La question de la forme et de la fonction du parti constitue l’un des thèmes de discussion importants dans la préparation du congrès1. Dans une tribune de L’Humanité, Roger Martelli appelle à construire la « Maison commune des communistes ».
Cette question du parti fait l’objet de la troisième partie du document d’orientation générale proposé par la direction. Elle est également abordée par Roger Martelli dans une tribune « Construire une formation communiste de nouvelle génération » (L’Humanité, 7 octobre 1996) et par le texte collectif « La mutation reste à faire », signé collectivement par Jean-Michel Catala, Roland Favaro, Guy Hermier, Roger Martelli et Jack Ralite (L’Humanité, 13 novembre 1996).
Alors que le document du comité national demeure très général et peu novateur, les deux contributions partent de l’idée qu’il y a dans l’héritage communiste « quelque chose d’obsolète » ou de « dépassé ». Ce n’est « ni la critique du capitalisme », « ni la visée communiste ». Ce serait « une forme de parti communiste née avec ce siècle et qui a vieilli avec lui » : « la constitution d’une organisation disciplinée et cohérente, d’un parti centralisé, constituant une avant-garde capable de guider le peuple vers la révolution, armée ou pacifique ». Il faut donc « que le parti rompe avec une forme, des pratiques, et une culture d’organisation qui ne sont plus de ce temps ».
Le parti en question
Trois remarques s’imposent.
1. La tribune de Roger Martelli rappelle bien que la conception du parti, « après 1924 » a été marquée par la « lecture stalinienne » : « alors le monolithisme est devenu une vertu, la discipline un principe fondamental, et la discussion un pis-aller ». Mais on a l’impression que la continuité dans le régime du parti l’emporte sur la rupture constituée par la contre-révolution bureaucratique, à partir de la codification du « léninisme » par le rapport de Zinoviev au Ve congrès de l’Internationale communiste, la bolchevisation des PC, l’étouffement de la démocratie interne, les purges au rythme des luttes de pouvoir en Union soviétique. On est alors bien loin de l’époque où différentes positions présentes dans les rangs bolcheviques s’exprimaient publiquement et où Lénine lui-même, à l’automne 1917, s’indignait des tergiversations du comité central et envisageait d’en démissionner pour reprendre sa liberté d’agitation au sein du parti en faveur de l’insurrection.
2. Sans nier la différence entre les deux, Roger Martelli estime qu’on ne peut pas « revenir avant Staline pour retrouver le parti de Lénine ». S’il s’agit de dire que ce parti est le produit d’une époque et d’une société, où la culture du pluralisme, de la représentation démocratique, était à peine balbutiante, cela va de soi. Mais il serait nécessaire de faire la part de ce qui est dépassé et de ce qui demeure dans l’héritage de Lénine en matière d’organisation, de départager avec soin la légende du léninisme de sa réalité, de réfléchir méthodiquement, comme avait tenté de le faire Marcel Liebman, sur « le léninisme sous Lénine ». Ainsi, il est compréhensible, à la lumière des monstruosités bureaucratiques, que l’idée de parti d’avant-garde suscite rejet ou méfiance, dans la mesure où elle est identifiée à celle d’un parti-guide, de la caporalisation des mouvements de masse, d’un rapport vertical disciplinaire entre la direction et les militants.
Faut-il oublier pour autant que cette idée de parti d’avant-garde, telle qu’elle est formulée dans Que faire ?, apportait en son temps une innovation toujours essentielle aujourd’hui. Contre la tradition de la IIe Internationale, elle affirme la distinction du parti et de la classe, du politique et du social. Elle ouvre donc la question de la représentation, de ses mécanismes de délégation et de contrôle. Elle permet aussi d’aborder la question du pluralisme : si le parti ne se confond pas avec la classe, s’il n’en est qu’une avant-garde, une pluralité des représentations politiques devient concevable. Inversement, la tradition social-démocrate dominante à l’époque fait du parti l’incarnation politique de la classe et son caractère de masse n’empêche en rien sa bureaucratisation. Plus qu’une évocation assez vague d’un modèle léniniste (introuvable dans le parti bolchevique de 1903 à 1924), la discussion nécessaire devrait partir d’un examen plus fondamental des racines de la bureaucratisation dans le mouvement ouvrier, syndical comme politique : division du travail, gérontocratie, professionnalisation, délégation de pouvoir, et, plus récemment médiatisation et personnalisation.
3. La contribution de Roger Martelli comme le document collectif évoquent le rapport entre les formes d’organisation et le projet stratégique. Le parti de Lénine « était pensé en fonction de l’idée que l’on avait à l’époque du combat révolutionnaire », or, « nous n’avons plus la même manière d’envisager la révolution ». Certes. On dit souvent que les militaires sont toujours en retard d’une guerre parce qu’ils ont étudié la stratégie à partir des guerres précédentes. Craignons que nous, révolutionnaires, ne soyons toujours en retard d’une révolution en imaginant les révolutions futures sous les traits (souvent imaginaires) des révolutions passées. Soyons disponibles et attentifs à l’inédit, à l’inattendu. Mais, tout en reconnaissant la part d’inconnu dans l’horizon stratégique du siècle à venir, ne bazardons pas à la légère les quelques grandes leçons d’un siècle finissant. Pas de transformation sociale radicale sans transformation fondamentale des rapports de propriété et sans bouleversement des rapports de pouvoir entre la société et l’État. Ces changements demeurent l’objet d’une lutte acharnée entre les classes, une lutte sans merci aux moments critiques.
Le défi démocratique
Un parti qui se construit dans le cadre de l’ordre établi, avec la volonté de le dépasser, est inévitablement aux prises avec une contradiction. Il ne peut échapper complètement aux contraintes de son environnement marchand et bureaucratique. Il peut cependant veiller à quelques principes qui, sans offrir aucune garantie absolue contre les dangers inhérents à la logique d’organisation, tentent de la contenir et de la contrôler.
