29. Marx et « Le Manifeste »
« Sur les dix points programmatiques qui concluent le premier chapitre du Manifeste, sept concernent ainsi très directement les formes de propriété. Elles impliquent un primat de “l’économie morale” sur la concurrence de tous contre tous, de la solidarité sur le calcul égoïste, du droit coutumier des pauvres sur le privilège des possédants, de l’intérêt public sur la convoitise privée. Il ne s’agit pas pour autant d’abolir toute forme de propriété, mais bien, “la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise”, autrement dit “le mode d’appropriation” fondé sur l’exploitation du travail d’autrui »,
p. 77.
31. Peine publique, compensation privée
« Cette réduction de l’État à une somme de rapports contractuels privés se manifeste de manière criante, pour Marx, dans le système des sanctions infligées par la loi aux “coupables” de forfaits forestiers. En imposant le paiement d’amende au propriétaire ou, à défaut, l’effectuation de travaux forcés à son service, la peine publique se transforme en compensation privée », p. 40.
32. Possession et propriété
« Marx semble souvent reprendre à son compte la distinction entre possession et propriété. C’est à partir d’elle que Paul Sereni propose, dans un livre remarquable de rigueur, d’élucider l’énigme de la distinction entre propriété privée et propriété individuelle contenue dans le livre I du Capital. […] Or, la propriété privée qu’il est question d’abolir, est seulement la propriété “privative et exclusive”, telle que l’a définie Destut de Tracy, celle “qui donne pouvoir sur le travail d’autrui” », p. 49-50.
34. Privatisation généralisée du monde
« A l’heure de la globalisation marchande et de la privatisation généralisée du monde, les articles de Marx sur le vol de bois revêtent une troublante actualité. L’achat de la force de travail d’autrui établit un rapport d’appropriation/expropriation, non seulement de cette force de travail, mais aussi des services publics, de l’épargne populaire, de la consommation, des corps mis en spectacle, de l’espace livré à la spéculation foncière et immobilière. La privatisation touche non seulement des entreprises publiques, mais aussi l’éducation, l’information, le droit (par la généralisation du contrat privé au détriment de la loi commune), la monnaie, les savoirs, la violence, bref, l’espace public dans son ensemble », p. 58.
36. Propriété individuelle et appropriation sociale
« L’opposition de la propriété individuelle à la propriété privée est reprise dans La Guerre civile en France. Marx y souligne que la Commune de Paris “veut faire de la propriété individuelle une réalité”, et “rétablir” ainsi une forme d’appropriation qui soit une propriété personnelle et authentique. Quel sens, demande Sereni1, donner à ce rétablissement posé comme la négation de la négation ? Il en déduit que l’individualisation chez Marx ne se confond pas avec la privatisation. Permettant de concilier l’émancipation de chacun avec celle de tous, le rétablissement de “la propriété individuelle” devient ainsi compatible avec l’appropriation sociale. Mais ce n’est pas, insiste Marx, un simple retour à une communauté originaire ou à un quelconque paradis perdu. Le “rétablissement” en question est fondé au contraire sur les “acquêts” ou les conquêtes de l’ère capitaliste. Ce dont il s’agit, c’est donc l’émergence d’une collectivité et d’une individualité nouvelles », p. 79.
37. Propriété individuelle et propriété privée
« Marx rappelle que, chez les Germains, l’ager publicus est un simple complément de la propriété individuelle. Chaque propriétaire individuel a alors sa part du pâturage, du terrain de chasse, du bois communs. Il en résulte une distinction historique entre propriété individuelle et propriété privée, et la mise en évidence d’un type de propriété qui ne rattache pas le produit, retranché de l’ensemble, de l’association et de la communauté, à un être unique2 » p. 78.
40. Propriété imprescriptible de soi et force de travail
« Pour Sereni, “le point décisif est la supposition que toute forme de réalisation de soi peut-être nommée propriété3”. Marx renouerait ainsi avec un autre sens, originel, de notion de propriété, telle qu’elle était utilisée par Locke, pour qui “chaque homme est propriétaire de sa propre personne”, ou par les Niveleurs qui y voyaient encore le fondement de l’autonomie individuelle : “le présupposé de l’idée d’une propriété de soi semble la voie constamment suivie par Marx4”. C’est cette propriété imprescriptible de soi qui, dans la force de travail, résisterait à la marchandisation et ferait en sorte que, même contrainte de s’offrir sur le marché du travail, cette force se rebelle et se rebiffe », p. 79-80
41. Résistance des dépossédés
« On assiste en retour à de nouvelles formes de résistance des dépossédés – des “sans” (sans papiers, sans domicile, sans toit, sans emploi, sans droits) – au nom des la défense des services publics, au nom de la souveraineté énergétique et alimentaire des pays soumis au pillage impérialiste, au nom des biens communs (eau, terre, air, vivant) convoités par les entreprises cannibales ou les firmes pharmaceutiques à l’affût de nouvelles molécules brevetables. Ou, tout simplement, au nom du droit d’avoir des droits ! Les revendications de reconnaissance des langues et des cultures indigènes contre une mondialisation uniformisante participent de ces résistances à la dépossession. Si ces luttes sont souvent engagées au nom de la défense des “us et coutumes”, ou des traditions, il importe de rappeler à leur propos la préoccupation de Marx dans ses articles sur le vol de bois. Derrière l’apparence consensuelle des coutumes, subsiste l’antagonisme latent entre les droits coutumiers des dominants et ceux des dominés. C’est peut-être ce qu’entendait aussi Walter Benjamin quand il opposait la tradition des opprimés au conformisme qui toujours la menace », p. 76.
