Cet article est très proche, mais plus court, que l’article « Souverainetés et Empires » également présent sur ce site et paru initialement en février 2002 sur le site du Germ.
La généralisation relativement récente de l’État-nation comme forme historique d’organisation politique accompagne la genèse et le triomphe du capitalisme à l’échelle planétaire. Son développement est déterminé par une dialectique, particulière selon les pays, entre l’unification de marchés, l’édification d’institutions étatiques, et la formation de nations.
La nation n’apparaît donc pas comme une substance originelle mise en forme par l’État, mais plutôt comme le résultat d’une entreprise d’unification territoriale, administrative, et scolaire (linguistique). La conscience nationale apporte ainsi à l’État territorial « le substrat culturel qui assure la solidarité citoyenne » (Habermas). L’émergence du système des États-nations en Europe a pour envers (et condition) le processus de colonisation et de domination impériale du monde.
Ce que l’on désigne comme l’ordre westphalien, apparu au milieu du XVIIe siècle, est un ordre partiel et inégal. Certains États sont en effet restés plurinationaux. Certains, comme l’Allemagne, ont connu un processus d’unification tardif et bureaucratique, à faible légitimité populaire. Issus des partages coloniaux, nombre de pays d’Afrique ou du monde arabe représentent des ébauches fragiles d’États-nations modernes, estropiés dès leur formation par l’insertion dépendante dans le marché mondial.
Ils n’ont ainsi eu ni le temps ni les moyens d’une redistribution sociale permettant de consolider un espace public et une société civile active. La formation des États-nations aurait ainsi échoué, selon Balibar, dans la majeure partie du monde.
Le droit international qui s’est constitué à partir du XVIIe siècle et de l’hégémonie hollandaise, est fondamentalement resté un droit interétatique basé sur les traités. Cette forme demeure dominante malgré l’actuel procès de mondialisation. L’ONU est une assemblée des États et son conseil de sécurité permanent est un club fermé des puissances victorieuses de la dernière guerre mondiale. Les décisions de sommets comme ceux de Kyoto sur l’environnement et celui de Rome (devant conduire à la création d’une cour pénale internationale permanente) sont soumis à la ratification des États. L’Union européenne elle-même représente un compromis institutionnel entre un ordre interétatique affaibli et un ordre supranational émergeant. Dans cette transition périlleuse, le monde est donc appelé à naviguer durablement entre le droit des États et un droit cosmopolitique en formation. En l’absence de pouvoir législatif international cette transition est favorable au droit du plus fort s’imposant avec l’aval de l’ONU lorsque c’est possible, sans lui si nécessaire (comme le proclama clairement Madeleine Albright lors de la guerre des Balkans). Plus on l’invoque, plus le droit international apparaît ainsi problématique et incertain.
Les équivoques du « droit d’ingérence » illustrent cette contradiction. Ses partisans hésitent entre la notion juridique de droit et celle, morale, de devoir. La proclamation de ce droit nouveau est censée sanctionner l’obsolescence des souverainetés nationales devant l’universalité de plus en plus reconnue des « droits de l’homme ». En réalité, ce droit d’ingérence à sens unique, passant allègrement de l’humanitaire au militaire, se réduit en pratique à l’intervention des puissants dans les affaires des faibles, sans la moindre réciprocité. Il devient alors l’alibi éthique des nouvelles dominations impériales.
Les champions de la mondialisation libérale ont inventé (en France notamment) le terme péjoratif de « souverainisme » pour stigmatiser les résistances à cette mondialisation marchande et à ses conséquences sociales. Nous serons d’accord pour dire que les replis nationalistes, chauvins, xénophobes constituent une réponse illusoire et réactionnaire aux craintes légitimes que suscite le déchaînement de la jungle libérale. Mais, ce n’est pas seulement le nationalisme en tant qu’idéologie conservatrice de la nation qui est ici en cause. C’est aussi l’autre face de la souveraineté, celle de la légitimité populaire et démocratique du pouvoir. La crise de souveraineté affecte en effet des États qui ne sont pas parvenus à se constituer en nations souveraines, d’autres qui ne peuvent le demeurer, d’autres enfin qui aspirent à modifier la hiérarchie mondiale de domination et de dépendance. Le souverainisme des puissants se porte plutôt bien : glorification de l’Europe puissance, redéfinition des mandats de l’Otan, interventions militaires unilatérales tous azimuts sans légitimité internationale.
Sous le choc de la mondialisation capitaliste, les catégories de la politique moderne héritées des Lumières sont toutes ébranlées : nations, peuples, territoires, frontières, représentation. C’est ce qu’Habermas appelle « la dissolution progressive de la modernité organisée », dont il n’y aurait au demeurant pas lieu de se réjouir dans la mesure où elle tend à remettre en cause la possibilité même de la politique. « Le fond de la crise de la souveraineté, c’est la disparition du peuple » et de la dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir institué (Balibar). La notion de peuple a rempli une double fonction comme communauté imaginaire d’appartenance et comme sujet collectif de la représentation démocratique. En lui se nouait la tension entre une aspiration à l’université démocratique et la fermeture d’une appartenance nationale particulière. Avec la dissolution du peuple, entre en crise la construction symbolique qui a transformé l’État moderne en État-nation. Vidée de substance et d’enjeux par la privatisation du monde, la sphère publique devient fantomatique. À ce dépérissement de l’espace public et du bien commun, le souverainisme tente de répondre en défendant qu’il n’existe de volonté générale possible qu’au niveau national. Nous serions donc, selon Balibar, dans « un entre-deux intenable », après la souveraineté nationale classique et avant l’avènement de souverainetés post-nationales qui restent à définir.
