Retours de la question politique

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« Seul le retour improbable de la politique (mais sous quelles formes et à quel niveau ?) permettra de redécouvrir les voies d’un développement plus équilibré. »
Jean Peyrelevade

« Cette politique se meurt, se meurt la politique. »
Fausto Bertinotti

Porteuses d’espérance au seuil du XXe siècle, les politiques d’émancipation ont subi une défaite historique. Non, comme le prétendent ceux qui s’obstinent à confondre les révolutions et leur contraire, avec la chute du Mur de Berlin et la désintégration de l’Union soviétique. Ce ne sont que l’épilogue d’une longue et double défaite : face à l’ennemi principal, de longue date identifié pour tel, mais aussi face à l’ennemi intime, le parasite bureaucratique qui use et démoralise de l’intérieur. La révolution passive néolibérale est son aboutissement et son point d’orgue. Une contre-révolution préventive, à l’image des guerres du même nom. Elle vise à parfaire l’entreprise de dépolitisation méthodique dont ont toujours rêvé les classes dominantes : plus de classes sociales, plus de travail salarié et de capital, plus de possédés et de possédants. Ni droite, ni gauche ! Une communion solennelle au centre ! Une réconciliation générale ! Les blancs avec les bleus. Versailles avec Montmartre. Jaurès et Barrès réunis sur la colline inspirée ! Plus de grèves, plus de luttes. Tous unis dans l’effort, « gagnant-gagnant », et que le meilleur gagne quand même davantage !

Dans la mesure où l’Union soviétique et la Chine populaire (sans parler de l’Albanie ou de la Corée du Nord) furent présentées à des générations militantes comme les modèles d’un développement soustrait à la logique impitoyable du capital, l’effondrement de l’une et la conversion libérale de l’autre ont eu pour effet que beaucoup se sont sentis orphelins d’un modèle social et d’une perspective stratégique. Point n’est besoin de regretter la caricature despotique que fut leur « socialisme réel », pour constater que l’irruption massive sur le marché mondial du travail de centaines de millions de travailleurs russes, chinois, ou est-européens, privés de droits et de protections sociales, est le signe d’une défaite historique. Elle tire à la baisse les conditions de vie des travailleurs. Sa pression s’exercera sur leurs capacités de résistance jusqu’à ce qu’ils reprennent leurs forces et imposent leurs droits.

Dans les années soixante-dix, face à l’épuisement de l’expansion d’après guerre, les gauches de gouvernement et les directions syndicales ont cru pouvoir sauver le pacte social des années de croissance en révisant leurs exigences à la baisse. Ce fut le temps des « compromis historiques » et des « recentrages syndicaux ». Les envolées lyriques sur la grande « union des forces du travail et de la culture », ces grandes illusions du « compromis historique » à l’italienne ou de la « transition négociée » vers la monarchie constitutionnelle en Espagne, l’ambition de « vivre mieux » et de « changer la vie » affichée en 1972 par le Programme commun de la gauche en France, firent long feu. L’horizon des gauches européennes se réduisit peu à peu à la gestion de l’économie de marché, de l’orthodoxie monétaire, et de la modernisation libérale.

Les rhétoriques postmodernes sont l’expression et le ferment de ce changement de climat idéologique. L’apologie du liquide contre le solide, le goût de la miniature contre la totalité, le renoncement aux grands récits, accompagnent comme leur ombre les ajustements libéraux, l’individualisation des salaires et des horaires, la flexibilité du travail et la fluidité des capitaux. Le refus de tout point de vue d’ensemble, les menus plaisirs de la petite gorgée de bière, la rétraction de la durée dans l’instant, neutralisent toute ambition de pensée stratégique. L’heure est au zapping, aux révoltes sporadiques, aux identités kaléidoscopiques. L’événement se perd dans le fait divers. La croyance en l’incroyable supplante la conviction raisonnée. Le poids des images accable la pensée.

Face à la contre-offensive libérale des années quatre-vingt, les gauches parlementaires se sont trouvées d’autant plus désorientées qu’elles s’étaient coulées pendant les « trente glorieuses » dans le moule de l’État social keynésien et abandonnées à l’illusion d’un progrès irréversible. Pour ceux qui refusèrent leur accompagnement faussement réaliste de l’aggiornamento capitaliste, ce fut l’heure des résistances. Un moment stoïcien. Tenir, sans céder aux caprices du temps et aux sirènes de la résignation. Persévérer ! Rester fidèle à des convictions. Continuer, persister, pour avoir le droit de recommencer. Même si l’époque devenait de plus en plus opaque, et si l’horizon s’obscurcissait de manière inquiétante. Refuser inconditionnellement la célébration du fait accompli. Ne pas entrer dans le jeu de l’ennemi. Ne pas consentir1 !

