Rapport concernant la soutenance d’habilitation à diriger des recherches de M. Daniel Bensaïd

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Après hésitation en raison de son caractère académique et de son incomplétude, nous avons décidé de publier ce rapport de soutenance d’habilitation à diriger des recherches de Daniel Bensaïd. Vous pouvez également vous reporter au mémoire lui-même.

Le dimanche 21 janvier 2001, à 14 heures, le jury s’est réuni dans la sale G 201 de l’université Paris-VIII. Le jury était composé de MM. René Schérer, professeur émérite de l’université de Paris-VIII, directeur de travail ; Jacques Derrida, directeur de recherches à l’EHESS ; Georges Labica, professeur émérite de l’université de Paris-X Nanterre ; Michaël Löwy, directeur de recherches au CNRS ; et André Tosel, professeur à l’université de Nice. M. Jacques Poulain, professeur à l’université de Paris-VII, victime d’un accident, était excusé. M. Labica a été élu président du jury.

Le président donne aussitôt la parole à M. Bensaïd pour un exposé de présentation de sa recherche, dont il a donné la ligne générale dans un ouvrage de 1981, intitulé “Une si lente impatience. La politique, les résistances, l’événement”.

M. Bensaïd commence par évoquer la “surprise” qui a été la sienne devant la “figure imposée” de l’exercice de la HDR, en ce sens qu’elle contraint à revenir sur ce que l’on a fait, en tant qu’intellectuel, et plus exactement en tant que chercheur, afin de s’interroger sur une cohérence d’ensemble, autrement dit de constituer “une œuvre”. En tentant, de la sorte, de considérer son itinéraire, il a le sentiment d’avoir, en rupture avec une certaine tradition décisionniste de gauche, de s’être efforcé de penser en commun nécessité et contingence. C’est ainsi que la thématique de la “révolution permanente” conjugue acte et processus. Le regard sur l’histoire parcourue/vécue, l’amène à voir, dans le début des années quatre-vingt, une “contre-réforme” se caractérisant par la “restauration” d’une pensée “émiettée” entérinant, sinon prononçant la fin de partie pour la politique, l’histoire et l’espérance du changement. Ce moment est jugé comme ayant été propice à la réflexion et aux lectures, activement partagées avec les étudiants, dans une “gestion prosaïque du quotidien”.

En regard, aujourd’hui se donne comme un moment “mélancolique”, dont on peut se demander s’il est le résultat de tendances lourdes ou de défaites non définitives, i.e. permettant “la relance”. Ses livres, une douzaine en dix ans, que M. Bensaïd qualifie de “tardifs”, ne sont pas dus à ce désengagement, mais, à leur arrière-plan, se pose légitimement la question des relations et de la compatibilité entre engagement, au sens politique, recherche et université. M. Bensaïd revendique fortement cet assemblage. L’interrogation sur l’affaissement du politique déroule un procès qui se substitue aux controverses politiques antérieures, en favorisant les approfondissements et en suscitant des confrontations inédites, entre auteurs, références théoriques et protagonistes actuels. La voie qui s’ouvre est celle d’un retour à Marx, qui n’a rien de nostalgique, qui entend, contrairement à toutes les figures des “post”, si fréquemment et si complaisamment invoquées, faire la preuve qu’il demeure d’autant plus en prise avec la modernité, que la mondialisation le rend à nouveau indispensable. Or, il s’agit d’une perspective très vaste, qui inclut, par exemple, dans la volonté d’une humanité à produire, les problèmes du vivant, mis au premier plan par les découvertes biogénétiques. Le danger reste celui de l’éclatement, de l’éclectisme présupposant la perte des repères. La politique doit être l’objet d’un traitement global. Chez Marx, elle est à traiter selon un parcours qui va de l’État à la politique, et non l’inverse. Sa condition de possibilité réside dans l’intrication des temporalités. Elle impose d’œuvrer à l’événement, de le “provoquer à venir”, loin d’une attente du “miracle” ou d’un “sursaut héroïque de l’esprit”. Dans la conjoncture d’actualité, la guerre apparaît comme un “laboratoire des rapports sociaux”. Et M. Bensaïd de conclure que la polémique, substituée aux batailles de jadis, demeure une arme à laquelle il faut conserver tout son tranchant.

Le président remercie M. Bensaïd pour son exposé et ouvre les débats, en donnant la parole à M. René Schérer.

Le professeur Schérer tient tout d’abord, au nom de tous, à saluer la mémoire de Jean-Toussaint Desanti, qui vient de disparaître, en évoquant le maître et surtout l’incomparable ami.

