Vendredi 6 avril 8h30: l’opération graffiti est déclenchée. L’administration lance une courageuse offensive contre les graveurs, elle s’élève contre ceux qui couvrent tables et chaises d’inscriptions en tous genres. Les élèves, à l’unanimité, approuvent cette sanction mais leurs raisons sont diverses : certains, honnêtes, jugent honteuse la dégradation du matériel ; d’autres, laborieux mais distraits, passent trop de temps, durant leur composition, à déchiffrer les hiéroglyphes des pupitres ; d’autres encore, peu scrupuleux, songent que le bois de leur table n’offrait plus assez de surface libre à leurs talents de décorateurs.
Quoi qu’il en soit, ce matin, chaque élève se double d’un brocanteur, chaque cartable, au lieu de livres et de cahiers, est chargé d’un attirail de ménagère: brosses, papier-verre, savons de Marseille chiffons bariolés émergent tour à tour des serviettes.
Mots tendres, mots vulgaires !
Dans un tapage assourdissant les Bellevusiens effacent les pensées variées, œuvres de quelques générations de potaches. Les tables, à cheval sur l’appui des fenêtres, sont nettoyées avec ardeur ; opinions politiques, songeries amoureuses, partent avec l’eau savonneuse.
Mots tendres, mots vulgaires !
Le mal des graffitis est un mal incurable. Certains élèves éprouveront toujours le besoin de rompre la monotonie d’un cours de latin en effectuant sur le bois de leur pupitre un exercice extra-scolaire. Mais aujourd’hui, c’est la grande lessive du printemps! Certains professeurs consciencieux oubliant le français et les mathématiques raclent eux-mêmes le vernis de leurs bureaux. Les disciples, tout heureux d’échapper à l’interrogation écrite, font preuve d’un entrain insolite à l’ouvrage.
Quelques tables, débarrassées de leur prose, offrent à présent une surface propre, rugueuse, mais triste et inexpressive.
Mots tendres, mots vulgaires !
Dans un bruit de grattoirs, tout un passé vole en poussière.
L’Allumeur du belvédère
Journal des élèves du lycée Bellevue de Toulouse n° 15, mai-juin 1962
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