Réponse à un questionnaire du Miguel Romero pour Viento Sur, à propos de Porto Alegre III. Nous n’avons pas retrouvé les questions.
1. Porto Alegre III a confirmé ce que laissaient entrevoir Porto Alegre II, et, plus clairement encore, le forum social européen de Florence. Depuis le 11 septembre 2001, les événements se précipitent dans le monde : crise sociale et morale en Argentine, chute de la maison Enron, intensification de la guerre contre les Palestiniens, préparatifs d’intervention impérialiste en Irak. Face aux questions posées, la base consensuelle initiale des résistances à la globalisation reste nécessaire (pour la taxation des mouvements de capitaux spéculatifs, contre le paiement de la dette du tiers-monde, contre les paradis fiscaux). Mais ce consensus ne suffit pas à répondre aux nouveaux défis, et au premier d’entre eux, celui de la guerre.
Il est très remarquable d’observer comment les deux questions, celle de la mondialisation et celle de la guerre, se sont logiquement liées. La manifestation de clôture de Porto Alegre, comme celle de Florence furent des manifestations d’opposition à la croisade impériale annoncée, contre la guerre (et contre l’Alca). L’apparition de cette question cruciale n’a pas divisé le mouvement antimondialisation. Elle l’a peut-être même renforcé. Et toutes les mobilisations qui se sont succédé de Seattle à Florence semblent rétrospectivement avoir fortement contribué à créer les conditions de la formidable journée de mobilisation anti-guerre du 15 février. Il faut rappeler que, répondant à une initiative du mouvement anti-guerre étasunien, c’est le forum social européen de Florence qui a fait de cette date une initiative de portée mondiale.
Les millions de manifestants du 15 février sont sans aucun doute une première mondiale. Jamais, avant même le début des opérations de guerre chaude, n’avait existé une mobilisation aussi massive et aussi planétaire. Il avait fallu, lors de la guerre du Vietnam, plusieurs années pour en arriver à des démonstrations comparables. Certains auteurs (comme Paul Virilio) ont parlé à ce propos d’une « globalisation des émotions publiques ». Peut-être, mais c’est aussi une globalisation de la raison critique. Le lien organique entre la mondialisation capitaliste, la privatisation marchande du monde, et le nouveau militarisme impérial apparaît clairement à des centaines de milliers de militants de la nouvelle génération.
Je crois qu’à Porto Alegre, l’air du temps était fortement imprégné de ces nouvelles réalités. D’autant plus qu’un second facteur majeur, d’ordre géopolitique, pesait sur le Forum : le contexte latino-américain. Le continent est un exemple tragique des dégâts économiques, sociaux, moraux, de la contre-réforme libérale imposée depuis vingt ans. Le forum s’est réuni fin janvier, un mois après la prise de fonction de Lula, quelques semaines après la victoire électorale de Guttierez en Équateur, alors que Chavez résistait victorieusement aux tentatives de le renverser, alors que la rue bolivienne était en effervescence, alors que se préparaient les élections argentines. Comment imaginer que ce contexte politique puisse ne pas faire irruption dans « le forum social » ?
Ainsi, de Florence à Porto Alegre, tout confirme l’entrée dans une nouvelle étape de politisation et de radicalisation. Le Monde a publié après Florence en première page un article ridicule imputant cette radicalisation au complot des trotskistes et des néocommunistes. C’est évidemment idiot. La politique (et le goût de la politique) vient à la jeunesse (autrement sans doute qu’à la génération de 68) par sa propre expérience, par l’état d’un monde de plus en plus violent, incertain, et inquiétant.
Ce qui est frappant, c’est que, jusqu’à présent du moins, cette radicalisation, loin d’empêcher l’élargissement du mouvement, ou de le diviser, l’accompagne et le renforce. Il y a de plus en plus de monde dans les forums et dans les manifestations. L’élan est toujours ascendant. Unité et radicalité se nourrissent au lieu de se contrarier.
J’espère que nous pourrons poursuivre dans cette voie. C’est d’ailleurs ce que résumait très bien la conclusion de Vittorio Agnoletto à Florence : tout le monde a sa place dans le mouvement, tout le monde est bien venu, à une seule condition : ne pas édulcorer l’orientation antilibérale et anti-guerre qui a fait la force de ce mouvement.