Rapport pour la soutenance d’habilitation de Daniel Bensaïd par René Schérer, directeur de recherche

M. René Schérer se dit très heureux et honoré d’avoir été choisi par Daniel Bensaïd comme directeur chargé de le proposer à l’habilitation. Une qualification que celui-ci mérite hautement, eu égard à son œuvre et à son expérience enseignante, à son apport à la philosophie politique contemporaine.

M. Schérer fait ressortir trois titres principaux :

– son œuvre de chercheur couvrant un champ très vaste et qui a produit, depuis une trentaine d’années un nombre impressionnant de livres et de publications, surtout relativement à Marx, avec discussion critique des travaux contemporains, d’origine anglo-saxonne et sud-américaine en particulier, ce qui classe Daniel Bensaïd parmi les meilleurs spécialistes de la question ; mais également rayonnant dans des directions peu communes dans la tradition et la pensée marxienne : Benjamin, Péguy, Jeanne d’Arc… ;

– œuvre d’enseignant, ayant fait ses preuves à l’université Paris-VIII depuis Vincennes, organisateur et animateur de séminaires, dirigeant ou orientant de nombreuses recherches, de facto : l’habilitation demandée et due vient tout naturellement couronner cette activité qui lui assure un public fidèle d’étudiants, et l’estime de ses collègues ;

– mais principalement, et ce qui doit, selon M. Schérer, venir au centre de cette soutenance, Daniel Bensaïd est digne de l’habilitation en tant que philosophe, car il a élaboré, avec une très grande fermeté de dessein et d’écriture, une philosophie originale, en bien des sens exemplaire pour la période contemporaine. Philosophie que l’on pourrait qualifier de marxiste, dans la mesure où elle s’inscrit dans la ligne critique de l’économie politique et de l’histoire tracée par Marx, dans le champ ouvert par lui ; mais d’un marxisme renouvelé, débarrassé de ses interprétations réductives et déformantes : un marxisme élargi, enrichi par l’épreuve d’autres lectures, d’interférences éclairantes, comme celle, éminemment, de Benjamin.

Daniel Bensaïd l’expose très clairement dans son mémoire pour l’habilitation : il a vécu la crise contemporaine du marxisme, d’un certain marxisme, en sachant s’en dégager. Il ne pense pas que les voies marxiennes soient devenues périmées, inutilisables : au contraire, une relecture de Marx, et, si l’on peut dire, un “retour” à Marx sont plus que jamais indispensables dans les incertitudes, le désarroi idéologique actuel. Car, ce que, d’après M. Schérer, Daniel Bensaïd puise essentiellement ou premièrement chez Marx, c’est un sens de l’indissociabilité de la théorie et de la pratique, l’impossibilité de séparer l’élaboration conceptuelle des perspectives de l’action, du changement de la situation présente.

En cette mesure, la philosophie que soutient Daniel Bensaïd peut être qualifiée de “militante”. Pour lui – et cela retentit sur un style très vivant, direct, entraînant, largement teinté d’humour et de passion contenue, comme le grand style de Marx lui-même – le philosophe n’est pas séparable du politique. Non qu’il s’agisse d’une adjonction d’un engagement politique à la pure pensée philosophante, mais parce que la philosophie, dans son exercice même et sa formulation, ne saurait être séparée d’une décision, d’une intervention dans le présent dont elle a pour tâche de dégager et d’exprimer le problème. Et, de cette manière, selon encore M. Schérer, cette pensée se trouve assez proche de celle de Gille Deleuze, pour qui, également, ce qui appartient à la philosophie est de voir les problèmes (les “vrais” problèmes selon Bergson) et de les formuler. Il est remarquable et à noter, que l’une des dernières publications de Daniel Bensaïd, Résistances, se conclut justement sur cette recherche d’une expression, pour notre temps, du problème ou des problèmes manifestés dans la crise du capitalisme et de la civilisation dans sa globalité.

La philosophie de Daniel Bensaïd se trouve ainsi installée au cœur de l’histoire présente. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’apporter à l’histoire une philosophie qui lui ferait défaut, d’entreprendre une vaine élaboration de quelque philosophie de l’histoire, mais de faire entrer dans l’histoire l’interrogation philosophique comme la critique immanente des idées dont elle est spontanément porteuse : à commencer par celle d’une histoire se déroulant de façon unilinéaire, dans le sens de la continuité d’un progrès. La critique de l’idée de progrès occupe une place centrale dans la pensée de Daniel Bensaïd, et va de pair avec celle de la soumission de la philosophie à l’ordre du présent, à la religion du fait, aux contingences de l’actuel entendu comme impossibilité de penser autre chose que l’advenu. Le lien philosophique au présent ne peut être qu’intempestif, au sens de Nietzsche, reporté justement sur Marx “l’intempestif” ; et il ne peut être qu’une possibilité de pensée et d’ouverture, à travers l’actuel et, par-delà celui-ci, sur le possible.

