Moi la révolution

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Par Jean-Claude Bologne

Et si la grande oubliée du Bicentenaire – la Révolution elle-même – prenait la parole et s’adressait au citoyen président avec cette familiarité qui de son temps était de rigueur, en le tutoyant républicainement, le prenant à partie, faisant claquer ses gros sabots parmi les ronds-de-jambe des cérémonies officielles ? Et d’abord, qu’est-ce que cela signifie, un bicentenaire, pour une révolution ? « J’ai horreur de ces fêtes à date fixe, imperturbablement annoncées, jusqu’au crépuscule du troisième millénaire… Moi, je préfère me fêter à ma guise, par surprise… J’ai continué à me fêter quand on ne m’attendait pas, en 1793, en 1848, en 1871, en 1936, en 1968… Que veux-tu, j’ai le goût du nombre cabalistique : ça fait partie de mes archaïsmes. »

Qu’a-t-elle à reprocher à cet anniversaire, la jubilaire ? Son côté « comment dites-vous ? Consensuel ?… Vous n’avez plus que ces mots à la bouche – consensus, cohabitation, ouverture –, ces mots tièdes et fondants comme des caramels mous, ces mots qui collent aux dents creuses. Tu en distribueras des kilos à tes invités, et vous mastiquerez ensemble ». Mais derrière ces mots, le mal est plus profond – et politique. « Ce qui me révolte dans tous ces grands projets et ces grandes machineries, c’est qu’ils constituent une entreprise de dépolitisation méthodique. » Et l’attaque s’élargit de la célébration du Bicentenaire à la politique de la Ve République, une politique pleine de déconvenues, « toute parlementaire, toute institutionnelle, toute électorale, sans peuple ni passion ». D’ailleurs, la commémoration de Mai 68, l’année dernière, n’a-t-elle pas été dédramatisée de la même façon ? Alors, François Mitterrand, au milieu de ses invités officiels : « Et toi au milieu, somnolant comme un père de famille un jour de première communion, un peu Capet au fond, les serrures en moins… »

Pourtant, la Révolution, aujourd’hui, serait encore à faire – dès la déclaration de 1789, d’ailleurs, elle aurait dû être refaite. Par la plume de Daniel Bensaïd, elle reprend toutes ces promesses qui lui avaient été tenues. Abolition de l’esclavage ? Émancipation des colonies ? Et la grotte d’Ouvéa ? Et le tiers-monde, dont le nom déjà résonne comme celui du Tiers-Etat ? Et si ce tiers-monde, invité à fêter le 14 juillet en même temps que les représentants des nations industrialisées, en profitait pour refaire le coup de l’autre tiers, en 1789 ? S’il exigeait de voter par têtes, et non plus par ordre, l’annulation de la dette qui l’écrase ? S’il demandait l’abolition des abus, de l’arbitraire et des privilèges ? « Rien que d’y penser, je me sens rajeunir. J’en ai des fourmis dans mes vieilles jambes. Je sens le vieux souffle de la liberté gonfler à nouveau ma poitrine. »

« Et puis, il y a le droit de propriété, principe contre-révolutionnaire par excellence, affirmé dès la déclaration de 1789 – l’occasion de rappeler que ce droit n’a pas été repris dans une déclaration qui s’en est inspirée, celle de Franchimont, qui fut à l’origine de la révolution liégeoise. Il y a aussi les droits des femmes – les grandes absentes de cette commémoration, quoique la Révolution ait connu quelques grandes figures féminines, à commencer par la « Belle Liégeoise ». Ne pourrait-on suggérer de faire afficher dans les écoles la déclaration des droits de la femme alors rédigée par Olympe de Gouges ?

La narratrice Révolution en profite ensuite pour prendre ses distances vis-à-vis de sa « sœur ennemie », la République, née avec elle, mais vite assagie. La Révolution ne se veut pas française, mais universelle, et ne connaîtra pas de repos tant qu’il restera un peuple esclave ; la Révolution ne se veut pas bourgeoise, « comme si vous aviez besoin de puiser dans cette origine un zeste de légitimité héroïque ». À l’affût de tout crime de tiédeur ou de compromission, elle s’en prend à ces historiens qui la châtrent, Furet (« il est l’histoire faite girouette ») ou Leroy-Ladurie (« petit chouan converti en crustacé stalinien »). Comme une « femme à histoire », et se revendiquant comme telle, la jeune bicentenaire « fait sa crise » devant des cérémonies qui ressemblent plus à un enterrement qu’à un jubilé. Outrances mises à part, on ne peut lui donner tort.

Jean-Claude Bologne
La Wallonie, 30 juin 1989


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