Il est intéressant, sans accorder aux documents adoptés dans la ferveur de ces rassemblements plus d’importance qu’ils n’en ont, de lire la déclaration adoptée à Porto Alegre par la réunion des mouvements sociaux, et même par le réseau international des parlementaires. Si ces déclarations sont traduites en actes, elles constituent une plate-forme solide pour les campagnes et les initiatives à venir
2. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le rôle des partis politiques, mais d’abord le rôle et la conception de la politique elle-même. Sur ce point encore, Porto Alegre a confirmé ce qui était clairement apparu à Florence (notamment dans la table ronde entre Bertinotti, Cassen, Besancenot, Chris Nineham) : la ligne de partage des eaux n’oppose pas la politique et le social. Les mouvements sociaux produisent de la politique, d’une manière qui leur est propre. Les organisations politiques interviennent socialement. Si les fonctions sont distinctes, le véritable clivage passe aujourd’hui entre les politiques d’accompagnement des réformes libérales (ou aux recherches de « troisième voie » entre l’esprit de Porto Alegre et celui de Davos), et les politiques d’opposition intransigeante à la mondialisation capitaliste et à la guerre impérialiste.
La chronologie des forums sociaux et l’évolution de leur contenu témoignent d’un goût retrouvé de la politique, d’une forte demande de politique de la part des jeunes notamment. L’assistance attentive aux séminaires organisés par les revues, fondations, réseaux de publication l’illustre bien. Ce regain d’intérêt pour la politique, s’il modifie les rapports entre le champ social et le champ politique, ne résout pas pour autant la question délicate des rapports entre mouvements sociaux et partis (ou organisations) politiques. On a beaucoup disserté, ces dernières années, sur la crise de la « forme parti », à la lumière notamment de la débâcle des partis d’origine ou de tradition stalinienne. Il est certain que les conditions contemporaines de l’action modifient l’idée même de ce qu’est un parti. Pour ne prendre qu’un seul exemple : l’autorité d’une direction de parti a longtemps reposé sur la centralisation de l’information. Le capital monopoliste de l’information constituait une source de pouvoir des bureaucraties politiques (et syndicales). Le développement de la communication transversale (en réseau), la production décentralisée d’information, modifient non seulement les rapports entre l’expérience pratique et les orientations programmatiques, ils modifient aussi les conditions de la vie démocratique, dans le sens d’une désacralisation des équipes dirigeantes, d’un contrôle possible sur les pouvoirs institutionnels, etc.
Tout ceci est important, mais bien des discours sur la crise de « la forme parti » servent à masquer la crise des contenus, l’effacement des stratégies politiques (des projets, des programmes, des propositions) au profit du marketing, du spectacle, etc. Cette dynamique s’exprime par la montée des abstentions lors des élections. Elle participe d’une tendance profonde à la dépolitisation du monde, qui est la conséquence logique de sa privatisation généralisée. L’inquiétude d’Hannah Arendt quant au fait que la politique (et avec elle une certaine idée de liberté qui lui est organiquement associée) puisse disparaître complètement du monde se trouve ainsi largement justifiée.
Les forums comme celui de Porto Alegre montrent au contraire qu’il existe un intérêt (y compris passionné) pour les grandes questions qui sont l’enjeu même de la politique non politicienne : dans quel monde souhaitons-nous vivre, et quelle espèce humaine voulons-nous devenir ?
Ceci dit, la politique est une lutte. Elle vise à modifier des rapports de force, à faire bouger les lignes. C’est pourquoi, quel que soit le nom qu’on leur donne (partis, mouvements, fronts, etc.), la politique exige la médiation d’organisations qui donnent vie au pluralisme (à la pluralité) constitutif de l’espace politique. Une politique sans partis risquerait fort d’être une politique sans politique. Marx a mené un double combat, contre ce qu’il appelait « l’illusion politique » (celle de Lassalle par exemple), selon laquelle la politique se réduit à l’étatique (à la sphère de l’État) ; mais aussi contre ce que l’on pourrait appeler « l’illusion du social », selon laquelle la politique se dissout dans le mouvement social (c’est au cœur de ses polémiques avec les différents courants libertaires).
On comprend très bien pourquoi, aujourd’hui, après les tragédies et les désillusions du XXe siècle, après les faillites staliniennes et social-démocrates, le « retour de la question sociale » a eu comme centre de gravité, depuis une vingtaine d’années, les mouvements sociaux. Mais l’écart entre la remobilisation sociale, la floraison des résistances, l’émergence de nouveaux acteurs et mouvements, d’un côté, et l’état de délabrement des forces politiques n’est pas une vertu. C’est une faiblesse qu’il faudrait s’attacher à surmonter. Le cas de l’Argentine illustre les dangers de ce grand écart. D’un côté, un puissant mouvement d’auto-organisation, magnifique ; de l’autre, une gauche pulvérisée, fragmentée, incapable de traduire en rapport de force politique le rapport de force social. Cette situation ne peut s’éterniser. Les classes dirigeantes finiront par reprendre l’initiative, même à partir d’une position de faiblesse, comme elles le firent au Portugal à l’automne 1975.