Parmi les thèmes abordés par Daniel Bensaïd, à la lumière de Marx, mais hors de toute orthodoxie du marxisme en critique rebelle, “hérétique” comme disait de lui-même Pasolini, M. Schérer mettra l’accent sur :

– la dimension utopique de l’histoire qui confère à la reprise en compte de Marx par Bensaïd une coloration, un style très singulier. Ce thème de l’utopie présente, et d’une certaine manière irréductible à toute positivité, apparaît dès 1980 ; il se trouve repris dans Marx l’intempestif, il culmine explicitement et théoriquement dans le livre consacré à Walter Benjamin, sentinelle messianique. La place accordée à Benjamin apparaît comme prépondérante d’ailleurs dans toute la pensée de Bensaïd ; elle lui permet de préciser et de renouveler la conception du temps historique et d’une dialectique qui, tout en intégrant le subjectif, contourne la scolastique des discussions entre les “facteurs” subjectifs et objectifs, ainsi que la substantialisation du sujet et de l’objet. L’histoire se repeuple de ses acteurs, son temps apparaît comme composé de séries, de points nodaux, de ruptures, de bifurcations ouvrant l’accès à d’autres : ces catégories trop souvent oubliées, dont le défaut a fait de l’histoire “objective” celle des seuls vainqueurs devant le “tribunal de l’histoire”, que Bensaïd récuse avec bien fondé. Avec Benjamin, il a pris le parti de celle des vaincus, des oubliés prenant en charge la “faible force messianique” qui travaille l’histoire et fait qu’elle est incontournable pour la pensée philosophique, non confondue pourtant avec elle.

– La philosophie de Daniel Bensaïd, pour M. Schérer qui voit en cela un point de plus pouvant le rapprocher de Deleuze, est du côté, non de la continuité ou du déterminisme historique, mais des événements dont elle a à dégager le sens, et des devenirs. À un temps uniforme, abstrait, elle oppose un temps discontinu, sélectif, qui est celui de la mémoire. Mais non d’une mémoire de commémoration ou de répétition (le “fétichisme de la mémoire”, la “bigoterie actuelle”) mais celle qui donne sens au fait historique en le prolongeant jusqu’à un présent ouvert sur lui dans une perpétuelle reprise. C’est ainsi que Bensaïd peut faire dire à “la Révolution”, dans un ouvrage dont le bonheur d’écriture rappelle celui de Péguy (Clio) : “J’appartiens à la mémoire, pas au passé.”

– La redécouverte de l’histoire à partir de ses acteurs permet de réfuter des interprétations se voulant scientifiques et que l’on pourrait qualifier de “négationnistes” ou de “révisionnistes”, donc, de l’ouvrir à un jugement pénétré de subjectivité présente ; mais elle paraît également, contrairement à la propension contemporaine à tout subordonner à une appréciation morale qualifiée d’“éthique, et redonne sens et valeur à l’historique proprement dit et au politique.

– Une telle remise en place qui, à la fois, est en prise sur des préoccupations tout actuelles et prend directement parti contre la réduction de tout jugement au moral et au judiciaire apparaît à M. Schérer comme étant un des aspects les plus captivants et les plus originaux de cette œuvre et lui réserve une place à part dans une production philosophique contemporaine plutôt politiquement conformiste.

– Adoptant pleinement les positions et prises de parti de Daniel Bensaïd, M. Schérer soulève seulement des questions concernant la place que Daniel Bensaïd entendrait réserver à l’utopie proprement dite telle qu’elle s’est écrite ; avec Fourier en particulier ;

– Et, à ce propos, quelle est la part, dans sa pensée, éminemment orientée vers le politique, du désir, du plaisir, de l’esthétique. Un rapprochement a été fait avec la pensée de Deleuze et de Guattari, Daniel Bensaïd qui fait référence à Alain Badiou également, se sent-il proche de ces auteurs ? Pourrait-il préciser les divergences.

– Enfin, en interférences avec ces questions, et exprimant peut-être leur arrière-fond conceptuel, tenant compte qu’à plusieurs reprises, Daniel Bensaïd a parlé de la nécessité et de la difficulté aussi de juger (allusions à Péguy, à H. Arendt, etc.), M. Schérer demande si la pensée appelle nécessairement le jugement (“penser, c’est juger”) ou si une pensée sans ou hors jugement est possible. Ne doit-on pas la concevoir, si l’on veut échapper à l’image obsédante du tribunal (de l’histoire ou de la raison), quand ce n’est pas du confessionnal ?