Dès le soulèvement zapatiste de janvier 1994 au Chiapas, les grèves de l’hiver 1995 en France, les manifestations de Seattle contre le sommet du G8 en 1999, le fond de l’air a repris des couleurs. La croisade du Bien s’enlise en Irak et en Afghanistan. Le volcan latino-américain gronde, tenant pour l’heure en échec le projet impérial d’un grand marché des Amériques. Moins de douze ans auront donc suffi pour que le discours triomphaliste de Bush senior, promettant au monde une ère de paix et de prospérité indéfinie, s’efface derrière la proclamation de la guerre sans limites par Bush junior. Pour que les nouvelles idoles chancellent et pour que reculent les broussailles du mythe libéral.

La porte étroite où pourrait à nouveau surgir le possible n’est cependant qu’à peine entrouverte. Aujourd’hui comme hier, gisent à terre les politiciens en qui les opprimés avaient mis leur espoir. Et, comme hier, « ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause2 ». Il faut donc à nouveau « libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ils l’ont emprisonné ».

Déçus par leurs capitulations sans combat, les mouvements sociaux, anciens et nouveaux, sont tentés de se tenir à distance des partis et d’ignorer la question du pouvoir. L’expérimentation au jour le jour se défie des projets à moyen ou long terme. L’hymne aux « valeurs » éclipse les programmes. Le « tout-sauf » (Sarko, Berlu, Bush, Thatcher…) n’est que la feuille de vigne de ce grand renoncement. Quand la politique est à la baisse, la théologie est à la hausse. L’histoire sacrée reprend le pas sur l’histoire profane.

À l’instar de celui qui régna sous la Restauration, ce climat nauséeux est propice aux échappées utopiques, aux exils et aux exodes volontaires. La gamme des évasions imaginaires est vaste : utopies réactionnaires, de l’harmonie naturelle, du bio et du brut, de la deep ecology ; utopies philanthropiques, qui « déplorent sincèrement la détresse des pauvres » et utopies compassionnelles sponsorisées par la Banque mondiale qui « prétendent faire de tous les hommes des bourgeois » sans s’attaquer au fléau de la dette et à la privatisation du monde ; utopies libertaires des microrésistances, des microréformes et des microsolutions, qui laissent en l’état les méga-problèmes engendrés pas le despotisme de la marchandise. Entrent alors en scène le cortège bigarré des faiseurs de miracles et des marchands de bonheur domestique tempéré, l’imposant aréopage des économistes fatalistes et la cohorte bruyante des magiciens doctrinaires traçant sur la comète les plans du meilleur des mondes possibles, le chœur de ceux qui croient – ou le feignent – que la solution de tous les maux est dans l’échange équitable ou dans un système de garanties mutuelles qui feraient « de la concurrence un bénéfice pour tous3 ». Au lendemain de cuisantes défaites, ces fermentations utopiques sont sans doute nécessaires, à condition de les purger des mythes qui les hantent, de libérer leurs rêves vers l’avant de la nostalgie des paradis perdus, de savoir déchiffrer dans la poussière du réel les traces du possible.

L’irruption des mouvements altermondialistes, l’écho de la révolution bolivarienne, l’irruption de la jeunesse des banlieues, la reprise des luttes étudiantes et lycéennes, ne suffisent pas à inverser la spirale négative des privatisations, de délocalisations, des réformes de la protection sociale, de la dislocation du droit du travail. Faute de victoires sociales, les espoirs de changement se reportent alors sur les alternatives électorales dont beaucoup veulent encore espérer, avec de moins en moins d’illusions, un moindre pire. C’est une raison des victoires électorales de Michèle Bachelet au Chili, de Tabaré Vazquez en Uruguay, de Lula pour son second mandat au Brésil, mais aussi de José Luis Zapatero en Espagne ou de Romano Prodi en Italie.