1. Il convient tout d’abord d’en revenir à l’esprit et à la lettre du Manifeste communiste. Les communistes « n’ont pas d’intérêt qui les sépare de l’ensemble du prolétariat » ; ils ne se distinguent « que sur deux points » : la défense des intérêts internationaux et généraux du prolétariat, au-delà des intérêts nationaux ou catégoriels. De là, à la lumière des expériences négatives de commandement et de manipulation, un respect scrupuleux des mouvements sociaux (syndicaux ou associatifs), de leur indépendance et de leur souveraineté, en un mot de leur démocratie interne. Les militants révolutionnaires apprennent de tels mouvements, leur font des propositions, ils n’ont aucune prétention à les subordonner ou les régenter.
D’où un va-et-vient permanent, parfois difficile, entre l’expérimentation et les synthèses toujours provisoires.
2. La vie d’un parti est régie par ses statuts, qui établissent un système de droits et de devoirs des militants. Généralement, on tend à ne retenir que le versant disciplinaire d’un tel système en perdant de vue un autre aspect de sa fonction. Il s’agit aussi de soustraire, dans la limite du possible, la vie démocratique de l’organisation aux pressions conjuguées de l’État et du marché, de créer, malgré les inégalités sociales entre les membres, dues notamment à la division du travail, le maximum d’égalité dans la possibilité de s’exprimer dans un débat, d’accéder à des responsabilités. Un tel souci a de multiples conséquences pratiques. La rigueur dans le versement de cotisations a pour but d’assurer une indépendance par rapport à toutes les formes de financement (par les élus, par l’État, par les médias, par des sponsors). La discussion libre et l’élection des directions visent à ce que le collectif garde le contrôle de ses représentants révocables, au lieu de laisser les médias coopter des porte-parole qui n’auraient de comptes à rendre à personne. Enfin, la règle générale de la plus grande liberté dans la discussion et d’une certaine unité dans l’action s’est trop souvent traduite par une stricte discipline dans l’action et la discussion. Si le degré d’unité requis peut largement varier en fonction des circonstances, la règle dans sa généralité n’en constitue pas moins un principe démocratique : si la discussion n’a pas d’enjeu pratique, elle n’est qu’un bavardage ; si la décision majoritaire n’a pas force de loi au sein d’une association volontaire, la liberté de discussion devient exercice formel ; si enfin, chacun fait ce qu’il avait l’intention de faire, indépendamment des résultats de la discussion, il n’est jamais possible d’éprouver et de corriger collectivement une orientation quelle qu’elle soit.
3. Les signataires de la contribution « La mutation reste à faire » évoquent le sujet tabou du droit de tendances, tout en restant à prudente distance de « l’esprit de tendance ». S’il n’est pas sans difficultés ni contradictions, il constitue cependant une garantie de pluralisme pour des minorités. S’il est parfois vécu comme faisant passer les droits de groupes constitués avant ceux de tout militant, sa suppression s’est toujours avérée pire que ses inconvénients.
4. Il y a sans doute bien des façons de concevoir la politique (comme pratique citoyenne, participation démocratique, manière d’être ensemble), mais, dans une société d’exploitation et d’oppression, elle demeure aussi une affaire de rapports de forces, où il s’agit de faire bouger les lignes et d’agir sur le moment critique, le plus efficacement possible. En ce sens, la lutte des partis n’est pas un simple jeu d’opinions, mais un aspect de la lutte sociale. De ce point de vue, il paraît trop simple ou trop vague d’opposer au parti guide (de sinistre mémoire) une simple « mise en réseau », même si le thème est à la mode. Une chose est de s’emparer de toutes les techniques modernes d’information rapide et de communication qui permettent une meilleure circulation des idées, un dialogue permanent entre représentants et représentés, une plus grande transparence organisationnelle, autre chose serait de dissoudre le minimum de centralisation nécessaire dans les circuits insaisissables du réseau. Loin d’être une garantie contre la bureaucratie, les formes organisationnelles lâches sont au contraire un terreau de prédilection pour les bureaucraties médiatiques, les individualités fortes en gueule, et les porte-parole autoproclamés.
Maison commune ?
La tribune de Roger Martelli s’achève par un appel à construire « la maison commune des communistes » et la contribution collective trace la perspective d’une « formation communiste radicalement neuve, dépassant les formes jusqu’alors instituées ». La question est pertinente et l’intention positive.
Nous, qui sommes communistes et avons toujours lutté contre la confusion entre communisme et stalinisme, toujours affirmé et démontré – n’en déplaise à François Furet – que l’on pouvait être communiste sans être stalinien, nous nous sentons, évidemment concernés par une telle interpellation. Nous ne pensons cependant pas que la seule étiquette traduise aujourd’hui les lignes de partage pertinentes. Nous ne nous sentons pas, par exemple, plus proches du « communisme » de Philippe Herzog ou de Rémy Auchedé, que de militants syndicaux, associatifs, socialistes dissidents, écologistes radicaux, qui n’ont jamais été communistes.
Ce qui est réellement à l’ordre du jour et à la mesure des défis qui nous attendent, c’est un nouveau parti rassemblant ces différentes cultures et traditions, les dépassant au feu de l’action commune, et dans lequel un courant communiste aurait une place indispensable.
Rouge n° 1710, 5 décembre 1996
Documents joints
- Daniel Bensaïd a écrit trois articles sur le XXIXe congrès du PCF que nous publions sur ce site : « La mutation difficile », « Quel parti pour les communistes », « Le centralisme démocratique ».