la main à la main (y compris les ventes aux militants de l’organisation) celle de Resto-U.
Il est vraisemblable que les réponses manquantes, dans la mesure où les grandes villes universitaires n’ont pas répondu, ne modifieraient pas fondamentalement cette tendance. C’est-à-dire que nous demeurons largement tributaires des ventes dans la jeunesse et dans la proche périphérie de l’organisation. Cette donnée nous rend très sensibles encore aux fluctuations du mouvement étudiant : baisse des grosses villes (Rouen et Toulouse), effondrement de trois semaines de ventes pour une semaine de vacances universitaires. Variation typique et inquiétante, Strasbourg sur 4 points de vente (porte à porte, fac, lycées) :
– n° 30 : 116 vendus ;
– n° 34 : 147 vendus ;
– n° 44 et 45 : (Noël) 29 vendus ;
– n° 47 : 42 vendus (remarquer la lenteur du redressement).
b) Effectifs et composition sociale
La Ligue a son congrès représentait 3,5 fois l’ex-JCR en Mai. Depuis le congrès les effectifs ont augmenté de 20 % sans compter les Comités rouges (CR) et certaines villes qui diffusent le journal sans avoir de cellule. Il existe en tout 61 villes plus Paris et la banlieue. Les Comités rouges ont des effectifs réunissant l’équivalent d’environ 60 % de ceux de l’organisation. Ce sont des militants à peu près stables bien que les critères de définition de ces CR demeurent fluctuants selon les villes. Certaines villes comme Toulouse et Rouen filtrent délibérément leur recrutement en stabilisant d’importants CR. D’autres qui connaissent un essor rapide (Rennes avec le procès) entassent le nouvel arrivage dans les CR. D’autres encore dans leur période de difficulté ou de crise n’osent pas recruter et gardent des militants potentiels en attente dans les CR (Montpellier, Reims).
En ce qui concerne la composition sociale, les seuls renseignements précis proviennent des statistiques additionnés des sections Sud et Nord de Paris.
Ces deux sections représentent plus de 25 % des effectifs nationaux et ont une répartition sociale à peu près équivalente :
– 60 % dans la jeunesse scolarisée dont 40 % étudiante (une partie des étudiants est salariée et 20 % de lycéens) ;
– 13 % enseignants ;
– 10 % techniciens et ingénieurs cadres.
Reste une série de « divers » (comédiens CGT, journalistes CGT, médecins, permanents, peintres, musiciens). Sur cet ensemble il y a 17 % de syndiqués sans compter les syndiqués comédiens et journalistes et les enseignants qui sont tous syndiqués à la Fen et les neuf dixième des syndiqués sont à la CGT, le reste à la CFDT.
Le sommet de la pyramide d’âge se situe à 22 ans et la moyenne autour de 23 ou 24 ans avec quelques cas seulement au-dessus de 30 ans. Cette jeunesse biologique déjà lourde de problèmes politiques n’est qu’un symptôme de la jeunesse politique de l’organisation. Sur l’ensemble des deux sections, 7 % des militants ont appartenu à la fraction de gauche de l’UEC où à l’ex-PCI, 17 % à l’ex-JCR, 46 % ont adhéré entre Mai et la campagne Krivine, 30 % après la campagne Krivine. Ces pourcentages seraient corrigés au profit des jeunes couches en incluant la province, dans la mesure où l’essentiel de la vieille garde se trouve à Paris. De plus la différence entre les diverses couches n’est pas une simple différence d’âge politique ; elle pose de réels problèmes puisque les adhérents postérieurs à Mai font souvent à la Ligue leur première expérience politique et organisationnelle alors que les militants de l’ex-JCR avaient déjà acquis une politisation et une certaine formation ou l’expérience militante au PC ou dans d’autres groupes politiques.