Il y a des signes (timides encore) dans plusieurs pays d’Europe, d’Amérique latine, d’Asie, de reconstruction d’une gauche politique en rupture nette avec les compromissions passées de la gauche traditionnelle ou respectueuse. Mais pour l’heure l’espace politique en ruine est surtout occupé, dans les forums sociaux, par les revues, les fondations, etc. C’est compréhensible, mais ce n’est pas sain. On risque ainsi de reproduire une stricte division du travail entre les mouvements sociaux, d’un côté, et, de l’autre, une politique réduite aux pratiques parlementaires. C’est d’ailleurs déjà le cas dans un forum comme Porto Alegre, où les partis n’existent que dans le « forum off » des « autorités locales » (autrement dit des municipalités) ou des parlementaires. Cette situation est propice à toutes les manipulations. Qui peut ignorer le rôle clef du Parti des travailleurs dans l’organisation du FSM ? La politique ne devrait-elle entrer dans les forums que sous la forme de l’irruption de ténors médiatiques comme Lula ou Chavez lors du dernier forum, et pourquoi pas de Fidel lors du prochain ?
Ce sont là des problèmes délicats. Les réponses ne sont pas simples. Mais la discussion doit avoir lieu, sous peine de voir s’instituer un jeu pervers entre des mouvements sociaux tentés de verrouiller artificiellement leur espace propre, et des partis dont la main invisible agit en coulisse plutôt qu’au grand jour.
3. Après Porto Alegre comme après Florence, des voix se sont inquiétées de la politisation accélérée qui menacerait de dénaturer le mouvement antiglobalisation.
Cette inquiétude est sans doute sincère de la part de certains syndicats ou ONG. Elle est moins ingénue de la part de certains médias. Ce qui les préoccupe en réalité, c’est moins la politisation (un dialogue politique « constructif » entre Porto Alegre et Davos ne les gênerait en rien), que le rôle croissant d’une nouvelle gauche radicale, particulièrement visible à Florence, avec la présence massive de Refondation communiste, des coalitions britanniques Stop the War et Globalize Resistance, etc. Tout aussi visible à Porto Alegre avec une gauche dynamique du Parti des travailleurs, une présence militante du Mouvement des sans-terre, etc. Faut-il rappeler, sur le terrain électoral même, les 10 % de l’extrême gauche française à l’élection présidentielle (trois fois plus que l’électorat du PC, deux fois plus que les Verts, deux tiers de l’électorat de Jospin) ?
Personne ne peut affirmer que cette tendance sera confirmée à l’avenir. Nous en sommes toujours dans la phase des résistances. Mais la crise politique est telle, dans un certain nombre de pays, que les débats stratégiques sur les problèmes de pouvoir, pratiquement au point mort depuis la fin des années soixante-dix, commencent à ressurgir. Nous sommes dans cette séquence incertaine, entre résistances et alternatives, alors que la mobilisation contre la guerre atteint des proportions que personne n’aurait osé prévoir il y a quelques mois encore. Une nouvelle génération se forme dans ce contexte alors que le paysage de la gauche classique est dévasté par les conséquences sociales des politiques néolibérales et par l’effondrement des régimes bureaucratiques. Dans ces conditions, l’émergence d’une nouvelle gauche radicale a de quoi inquiéter les possédants et les dominants. La social-démocratie ne va pas rester les bras croisés. Même affaiblis, et parfois agonisants, les Partis communistes, ou ce qu’il en reste, sont encore capables de nuire.
4. Je crois qu’il faut d’abord voir dans les débats suscités par des livres comme ceux de Negri ou de Holloway, le signe positif de renaissance du débat stratégique que j’évoquais précédemment. Impérialisme et empire : contre quelle mondialisation, dans quel monde luttons-nous ? Multitudes, classes : quels sujets de cette lutte ? Pouvoir, contre-pouvoir, anti-pouvoir : quelle stratégie de mobilisation ?
Ces premières réponses ont le mérite d’engager la discussion. Elles ont à mes yeux l’inconvénient de le faire en théorisant dans une large mesure l’impuissance. Une chose serait de constater que bien des questions de la révolution sont aujourd’hui sans réponse, d’aborder l’esprit ouvert un nouveau cycle d’expériences, etc. Autre chose (dangereuse) serait d’éluder les problèmes politiques par des artifices philosophiques. Deleuze et Foucault sont des auteurs passionnants. Transposer leurs concepts philosophiques (l’espace lisse, le point de fuite, etc.) en politique est cependant une opération discutable. L’écho du livre de Holloway en Argentine est symptomatique. Il répond dans une large mesure au vécu de la rébellion populaire. Mais au lieu de chercher à en résoudre les impasses, il en donne une formulation rhétorique : l’anti-pouvoir aussi énigmatique que l’anti-matière. En attendant, le pouvoir existe et il agit. Nulle formule magique ne le fera disparaître. Toutes les expériences du XXe siècle le rappellent.