Cette ruée au centre, ces retrouvailles fusionnelles sous la bannière de la nation retrouvée, cette union des classes sur l’autel de l’entreprise, triomphent au moment où s’affirme un regain d’intérêt politique. Non seulement dans ce qui reste de la gauche, mais aussi à droite. Certains grands commis de la mondialisation marchande prennent conscience des effets désastreux et des dangers d’un capitalisme financier ensauvagé par la boulimie de profit. Il lacère les solidarités, concentre de manière indécente la richesse, lamine les amortisseurs de la question sociale. Livrée à la seule puissance des marchés, l’économie s’émancipe non seulement de la politique, mais aussi de toute préoccupation sociale. Trois cents millions d’actionnaires dans le monde et quelques dizaines de milliers de gestionnaires aux gratifications exorbitantes monopolisent la quasi-totalité de la richesse boursière de la planète. Des voix modérées s’inquiètent du divorce entre le citoyen et l’actionnaire « vivant dans des galaxies distinctes », et de la schizophrénie du salarié appelé un jour à se licencier lui-même au nom de son intérêt de « petit porteur ». D’autres s’élèvent pour demander de nouvelles formes de régulation entre l’économie, le social et la politique : « Seul le retour improbable de la politique (mais sous quelles formes et à quel niveau ?) permettra de redécouvrir les voies d’un développement plus équilibré4. » Ce retour est pourtant bien moins improbable qu’un développement équitable du « capitalisme total ». Trop sérieuse pour être confiée aux experts et aux gérants, la politique ne peut renaître que de la lutte et du conflit.

Les gauches en leur labyrinthe

Face aux grandes peurs crépusculaires et aux prophéties de malheur écologique, les dirigeants des gauches faillies se cherchent un nouveau grand dessein. Le problème est pourtant plus profond et plus grave qu’une simple panne d’imagination réparable par l’effort conjugué de leurs cerveaux fertiles.

Avec l’effondrement et l’explosion de l’Union soviétique, les partis communistes ont perdu un référent matériel et une source de légitimité. Incapable de renouveler significativement son assise sociale après 1968 et après, le Parti communiste français a vu s’affaiblir ou disparaître les bastions industriels sur lesquels il avait bâti sa représentativité sociale depuis le Front populaire et la Libération. Tout aussi incapable de régler ses comptes avec son passé, il s’est déclaré en état de mutation permanente. La mutation n’est pas une raison d’être. Mutation vers quoi ? Mutation vers la mutation ? Et jusqu’où ? La dissolution de la démocratie de gauche italienne (elle-même produit de la métamorphose de l’ancien parti communiste en nouvelle social-démocratie) dans un nouveau Parti démocrate est saluée par la presse comme « l’ultime mue des communistes italiens » et comme « la clôture définitive de l’expérience historique inaugurée en 1921 à Livourne5 ». L’ultime mue, en somme. Ou le dernier soupir.

En contribuant activement au démantèlement et à la privatisation des services publics, à la dérégulation financière, à l’édification d’une Europe libérale, les partis sociaux-démocrates ont scié la branche électorale sur laquelle était perché leur réformisme gestionnaire. Alors qu’il prétendait, pendant la campagne présidentielle de Lionel Jospin en 2002, trouver dans les classes moyennes la relève d’une base ouvrière en voie de disparition (au point d’effacer de son vocabulaire le mot même de travailleur), le Parti socialiste a lui-même sapé par ses réformes gouvernementales son appui dans les secteurs traditionnels de la fonction publique, de l’enseignement, et de l’administration. Traditionnellement issues de la noblesse d’État, ses élites dirigeantes nouaient parallèlement, privatisations aidant, des rapports de plus en plus organiques avec les états-majors industriels et financiers du patronat6. Comme si cela ne suffisait pas, Pascal Lamy, haut fonctionnaire socialiste à la Commission européenne puis à l’Organisation mondiale du commerce, s’obstine encore à voir dans le gauchisme « l’incurable maladie de la social-démocratie française7 » ! Il l’exhorte à assumer pleinement son ralliement au despotisme de marché, en accomplissant enfin son Bad-Godesberg, comme si cette conversion silencieuse au culte du marché n’était pas consommée de longue date ! Comment s’étonner alors des transhumances et des porosités idéologiques ? Quand il ne reste pas grand-chose à quoi rester fidèle, il n’y a plus guère de sens à parler de trahison. Et les transfuges peuvent, non sans raison, avoir le sentiment de rester fidèles à eux-mêmes.

Tête bien pensante d’une République des Idées (censée relayer une « République du centre » sans idées), Pierre Rosanvallon constate sobrement que la social-démocratie, est aujourd’hui confrontée au défi de sauter le pas, d’un « socialisme de statut » à « un socialisme de trajectoires individuelles », pour répondre au passage d’une société solide de classes à une société liquide d’individus. Ces trajectoires importeraient plus désormais que les inégalités. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la droite, après avoir siphonné l’électorat populaire de la gauche, en siphonne aussi la boîte à idées (républicaines) et le personnel cogitant (de Martin Hirsch à Bernard Kouchner, en attendant la suite). Lors de la dernière campagne présidentielle, l’inflation du « je » et la conspiration des egos, coulées dans le moule des institutions bonapartistes, ont marqué l’avènement de cet individualisme sans individualité, au diapason de la mythologie méritocratique triomphante, En proclamant haut et fort leur liberté – « Je suis libre ! » – envers leurs partis comme envers leurs électeurs, les principaux candidats de droite et de gauche avouaient en réalité leur servitude volontaire envers les marchés et les sondeurs d’opinion : libres de toute doctrine, de toute attache, de toute solidarité, libres comme girouettes au vent.