La différence entre les adhésions enregistrées depuis la campagne Krivine et les gains absolus enregistrés depuis le congrès témoignent d’une fluidité organisationnelle assez importante confirmée par les grandes villes comme Rouen : au fur et à mesure que nous recrutons nous perdons aussi une série de vieux militants fatigués et incapables de se reconvertir au rythme actuel, ou de jeunes militants qui n’arrivent pas à s’intégrer. Rarement ces départs sont motivés par des raisons politiques ; presque toujours il s’agit de camarades qui quittent la politique et entendent rester des compagnons de route.
c) Les cellules
La composition sociale de l’organisation qui importe peu dans le travail propagandiste apparaît comme un poids lorsqu’il s’agit de faire de l’agitation, de s’implanter dans la classe ouvrière, de recruter. Il ne suffit pas de créer anarchiquement les cellules d’entreprises pour faire un travail efficace en direction de la classe ouvrière. La réorganisation parisienne nécessaire sur le plan des principes, urgente pour l’organisation, s’est souvent faite sans nuances. Exemple : une cellule parisienne qui après un an de présence était parvenue à vendre 15 journaux sur une station de métro, 8 sur une autre et 15 sur le marché, après s’être reconvertie sur une entreprise, ne vend plus qu’un journal sur la boîte, 1 sur le métro et 8 sur le marché au bout de trois mois. Multipliez le phénomène…
Les cellules dites d’entreprise sont d’au moins quatre types différents :
– des cellules de défrichage politique et de prospection de contacts par un travail essentiellement propagandiste ;
– des cellules ayant au moins un contact dans la boîte et capable d’un travail d’information et de propagande adapté aux conditions propres de l’entreprise ;
– des cellules ayant acquis par un travail assidu une implantation sur la boîte, c’est-à-dire ayant une certaine audience ou influence auprès des travailleurs essentiellement par son travail externe ;
– des cellules implantées dans la boîte, c’est-à-dire capables d’une intervention et d’une influence au sein de l’entreprise notamment par leur implantation syndicale et dans certains cas par l’apparition publique de travailleurs de la Ligue.
Sur Paris il n’existe qu’une douzaine de cellules appartenant aux deux dernières catégories, encore faut-il être conscient du milieu social particulier que touchent certaines de ces cellules (imprimerie, grands magasins, agences publiques, assurances). En province les conditions de la vie politique permettent transitoirement des expériences de jumelage pour mettre en route des cellules d’entreprise avec plus de chance qu’à Paris. À Paris la réorganisation a parfois eu pour conséquence une désertion trop radicale du travail banlieue et quartier de sorte que plus aucune complémentarité ne joue entre l’intervention sur l’entreprise et sur le lieu d’habitat.
d) Audience
Ces résultats organisationnels limités mais encourageants vu l’ampleur des tâches et vu le point de départ ne doit pas faire perdre de vue l’existence d’une audience qui va bien au-delà, y compris en milieu ouvrier, de sa capitalisation organisationnelle actuelle. Le bilan numérique et politique des meetings Krivine et de certains meetings armés dans les villes de province atteste de l’attrait à retardement de la campagne Krivine sur une frange politisée du mouvement ouvrier. La participation à ces meetings est souvent plus importante que pour ceux du PC ; il s’agit d’une percée réelle mais dont les moyens de capitalisation demeurent malheureusement limités.
2. L’impact de la période
Cette organisation boule de neige qui accumule des strates de militants sans avoir le temps de les charpenter est particulièrement sensible aux caractéristiques de la période. Pour compenser le manque d’expérience et de formation en profondeur elle a besoin de certitudes ; elle est prête à interpréter chaque nouvel élément politique comme caractéristique de la période. Elle s’adapte difficilement à la note dominante de l’après-Mai : l’instabilité politique et sociale, où derrière quelques lignes de force, s’entrelacent des éléments contradictoires.
Septembre : vagues de grèves et menace de Séguy contre le septennat.
Octobre : contre-offensive idéologique de Chaban et discorde gouvernementale.
Novembre : accords sur les catégories C et D, échec de la manif étudiante, intervention à l’EGF.