– M. Schérer conclut en renouvelant ses éloges et en attirant l’attention du jury sur une “vertu” qui ne doit pas être oubliée, concernant les qualités de la présentation, de l’expression de ses thèses par Daniel Bensaïd : celle de l’écrivain.

Daniel Bensaïd déclare savoir gré à M. Schérer de l’appréciation qu’il porte sur son travail et de la pertinence à travers laquelle il le définit et définit son engagement. Reconnaissant également sa proximité avec Gilles Deleuze, il revient sur l’interprétation, à laquelle il est profondément attaché, d’un Marx utopiste, ou utopique, étant bien entendu qu’il ne peut s’agir là de la conception malheureusement banalisée de l’utopie comme fantasme ou exorcisme dénué de fondement. La force est bien dans la saisie de l’événement, sa pensée, les possibles qu’il ouvre et sur lesquels il faut peser. Une riche discussion s’engage sur ces points.

Jacques Derrida commence par dire son admiration et sa reconnaissance au candidat. Elles vont certes à une œuvre provisoirement rassemblée déjà impressionnante mais aussi vivante, en cours. Mais elles s’adressent aussi à une existence singulière qui démontre aujourd’hui, dans un mouvement de rétrospection lucide, sans complaisance, sobre et pudique, que son engagement et son combat politique sont inextricablement liés à une pensée du politique et à des interprétations philosophiques de grands corus (Marx, Trosky, Benjamin, Schmitt mais tant d’autres aussi avant et après eux), cela sans que jamais la rigueur de chacune des deux exigences ait à souffrir de l’autre, au contraire. Chose rare, pour ne pas dire unique.

Après avoir décrit en quelques mots la “situation” historique et politique dont l’œuvre de Daniel Bensaïd témoigne exemplairement, après avoir rappelé quelques lieux depuis lesquels il a pu en partie partager, en partie croiser ou observer cette histoire, Jacques Derrida dit quelle fut l’expérience de sa lecture d’une telle œuvre, tout ce qui l’y a séduit, convaincu et dont il s’est senti proche (par les thèmes abordés, les auteurs concernés, etc.).

Les questions et les demandes portent alors sur les motifs suivants :

1. La logique ou l’impératif de l’héritage “sans mode d’emploi” et la figure du “rendez-vous” qui revient souvent dans le mémoire inédit.

2. Les rapports entre cette logique, cet impératif ou cette figure, d’une part, et la critique de la raison messianique, d’autre part (c’est sur cette dernière et sur la lecture de Benjamin que porte pour l’essentiel la discussion).

3. La “cohérence” non systématique mais ferme de la problématique et du trajet philosophico-politique.

4. Le concept de “bureaucratie” souvent utilise pour caractériser les causes de l’échec politique du stalinisme ou de l’expérience soviétique en général.

5. Le rapport à Marx (ce qui reste vivant et à venir dans une œuvre dont le candidat ne manque pas de relever certains traits problématiques : un certain génétisme ou un positivisme scientiste marqué par le XIXe siècle).

6. L’interprétation de Benjamin (la “faible force messianique”) et de Schmitt (grande question de la “dépolitisation” (Entpolitisierung) au nom de l’humanitaire et d’une certaine interprétation des droits de l’homme universel, etc. qui inquiète aussi le candidat : grande question aussi de la décision et de ce “décisionnisme de gauche” que le candidat veut éviter.

7. La conciliation de la nécessaire “décision” ou de la stratégie du “projet” politique, d’une part, et d’une raison messianique, d’autre part ; celle-ci ne risque-t-elle pas (du moins dans une interprétation classique qui n’est pas celle du candidat, qui s’en explique fort bien) de privilégier l’attente (la nôtre ou celle qui nous fait ou nous laisse attendre, soit que nous attendions, soit que nous soyons attendus – alternative qui est aussi longuement débattue, comme celle du “temps”, de l’expérience de la temporalisation qu’elle suppose, qu’il s’agisse du temps en général ou du temps de l’histoire politique).

Au terme d’une discussion soutenue et animée, au cours de laquelle de précieuses précisions et de riches développements furent apportés par le candidat, Jacques Derrida dit encore sa gratitude admirative et combien il se réjouit de voir Daniel Bensaïd en mesure de continuer, plus que jamais, à animer et à diriger des recherches si nécessaire et aujourd’hui si peu représentées dans l’université française.


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