Alors que la droite ne jure plus que par la matérialité prosaïque de la chose économique, la gauche, comme pour cacher sa honte d’une conversion fervente aux délices du marché, revendique des valeurs à défaut de programmes. Ses deux grands partis historiques tiennent depuis longtemps déjà un discours pathétique de la refondation, de la rénovation, de la mutation, de la modernisation sans contenu. La formule magique d’un « réformisme de gauche », lancée comme une bouleversante nouveauté en 2003 par Dominique Strauss-Kahn à la tribune du congrès socialiste de Dijon, eût passé naguère pour un maladroit pléonasme. Avec une gauche sans réforme et de moins en moins à gauche, elle est devenue involontairement humoristique. La rénovation sans nouveauté, la refondation sans fondements : à l’instar des redites de la mode radoteuse, ce formalisme du renouveau piaffe sur place dans la répétition du même.

Nouvelles gauches ?

Le basculement au centre de la social-démocratie, l’agonie des partis communistes ex-staliniens, la reprise timide des luttes sociales, ouvrent un espace à gauche de la gauche reniée. Pas un espace vide qu’il suffirait d’occuper, mais un champ de forces tiraillées par de puissants pôles magnétiques. Un espace d’autant plus instable, traversé de trajectoires aux bifurcations et aux rebroussements déconcertants, que le grand écart entre recompositions sociales et recompositions politiques demeure.

Comme l’ont montré les lendemains de la victoire du Non au référendum sur le traité constitutionnel européen, entre l’agrégat des refus et un projet commun le passage n’a rien d’automatique. Il n’est pas facile de transformer des victoires électorales défensives en dynamiques politiques et sociales offensives. Dans ces conditions, d’un discours radical contre la guerre et les discriminations à l’opportunisme électoral et gouvernemental le plus grossier, le chemin est parfois fort court. Le ralliement à l’ordre social-libéral du Parti des travailleurs au Brésil et de Rifundazione Comunista en Italie, deux des piliers fondateurs du mouvement altermondialiste, en Amérique latine et en Europe, en est l’illustration. La déconnexion des luttes sociales et du jeu électoral fait que, sur le terrain institutionnel, l’heure est aux coalitions de centre-gauche, quand ce n’est pas, comme en Allemagne, aux grandes coalitions avec la droite de droite.

Principal dirigeant de Rifundazione et président de l’Assemblée italienne depuis les 2006, Fausto Bertinotti estime que la gauche européenne se trouve aujourd’hui face au défi le plus difficile de son histoire : celui de sa propre survie8. Il voit se dessiner un mode de domination misant sur la passivité des masses, faisant de l’entreprise un synonyme de l’intérêt général, effaçant toute frontière entre gauche et droite. Afin de « garder le jeu ouvert » et de préserver une possibilité d’alternative, l’unité des « deux gauches » – l’une social-libérale, « troisième voie » ou « nouveau centre », l’autre radicale – serait nécessaire, sous peine de devoir constater qu’il n’y a plus de gauche du tout. Ou, ce qui reviendrait presque au même, une gauche avec un électorat, mais sans racines sociales d’un côté, et une gauche socialement combative mais sans électeurs ni représentativité institutionnelle de l’autre9. Entre ces deux gauches, une nouvelle dialectique ne signifierait en rien, selon Bertinotti, la répétition de la vieille opposition formelle entre réforme et révolution, mais leur dépassement en acte.

Destiné à justifier de la pratique gouvernementale de Rifundazione Communista, ce ramage n’entre pas dans la discussion sur les projets politiques dont sont porteuses ces deux gauches. Il ne se préoccupe pas davantage de savoir s’ils sont compatibles, au prix de quels compromis, et au bénéfice de quel allié hégémonique. Il se contente de les situer spatialement, du centre gauche à la gauche extrême. Les positions spatiales sont toujours relatives. Elles ne disent rien, ou peu, sur les contenus et les pratiques politiques. Selon une robuste sagesse populaire, pour s’aventurer à souper avec le diable, il faut une grande cuillère. Celle des organisations révolutionnaires en Europe est encore bien courte. Avant de passer à table, il serait prudent de chercher à les allonger. Car, dans le cadre des rapports de force réellement existant, l’union dans la confusion tourne toujours à l’avantage des dominants. Loin de peser sur la formation d’un centre-gauche, la gauche radicale est phagocytée par lui. Croyant sortir de sa marginalité, elle se fond dans le gris camaïeu de la gestion subalterne et désoriente ceux qui commençaient à compter sur elle pour reconstruire l’espoir10. En Italie comme au Brésil, elle n’est pas l’alliée mais l’otage de la gauche libérale.