Décembre : L’Expansion titre : « Chaban a-t-il retrouvé le remède miracle : décembre 1969 contre Mai 68 ? »
En fait nous sommes pour la première fois confrontés directement à l’État bourgeois, sans l’écran (ou la protection) du PC ou du mouvement étudiant. La campagne armée est particulièrement significative de cette situation nouvelle d’où résulte un double danger. Danger d’allonger ou de réduire le tir de façon abusive : l’allonger pour le mettre au diapason de la période, donner les réponses politiques en termes de pouvoir requises par l’instabilité chronique du régime, indépendamment de nos capacités organisationnelles à assumer et concrétiser ces mots d’ordre ; réduire le tir pour ne prendre que des initiatives taillées à la mesure de nos forces actuelles et se cantonner dans un travail de recrutement. En résumé : hésiter entre l’abstraction pure et simple et le gadget boutique.
Éviter ce double piège suppose que l’on rompe ou que l’on corrige le volontarisme nécessaire de la période écoulée. Pour sortir de l’ornière centriste et se battre à contre-courant du spontanéisme étudiant, il a fallu affirmer l’organisation contre vents et marées, parfois de façon outrancière. Ce volontarisme a été fécond ; il nous a en particulier permis d’oser entreprendre la campagne présidentielle au lieu de rechercher une campagne unitaire sur un vague candidat de Mai. Mais aujourd’hui il devient un obstacle à la définition correcte des médiations tactiques nécessaires pour éviter le dilemme de l’abstraction et du gadget.
II – Ou va la Ligue ?
1. Deux organisations en une
Pourquoi assiste-t-on à l’éclatement de la dialectique des secteurs d’intervention qui exprimait fidèlement l’activité effective de la Ligue au moment de sa constitution ? S’agit-il d’un simple problème d’organisation ou d’une dynamique de différenciation organisationnelle ? N’est-il pas nécessaire après avoir construit de la périphérie vers le centre, d’affirmer et de consolider le centre, si on ne veut pas le voir crouler et disparaître sous la périphérie ?
a) Dynamique MRJ
Au premier trimestre, l’autonomisation forcée de la Commission jeunesse qui a suppléé aux carences des directions de section avait une dynamique de resectorialisation. C’était un symptôme parmi d’autres. La campagne armée par la place qu’elle a prise dans le journal a décentré partiellement l’activité de l’organisation et fait sentir concrètement les rythmes différents entre une organisation de jeunesse dont la presse aurait pu pendant plusieurs mois appuyer prioritairement la campagne et une organisation « adulte », c’est-à-dire déjà investie dans une activité régulière et où les campagnes ne peuvent occuper qu’une place limitée.
Cette présence d’une organisation de jeunesse en gestation dans les flancs de la Ligue a été encore soulignée par le problème des structures d’accueil et des Comités rouge. Dans son texte bilan, Toulouse explique que dans un premier temps les camarades pensaient, par les Comités rouges, construire un embryon de mouvement dans le sillage des campagnes nationales ; dans un deuxième temps, ils ont découvert la logique d’un mouvement incontrôlé, ou l’intégration massive des militants à la Ligue au risque d’en accentuer les déséquilibres ; dans un troisième temps ils ont adopté une solution transitoire : les comités sont des structures d’intervention avec leurs systèmes de presse (bulletins étudiants, Jeune garde pour les lycées, L’Apprenti enchaîné pour les CET régionaux), leurs écoles centrales, le dégagement d’une direction jeune, le tout autour des campagnes nationales. Cette démarche est possible compte tenu des conditions spécifiques d’une ville de province où l’organisation a un poids politique (meeting Krivine, manifs…) face au PC plus important qu’à Paris et qu’à l’échelle nationale, sans pour autant que ce poids politique corresponde à une implantation ouvrière déjà réelle. Indépendamment de l’appréciation peut-être divergente sur le caractère des priorités ou le caractère outrancier de certains choix, quelle était l’urgence face à l’estudiantisme de l’organisation ? Dessiner autour du travail syndical le noyau de départ d’une organisation « adulte » à créer qui se développe à un rythme infiniment plus lent. D’où le caractère dit élitiste de ce travail qui constitue peut-être une erreur, mais tentait intuitivement de répondre à ce problème.
b) La fraction syndicale
Des plaintes se sont fait jour sur les carences dans la direction du travail ouvrier de l’ensemble de l’organisation.