42. Socialismes
« La critique de la propriété est donc bien à la naissance et au cœur de toutes les variantes de socialisme qui surgissent au XIXe siècle de la résistance au capitalisme triomphant. Il n’est donc pas étonnant que Marx, conduit à s’y intéresser pour la première fois à propos de la législation rhénane sur le vol de bois, ait salué dans La Sainte Famille l’essai de Proudhon comme “un grand progrès scientifique”, d’une importance comparable à ses yeux pour la politique moderne au fameux pamphlet de Siéyès sur le tiers état », p. 48.
43. Société civile, Etat, propriété
« Dans ses articles sur le vol du bois et sur la situation des vignerons mosellans, la question de la propriété est avant tout révélatrice des contradictions à l’œuvre dans le rapport entre la société civile et l’Etat. Mais Marx les aborde encore d’un point de vue rationaliste libéral. Dans des termes hégéliens, il souligne derrière la question du droit les incohérences de l’Etat moderne qui ruinent sa prétention à une rationalité universelle […]. Ce démenti pratique aux prétentions de l’Etat moderne se vérifie dans l’inversion de son rapport supposé avec la société civile. À travers une législation comme celle sur le vol du bois, les autorités publiques se mettent au service de l’intérêt privé au lieu d’incarner face à lui l’intérêt général », p. 39.
10. Définition de la propriété du bois
« Pour aborder “la question terre à terre” de “la parcellisation de la propriété foncière”, Marx reconnaît d’emblée ne pas disposer de la proposition de loi, mais seulement des “ébauches d’amendements” de la Diète et d’un compte rendu lacunaire de ses délibérations. L’enjeu du débat est bien la définition de la propriété. Le projet de loi envisage de qualifier comme vol aussi bien l’arrachage de branches sur “l’arbre vert” que le ramassage de ramilles mortes. Il s’agirait dans les deux cas, “d’appropriation de bois étranger”, par conséquent d’un délit qualifiable comme “vol”… » p. 16-17.
14. Droit des possédants/droit des possédés
« Au lieu de considérer, comme la plupart des socialistes français de l’époque, la propriété comme une catégorie juridique illégitime, Marx l’analyse donc, dès L’Idéologie allemande, comme “un mode de relation nécessaire à un stade de développement des forces productives”. Il en vient ainsi à séculariser et relativiser une notion de justice qui varie historiquement. Il n’y a dès lors plus guère de sens à déclarer l’exploitation injuste, ou à dénoncer la propriété comme vol, sans plus de précisions. Ce sont en réalité deux conceptions du droit qui s’affrontent, droit contre droit, celui des possédants contre celui des possédés. Entre les deux c’est bien la force qui tranche », p. 56-57.
18. État et propriété
• « Dans ses articles sur le vol du bois et sur la situation des vignerons mosellans, la question de la propriété est avant tout révélatrice des contradictions à l’œuvre dans le rapport entre la société civile et l’État. Mais Marx les aborde encore d’un point de vue rationaliste libéral. Dans des termes hégéliens, il souligne derrière la question du droit les incohérences de l’État moderne qui ruinent sa prétention à une rationalité universelle. »
• « Ce démenti pratique aux prétentions de l’État moderne se vérifie dans l’inversion de son rapport supposé avec la société civile. À travers une législation comme celle sur le vol du bois, les autorités publiques se mettent au service de l’intérêt privé au lieu d’incarner face à lui l’intérêt général », p. 39.
22. Légitimation de la propriété par le « droit d’occupation »
« L’invocation d’un “statut naturel” des objets semble se référer à la tradition du droit naturel et l’invocation du “droit d’occupation5” ou jus nullius, accordant un droit au premier occupant sur un “bien de personne”. C’est cette justification juridique qui avait servi à légaliser l’appropriation coloniale des terres décrétées vierges. Marx exploite la logique paradoxale de l’argument : lorsque la propriété n’est pas légitimée, comme chez Locke, par une action transformatrice de l’objet (par un travail), le droit d’occupation relève d’un coup de force initial (une “prise de terre” dans le cas des conquêtes coloniales). Un tel droit est universalisable. Il doit donc bénéficier aussi à la classe qui, “exclue de toute propriété”, se trouve, à l’instar des objets en question, dans une sorte d’état précivil ou préjuridique », p. 22-23.