Ces dérives et ces désillusions peuvent susciter en retour des réflexes sectaires, comme ce fut le cas des zapatistes lors de l’élection présidentielle de 2006 au Mexique. Une chose était de défendre une orientation indépendante des débris bureaucratiques du Parti révolutionnaire institutionnel – l’« Autre Campagne » –, une autre de se draper dans un splendide isolement et de rester quasi paralysé face à la crise de régime quand les avenues de la capitale étaient occupées pendant des semaines par une foule indignée par une fraude électorale scandaleuse. L’unité dans et pour la lutte n’est pas du même ordre que l’unité parlementaire et la discipline gouvernementale. Mais le triste bilan du pseudo-réalisme parlementaire, au Brésil comme en Italie, peut aussi inciter certains courants à théoriser l’abstentionnisme électoral ou à une extériorité de principe par rapport aux institutions en général. Il peut également conduire des mouvements sociaux à théoriser l’abandon pur et simple de la politique à ceux qui en font profession – et parfois négoce.

Les alliances en politique ne sont pas affaires d’habileté, mais d’objectifs à atteindre et de rapports de forces, sans quoi elles se réduisent à la manœuvre et à la combinazione, où, la plupart du temps, tel est pris qui croyait prendre. L’unité pour quoi faire ? Avec qui ? Sur la base de quels rapports de forces ? Dans son discours au congrès de fondation de Die Linke, en juin 2007, Oskar Lafontaine a martelé : « Nous sommes le parti de l’État social11 » et « Il faut une nouvelle gauche qui dise : oui, nous voulons restaurer l’État social » ! La formule de la « restauration » est aussi vague que fausse. On n’en reviendra pas aux mêmes modes de régulation et aux mêmes espaces politiques qu’à l’époque fordiste, ni aux mêmes formes de sécurité sociale fondée sur la stabilité et la pérennité de l’emploi. Pour inverser le rapport entre capital et travail détérioré depuis trente ans, il serait nécessaire de reconquérir les services publics et de les étendre à l’échelle européenne, de restaurer et de renforcer le droit du travail, d’harmoniser à la hausse les salaires, les horaires de travail, et les systèmes de protection sociale, de décréter une « nuit du 4 août » contre les privilèges fiscaux et de promulguer une réforme fiscale redistributive. Il faudrait rompre avec les critères de convergence en vigueur depuis Maastricht et avec le pacte de stabilité, reprendre le contrôle politique de l’outil monétaire, affronter les lobbies de l’armement, de l’énergie, et des médias. Autrement dit, faire exactement le contraire de ce qu’ont fait, depuis plus de vingt ans, et ce que font les gouvernements de centre gauche, y compris celui de Romano Prodi avec la bénédiction de Fausto Bertinotti. En participant au gouvernement Jospin, le Parti communiste prétendait pouvoir être à la fois un « parti des luttes et de gouvernement ». On connaît le résultat. Rifundazione est embarqué en Italie dans semblable mésaventure.

Derrière les controverses sur les programmes et les alliances, se profilent des perceptions différentes des rythmes politiques et de leurs discordances. Comment concilier l’urgence des résistances et le temps long de la reconstruction ? Pour rebâtir sur les ruines du siècle des extrêmes, « ce sera long » (aurait dit le prophète Jérémie). Il y faudra une lente impatience sans doute. Ou une patience pressée, sous peine de sacrifier l’urgente nécessité de changer le monde au culte d’une efficacité illusoire, aux succès éphémères, à l’ébriété de l’instant qui annonce les gueules de bois du lendemain.