Une fraction communiste dans le syndicat constitue, d’une part, un organe d’intervention qui a pour but la réanimation de la vie syndicale, la structuration par branche des militants, la lutte contre le cloisonnement bureaucratique, la recherche des clivages stratégiques avec la direction réformiste et la concrétisation dans la lutte ; la construction d’une telle fraction pose les problèmes de son articulation avec les comités de grève, avec le travail « Taupe rouge » extérieur, de son élargissement en tendance pendant les luttes, problèmes encore en chantier. Mais cette fraction a aussi pour but de rendre crédible pour les militants ouvriers notre intervention ouvrière en lui donnant une charpente organisée ; c’est-à-dire qu’elle constitue le canal de mise en place des cellules ouvrières d’une future organisation, déjà mise à l’ordre du jour ou plutôt posée à l’horizon par les difficultés rencontrées dans les cellules mixtes, en Santé notamment.
c) Problème de rythme
On peut être tentés de trancher cette dynamique de différenciation organisationnelle en créant de toutes pièces une organisation de jeunesse d’un côté et une organisation révolutionnaire de l’autre. On peut penser ainsi supprimer la mauvaise graisse qui fait de cette seconde organisation un repoussoir estudiantin pour les militants ouvriers, tandis que l’organisation jeune en gestation, devant respecter les contraintes d’un cadre organisationnel unique, ne peut donner sa pleine mesure dans la jeunesse. La séparation réglerait les problèmes de part et d’autre peut-on penser.
En fait, Il ne s’agit pas d’un problème d’effectifs à partager, d’un problème numérique. Il n’y a pas de scissiparité chez les protozoaires, sans l’affirmation au préalable de deux noyaux. Sinon, on aboutit à une fausse solution : dans le meilleur des cas, la nouvelle organisation ne sera pas qualitativement différente de la Ligue ; dans le pire, elle ne sera que la maison de retraite d’une nouvelle JCR.
En effet, si l’organisation de jeunesse n’a pas comme répondant une organisation révolutionnaire effectivement organisée autour du travail ouvrier, elle restera une organisation de la jeunesse scolarisée, incapable d’inscrire ses préoccupations dans le cadre plus général des luttes de la jeunesse. Or, sur Paris jusqu’à présent, les directions de section n’ont pas réussi à constituer leurs sections en unité politique.
2. Les médiations tactiques
Pour échapper au dilemme analysé plus haut entre abstraction et gadget, nous disposons de plusieurs recours dont nous devons préciser les analyses.
a)Les médiations organisationnelles
En définissant dans chaque secteur d’intervention de masse des structures d’implantation et de lutte, nous évitons face aux directions bureaucratiques de nous cantonner à une simple compétition de mots d’ordre ; nous posons le problème de l’articulation entre les structures du mouvement ouvrier et celle de notre intervention dans le mouvement ouvrier ; nous posons des jalons à moyen terme et nous évitons d’osciller simplement entre des généralités propagandistes et du bricolage au jour le jour.
C’est dans ce cadre qu’est posé le problème de la fraction syndicale et de ses rapports avec les comités de grève, les « Taupes rouges » pour le travail ouvrier ; le problème des Comités rouges, des Comités de lutte, et d’un Front uni d’action pour le travail étudiant ; le problème de l’unification d’une tendance révolutionnaire fédérale dans la Fen à travers l’École émancipée pour le travail enseignant.
b) Les rapports unitaires
Dans un contexte marqué par la contradiction entre la combativité ouvrière et l’absence de perspectives politiques, la constitution d’un pôle politique par une tactique d’alliance précise doit contribuer à débloquer la situation. Il faut distinguer plusieurs niveaux dans ces alliances :
– une alliance large pour la défense des libertés démocratiques contre la répression ;
– un front uni des révolutionnaires sur certaines campagnes précises ;
– l’unification envisagée avec certains groupes.