De même, la catégorie de multitude a une valeur descriptive incontestable dans un contexte de décomposition ou de métamorphose des classes sociale, de fragmentation des sujets et de complexité croissante du social. Mais dans l’ontologie de la pauvreté selon Hardt et Negri, elle évoque la nouvelle plèbe du nouvel empire. La référence à saint François comme héros emblématique de la libération postmoderne n’apparaît plus alors comme une coquetterie littéraire ou théologique.
Ces auteurs (et d’autres, comme Badiou, dans un registre fort différent) sont bien les révélateurs d’une controverse qui commence à peine. Ils nous donnent l’occasion de faire notre propre inventaire critique. Et d’entrer dans le débat, fraternellement, mais sans complaisance : la discussion est aussi une preuve de respect.
5. Une internationale sans propriétaire ? Je me méfie un peu des formules qui tendent à escamoter la singularité d’une situation inédite. Les forums (mondiaux ou continentaux) sont d’abord, conformément à leur nom de baptême, des forums, des espaces de rencontre, d’échange, de confrontation. Ils n’élisent pas de direction, ne votent pas, ne décident pas. Ainsi, le forum mondial comme le forum européen ont marché jusqu’à présent sur deux jambes : d’une part le forum proprement dit, ouvert à tous ceux qui se reconnaissent dans sa charte fondatrice ; et l’assemblée des mouvements sociaux. C’est de cette assemblée que sont venues les déclarations de clôture à Porto Alegre ou Florence, que sont issus les agendas de mobilisation (comme celle contre la guerre du 15 février). Souscrivent à ces déclarations, par voie de signature, les mouvements qui le veulent. Ainsi, est préservé le caractère unitaire et ouvert du forum, en même temps qu’une aile marchante se propose des actions communes.
On peut dire qu’il y a là, selon une formule de Derrida, une sorte d’Internationale sans nom des résistances, dont la nébulosité protéiforme reflète les caractéristiques du nouvel internationalisme nourri par la mondialisation libérale : un internationalisme réellement planétaire (alors que celui de l’époque victorienne fut pratiquement continental), un internationalisme pluraliste (rassemblant non seulement le mouvement ouvrier mais toutes les victimes de l’oppression capitaliste et de la marchandisation du monde), un internationalisme qui s’enracine non seulement dans des solidarités éthiques, mais dans des solidarités organiques nées de la confrontation avec un ennemi commun. Le cas de Via Campesina est exemplaire. Alors que les mouvements paysans avaient la fâcheuse réputation de se hisser difficilement au-delà de l’horizon de leur clocher ou de leur contrée, Via Campesina, présente dans une cinquantaine de pays, est une sorte d’internationale paysanne. Le fait que les paysans du Brésil, de l’Inde, ou du Larzac soient confrontés aux mêmes multinationales, aux mêmes semenciers, aux mêmes circuits de crédits y est évidemment pour quelque chose.
Il serait en revanche dangereux de figer dans une formule organisationnelle prématurée le « processus constituant » de ce nouvel internationalisme, qui se cristallise peu à peu, de forum en contre-sommet, de rassemblement en journée d’action. Nul ne peut prédire les formes qui s’inventent dans ce va-et-vient entre le mouvement et l’événement. En attendant, les courants politiques qui ont une réalité internationale, une histoire particulière, une expérience, n’ont aucune raison de se saborder ou de se jeter dans l’inconnu. Ils peuvent au contraire enrichir le mouvement de leur propre mémoire à condition d’en respecter scrupuleusement le pluralisme, les rythmes de débat, et bien sûr l’indépendance des organisations de masse. Si modeste soit-il le réseau de la IVe Internationale a apporté sa contribution significative à ces expériences, de Porto Alegre à Florence, en passant par Paris ou Bruxelles. Nous avons apporté, et nous avons reçu : il est clair que la IVe Internationale ne se définit plus (et depuis une quinzaine d’années au moins), comme « un parti mondial », mais davantage comme un réseau de sections et de groupes nationaux, ouvert à des organisations amies, des groupes sympathisants, etc. C’est ce qui correspond à la phase actuelle de recomposition et de regroupement d’une gauche révolutionnaire dans le cadre des mobilisations antimondialisation et anti-guerre. Le tout récent XVe congrès mondial (février 2003) témoigne modestement de cette volonté d’aborder le monde nouveau qui s’annonce sans sacrifier un héritage qui peut encore servir.
Février 2003
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