Un fil dans le labyrinthe

Le grand refus du mouvement altermondialiste et la revendication d’un autre monde possible n’ont pas (encore) abouti à une politique alternative. Au XIXe siècle, l’essor du capitalisme industriel a entraîné un nouveau partage entre domaine public et biens appropriables. Le remue-ménage de la mondialisation se traduit aujourd’hui par de nouvelles dépossessions, de nouvelles prédations, et de nouvelles « enclosures », touchant le vivant et les savoirs. Au XIXe siècle, la crise de « la modernité restreinte » a mis en évidence les faiblesses d’une logique libérale fondée sur l’individualisme possessif et la réciprocité généralisée du contrat. Au prix de convulsions sociales, de guerres et de révolutions, elle a été provisoirement surmontée grâce aux grandes formes de solidarité et de protection collectives arrachées de haute lutte. En indexant sur le statut du travail une sécurité sociale relative et une forme de propriété sociale (dont le régime des retraites par répartition), cette « société salariale » est parvenue, grâce à une croissance exceptionnellement soutenue, à conjurer les ravages de la désaffiliation sociale et de la concurrence de tous contre tous et toutes. La crise de cette « modernité organisée » relance à présent de plus belle la machine à inégalités, discriminations, exclusions12. Les solidarités sont déchirées. Les statuts collectifs, démantelés. Les risques, individualisés. Le travail, émietté et dispersé. Les protections et les assurances, privatisées. La « société du risque » (très inégalement partagé) est celle du sauve-qui-peut général, du triomphe des mobiles et de l’apothéose des gagnants. Périssent les perdants et les scotchés !

Cette « grande transformation » présente tous les symptômes d’une crise historique de la loi de la valeur et du type de société qu’elle régit. Il est cependant prématuré d’affirmer que « l’époque salariale est finie », ou que l’on est « passé de l’affrontement entre le capital et le travail sur la question des salaires à l’affrontement entre la multitude et l’État autour de l’instauration d’un revenu citoyen »13. Étroitement liées, la question du travail et celle de la propriété sont les deux grands défis politiques de l’époque qui commence. Pour ne pas s’égarer dans les labyrinthes d’une politique au jour le jour, il n’est nul besoin de modèles ; un fil d’Ariane suffirait, qui permette d’éviter les impasses, de démêler les compromis qui rapprochent du but à atteindre, de ceux qui lui tournent le dos. Le choix est entre une logique concurrentielle impitoyable – « l’haleine glacée de la société marchande », écrivait Benjamin –, et le souffle chaud des solidarités et du bien public. La Charte mondiale de l’eau considérée comme « bien commun inappropriable », le droit opposable à la santé ou au logement, la défense du savoir socialisé contre son appropriation exclusive, en sont autant d’illustrations. Cette logique implique d’oser des incursions résolues dans le sanctuaire de la propriété privée et de construire un espace public en expansion sans lequel les droits démocratiques eux-mêmes seraient voués à dépérir.

Les prophéties qui annonçaient, il y a dix ans à peine, « la fin du travail », ont fait long feu. Il est plutôt question aujourd’hui de travailler plus (et plus longtemps). Le travail continue à jouer un rôle central dans la reconnaissance sociale, dans l’accès aux systèmes de protection, dans les conditions de l’autonomie personnelle. Près de 90 % de la population française (« ayants droit » inclus) est couverte socialement à partir du travail, y compris dans les situations de chômage ou dans les régimes de retraite. La captation par la droite conservatrice de « la valeur-travail », hier encore célébrée de manière ambiguë par la gauche, cherche à déplacer les lignes de front, de l’opposition entre travail et capital, à l’opposition culpabilisante entre ceux qui se lèvent tôt et ceux qui sont censés se prélasser sur le mol oreiller de l’assistanat. La tendance séculaire à la réduction du temps de travail finit ainsi par être considérée comme une dangereuse chimère par les travailleurs qui devraient être les premiers concernés. Au « travailler plus pour gagner moins » du discours patronal, il est pourtant plus que jamais actuel, pour des raisons aussi bien sociales, écologiques, que démocratiques, d’opposer la nécessité de travailler moins mais mieux, et de travailler tous et pour vivre plus. Le dénigrement systématique du travail comme pure aliénation et le culte par les néolibéraux de sa valeur théologique (gagner sa vie à la sueur de son front) ne sont au fond que l’envers et l’endroit d’une même médaille.

Si la discontinuité des trajectoires professionnelles et l’intermittence au travail se généralisent, la dissociation du revenu et du travail peut s’inscrire dans une logique de dépérissement à long terme du salariat. Dans les rapports de forces actuels, la revendication d’un revenu universel ou citoyen reste cependant à double tranchant. Dans son interprétation libérale, elle se réduirait à un revenu minimal de substance ou de survie, alloué à une plèbe condamnée au pain sec et aux jeux télévisés, au détriment de la lutte pour le droit à l’emploi. Un revenu garanti suffisant pour libérer l’humanité de la malédiction biblique du travail forcé exigerait au contraire une révolution des rapports de propriété et de la notion même de travail. Avec l’évolution accélérée des techniques et les besoins accrus de formation permanente, tout travailleur tend à devenir un intermittent du travail. Le droit à un revenu social indépendant de la forme et de la durée d’activité doit alors signifier une généralisation du salaire indirect, ce qui, à l’opposé de leur démantèlement en cours, implique une extension de la sécurité professionnelle et de la protection sociale.