Sur ces problèmes, se reporter à l’éditorial de Rouge n° 57 et aux textes de Tisserand figurant dans ce même bulletin intérieur.
c) Le rôle des campagnes
Dans le cadre d’un travail d’implantation et de propagande, des campagnes de masse doivent permettre de mettre en évidence les carences ou les capitulations du PC, de faire la preuve de nos capacités politiques et organisationnelles dans un domaine donné. Il existe plusieurs types de campagnes possibles : des campagnes propagandistes (par exemple sur la Santé) ; des campagnes agitatoires saisissant une occasion donnée (transports) ; des campagnes internationales (Palestine, Bolivie, Vietnam) ; enfin, des campagnes renouant avec une tradition historique fondamentale du mouvement ouvrier (armée) et dont l’efficacité est vraisemblablement la meilleure.
3. Les tâches d’organisation
a) La formation
La croissance accélérée de l’organisation pose le problème difficile de la mise en place de directions à tous les niveaux. Le texte de la direction parisienne préparatoire au congrès parisien souligne l’existence d’un processus d’autonomisation des cellules et d’apparition de directions gestionnaires sans évoquer le sentiment de bureaucratisation et d’illégitimité des directions (fondé sur le monopole de l’information) qui doit résulter d’un tel état de fait.
Nous avons besoin dorénavant d’une formation différenciée. La constitution de toutes pièces d’un appareil politique central nécessaire au fonctionnement national pompe l’organisation et la dévertèbre en même temps qu’elle casse certains militants trop vite promus. Nous devons donc différencier la formation en deux sens : en créant une formation de base aujourd’hui inexistante pour les militants qui arrivent à la Ligue sans passé politique et une formation de cadre pour les équipes dirigeantes. Une telle différenciation de la formation est très difficile lorsqu’il s’agit de l’opérer à partir d’une masse militante brute qui s’auto-éduque et s’auto-charpente en même temps qu’elle accueille de nouvelles générations.
Mais cette formation difficile est indispensable si l’on pense qu’on ne fabriquera pas de trotskistes par surprise comme Lutte ouvrière en mettant en forme les préjugés issus de la décomposition du stalinisme. La construction d’une organisation révolutionnaire passe par une polémique âpre et difficile contre toute la confusion qui résulte de la crise du stalinisme.
Dans les conditions actuelles, un des meilleurs cadres de formation serait le débat politique de l’organisation à condition que soient liquidées les séquelles de débat de tendance qui se manifestent par la délégation de la parole aux anciens leaders de tendance, crainte de l’embuscade politique qui font que rarement les réels problèmes de l’organisation s’expriment dans ces réunions régulières.
b) Le journal
Le journal a été un exemple typique de notre prétention à faire une presse de masse sur la base de l’illusion que la campagne nous permettait de nous adresser directement à une hypothétique avant-garde large par-dessus la tête des groupuscules déconfits. Il en résulte un journal étranger à l’organisation elle-même (interrogez les militants sur la lecture du journal) pour laquelle il apparaît comme un appendice faussement agitatoire. Le journal est aussi étranger à sa clientèle possible encore parcourue que l’on le veuille ou non par le débat entre les organisations révolutionnaires.
Nous devons faire des campagnes d’agitation dans un journal d’organisation.
c) Les structures
Une série de mesures concernant le BP, le CC, le journal, les conférences, les congrès et les stages ont été prises à la suite de ce rapport et annoncées dans l’organisation par voie circulaire.
La tâche qui nous incombe aujourd’hui est de renouer les fils entre le mouvement trotskiste qui apparaît comme le filon du mouvement ouvrier antagonique au stalinisme et le mouvement ouvrier français sans profonde racine marxiste. C’est une tâche difficile et neuve, disproportionnée par rapport à nos forces actuelles. Mais si, par-delà les moments d’abattements temporaires, nous regardons le chemin déjà parcouru et le chemin tracé par la montée révolutionnaire internationale, il est permis d’être optimiste. Prendre conscience des forces réelles avec lesquelles nous abordons de nouvelles épreuves est une nécessité afin de savoir y définir nos tâches tactiques. Écartelés entre des tâches trop grandes et des moyens toujours trop limités, nous sommes condamnés à vivre dangereusement sur le plan organisationnel.
Bulletin intérieur, 1970 a priori
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