Et pourtant, elles luttent…

Si l’avenir se joue dans l’incertitude de la lutte, l’autre grande question est celle des forces en présence. « Les classes sociales sont détruites » ? Bourgeoisie et prolétariat seraient désormais « des curiosités historiques, la lutte des classes une vieille lune, les grèves et les syndicats des souvenirs14 » ? Le prolétariat surtout car, bizarrement, on se demande moins souvent s’il existe encore une bourgeoisie. Sans doute parce que la réponse serait trop évidente. Il suffirait de regarder la courbe annuelle des profits, la distribution des dividendes aux actionnaires, la concentration du patrimoine, le creusement des inégalités, et le palmarès du magazine Fortune !

L’histoire de l’humanité ne serait donc plus celle de la lutte des classes ?

Et pourtant, elles luttent !

Face aux crises sociales et écologiques, l’urgence de changer le monde est plus évidente que jamais. Mais les doutes sont aussi plus forts quant aux forces capables de mener à bien cette transformation radicale, et quant à la possibilité même d’y parvenir. S’il s’avérait que les classes et leurs luttes s’affaissent au profit d’appartenances exclusives – tribales, ethniques, ou confessionnelles –, que le cercle de fer de la reproduction sociale et le fétichisme absolu de la marchandise accablent « l’homme unidimensionnel » au point d’anéantir en lui toute velléité de résistance, il faudrait en tirer deux conclusions aussi désespérantes l’une que l’autre. Soit que l’émancipation fut un beau rêve aujourd’hui brisé, et qu’il faudra désormais se contenter de corriger à la marge les inégalités et les injustices. Soit que, seuls dépositaires d’un potentiel critique face aux oppressions subies par le commun des mortels, les intellectuels sont appelés à jouer le rôle privilégié de conscience morale universelle et d’experts scientifiques du nouvel ordre mondial. Sans les contradictions inhérentes au logiciel du capital et sans l’émergence d’une conscience sociale critique, dans et par les luttes, l’ambition de changer le monde relèverait en effet d’un pur volontarisme éthique ou d’une utopie doctrinaire.

Il n’y a certainement pas à regretter l’image d’Épinal d’un Prolétariat majuscule en grand chevalier héroïque de l’émancipation. La pluralité des contradictions sociales, les différenciations au sein du salariat, l’apparition d’un « travail diffus », la discordance des temps et des espaces sociaux, obligent à penser au pluriel les forces de changement et de répondre au défi de leur rassemblement. Derrière le magma confus des « classes moyennes », dont les partis socialistes convertis au social-libéralisme ont fait leur cible électorale privilégiée, émerge un prolétariat à la fois étendu et fragmenté. Son unité n’est pas une donnée sociologique spontanée mais une construction politique à réaliser. « L’unification négative » des salariés sous contrat, des précaires, des immigrés, mais aussi des mouvements écologistes, urbains, culturels, par la logique impersonnelle du capital lui-même en est la condition de possibilité nécessaire, mais insuffisante.

Impressionnés par les clichés médiatiques sur la disparition des classes traditionnelles, d’aucuns sont en quête de substituts : le « cognitariat », le prolétariat, les exclus, les sans… Si l’importance croissante du travail intellectuel socialisé dans la production rend la mesure de toute chose par le temps abstrait de travail de plus en plus misérable et irrationnelle, il serait illusoire d’imaginer que la montée en puissance du « cognitariat » signifierait en soi un progrès irréversible et que le travail intellectuel serait par nature immunisé contre de nouvelles formes d’aliénation. Voir les piqueteros argentins, privés par le chômage de l’arme de la grève, comme les porteurs d’un « souffle de postmodernité victorieuse » relève de même d’un lyrisme indécent. Il n’y a rien à regretter, bien sûr, des servitudes du travail à la chaîne taylorisé et scientifiquement organisé. Prétendre que « si la classe ouvrière n’est plus fordiste, c’est une victoire », est en revanche une ânerie pure et simple15. Tout dépend de savoir au profit de qui, et dans quelle direction, se fait la sortie du fordisme. Et qui en est le véritable bénéficiaire. La dérégulation libérale du marché du travail, la flexibilité imposée, l’individualisation salariale ne signifient pas davantage de liberté pour les travailleurs, mais – les statistiques sur les accidents du travail, le stress, les dépressions, les suicides, en témoignent – de nouvelles servitudes, de nouvelles pathologies, de nouvelles souffrances, qui valent bien les anciennes.

La politique se meurt ? Une certaine politique, du moins. Une autre renaît dans les pratiques et les luttes sociales. La force de Le Pen fut de faire de la politique quand d’autres se contentaient de gérer les affaires courantes. Nicolas Sarkozy l’a bien compris. Il a construit son image de présidentiable sur la réhabilitation de la volonté politique (ou de son simulacre médiatique) contre le fatalisme économique. La subordination de la politique à une logique supposée du progrès historique eut hier pour résultat de forclore la question de la justice sociale. La subordination de la décision démocratique à la volonté anonyme des marchés aboutit aujourd’hui au même résultat. Affirmer le primat de la politique sur l’histoire et sur l’économie, c’est rouvrir au contraire les questions de la justice et de l’égalité qui en sont les véritables enjeux.

Lignes n° 23-24, novembre 2007
« Vingt années de la vie politique et intellectuelle »
www.danielbensaid.org

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  1. Cette résistance logique, Alain Badiou la définit simplement comme « un choix de la raison », ou comme un refus de se résigner à ne pas penser.
  2. « À l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l’heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ils l’ont entortillé. » (Walter Benjamin, « Huitième thèse sur le concept d’histoire ».)
  3. « Troie n’est plus, répondait déjà le vieux Marx. Cette juste proportion entre l’offre et la demande a depuis longtemps cessé d’exister. ». Avant l’essor de la grande industrie, la demande précédait l’offre et « la production suivait pas à pas la consommation ». Depuis, « la production commande la consommation et l’offre la demande », de sorte qu’il n’est plus possible de ramener le travail complexe socialisé au travail simple du « travailleur immédiat » : « Les rapports sociaux ne sont pas des rapports d’individu à individu, mais de travailleur à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier, etc. Effacez ces rapports, et vous aurez anéanti toute la société. » (K. Marx, Misère de la philosophie, Paris, UGE 10-18, 1966, p. 361.)
  4. J. Peyrelevade, Le Capitalisme total, Paris, Seuil, « La République des idées », 2005, p. 10.
  5. Le Monde, 4 mai 2007.
  6. Le nombre des postes dans la fonction publique a diminué de moitié en vingt ans, les contrats à durée déterminée représentent désormais deux tiers des embauches ; le Parti socialiste qui recueillait encore 74 % du vote ouvrier en 1981 n’en recueillait plus que 13 % en 2002 (contre 33 % à l’extrême droite).
  7. P. Lamy, Le Monde 2, 27 août 2005.
  8. F. Bertinotti, « Massa critica et novo soggetto politico », in Alternative per il socialismo, n° 2, août 2007.
  9. Ibid.
  10. Au Brésil, le paiement rubis sur l’ongle de la dette au FMI a privé la réforme agraire et le programme « faim zéro » des ressources budgétaires nécessaires. En Italie, après avoir érigé la non-violence en principe programmatique, Rifundazione Comunista a voté les expéditions militaires dans le cadre de l’Otan, l’austérité et purge ses rangs. En Italie comme au Brésil, la conversion brutale de la gauche au social-libéralisme s’est soldée par l’exclusion du Parti des travailleurs ou de Rifundazione d’élus restés fidèles aux principes constitutifs de leur parti.
  11. Discours d’Oskar Lafontaine en juin 2007 lors du congrès constitutif de la nouvelle organisation de gauche Die Linke (la gauche), issue de la fusion entre une petite dissidence de la social-démocratie dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest, le PDS (héritier social-démocratisé de l’ancien parti communiste d’Allemagne de l’Est), et un nouveau courant issu principalement de milieux syndicalistes radicaux.
  12. Voir Peter Wagner, Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité (Paris, Métaillé, 1996) ; et Robert Castel, L’Insécurité sociale (Paris, Seuil, 2003).
  13. Toni Negri, Good-bye, Mister Socialism, Paris, Seuil, 2007, p. 240. Il est tout aussi hasardeux et carrément insensé de prétendre, au moment où la spéculation boursière organise la concurrence en temps réel et où les constitutionnalistes européens entendent graver dans le marbre le principe d’une « concurrence libre et non faussée », que « la concurrence n’est plus une dimension fondamentale de l’économie » (ibid., p. 212).
  14. J. Peyrelevade, op. cit. p. 59 et 91.
  15. Voir Toni Negri, Goodby, Mister Socialism, op. cit., p. 187, 140.

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