Dans la douloureuse incertitude de ce « déjà plus » et « pas encore », se dessinent des réponses inquiétantes. Celle, d’une part, de la régression de la nation politique vers la nation zoologique (ou ethnique), de la légitimation démocratique vers les légitimités généalogiques, de la communauté politique vers les identités grégaires et le droit du sang. L’ethnicisation de la politique et les fantasmes purificateurs s’inscrivent dans cette dynamique régressive. La recherche de nouveaux espaces géopolitiques élargis constitue une autre issue possible. Dans certaines régions comme le monde arabe, la communauté des croyants peut alors apparaître comme une alternative possible à la faillite des États et des populismes nationaux fragilisés. Cette confessionalisation de la politique n’est pas le propre du fondamentalisme islamiste. Elle est également à l’œuvre dans la provocation de Sharon sur l’esplanade des mosquées et, plus généralement, dans le dilemme mortel d’Israël, écartelé entre le maintien d’un « État juif » et la prétention à un État démocratique dans lequel les juifs accepteraient de se retrouver un jour minoritaires.
La défense de la nation politique (civique et républicaine) représente pour certains la seule troisième voie entre un repli sur la nation ethnique et une dissolution de la politique dans le cosmopolitisme marchand, entre communautarisme de combat et cosmopolitisme humanitaire. Cette voie, à l’épreuve des questions concrètes comme l’immigration, le droit des étrangers, le rapport de la citoyenneté à la nationalité, se révèle plus qu’étroite : improbable. Réciproquement, la réponse d’Habermas appelant de ses vœux « une citoyenneté multiculturelle », des « identités cosmopolites », et un « patriotisme constitutionnel », apparaît comme une utopie communicationnelle tenue en échec par le processus libéral de désintégration et de désaffiliation sociale. La formation historique des États-nations est passée par des chocs événementiels (des guerres et des révolutions). Le pari de l’émergence purement délibérative et procédurale d’une forme nouvelle de démocratie cosmopolite, dont les droits de l’homme constitueraient le cadre normatif, apparaît en revanche comme la profession de foi d’un rationalisme et d’un universalisme abstrait (voir Habermas et Alliès).
« C’est grâce à leurs constitutions politiques que naissent les peuples » : si elle revêt une valeur programmatique, cette proclamation d’Habermas refoule la dimension historique de ces légitimités populaires. Il n’est pas surprenant dès lors qu’il considère comme « une absurdité » le « prétendu droit à l’autodétermination », réduit selon lui à des réactions ethnocentriques et à des ruptures de solidarité. La contradiction devient en effet explosive entre l’exercice de droits collectifs légitimes (en matière de scolarité, de langue, de contrôle du territoire) et l’émiettement fractal du monde qui constitue l’envers de l’universalisation marchande.
Un nouveau grand partage du monde est en cours. Ce remue-ménage des zones d’influence, des territoires et des frontières ne se fait jamais à l’amiable sur le tapis vert. La guerre peut venir du ciel mais elle ne sort pas du néant. En se mondialisant, elle se transforme. La doctrine de la guerre asymétrique américaine à zéro mort repose sur le monopole de la terreur de haute technologie dont la bombe d’Hiroshima, effaçant la distinction entre combattants et non combattants, constitue la préfiguration et le symbole. Les guerres nationales se transforment en guerre civile totale. Les victimes civiles deviennent des dommages collatéraux. Une guerre éthique, menée au nom du Bien universel et de l’Humanité majuscule, ne connaît ni ennemi ni droit de la guerre. Elle devient une croisade séculière où l’adversaire est exclu de l’espèce, bestialisé, promis à la traque et au lynchage. C’est une guerre illimitée, dont la politique est la poursuite par d’autres moyens, dans laquelle la proportion entre la fin et les moyens n’a plus de sens.
La nouvelle phase de la mondialisation capitaliste et sa dimension guerrière appellent de nouvelles formes politiques. La concentration de la richesse, du capital, du savoir, de la puissance armée n’a jamais été aussi forte. L’impérialisme ne disparaît pas, il se transforme sous l’effet d’une circulation élargie des capitaux, des marchandises, des informations, de la violence. En revanche, la segmentation du marché du travail, la fragmentation des territoires, la loi du développement inégal et combiné subsistent. La déterritorialisation des nations appelle de nouvelles territorialisations continentales, régionales ou tribales. Les frontières se déplacent, elles s’internalisent du bord vers le centre (le Sud pénètre dans le Nord), mais ne s’effacent pas. Les nouvelles frontières comme celles de l’espace de Schengen se hérissent de camps de rétention. Qu’on l’appelle impérialisme ou empire, c’est toujours un système de domination à la fois économique, militaire, culturel, mais aussi écologique avec la privatisation accrue des biens communs.
Le changement d’échelle entraîné par la mondialisation ne signifie pas le simple agrandissement de l’État-nation à la dimension de continents. Les espaces économiques, juridiques, militaires, écologiques sont désaccordés. Il n’en résulte pas un espace mondial homogène ou lisse dans lequel les différentes régions se construiraient à égalité. L’inégalité entre les ensembles subsiste, non seulement entre l’Union européenne, l’Alena et le Mercosur, mais aussi à l’intérieur de chaque zone, ainsi que l’illustre l’Europe à plusieurs vitesses et à géométrie variable. La construction européenne est un bon exemple des contradictions auxquelles se heurte l’émergence de nouvelles souverainetés démocratiques. L’Europe demeure « un problème politique irrésolu » (Balibar) qui peut trouver une solution inquiétante dans l’invention d’une nouvelle « ethnicité fictive » ou bien dans l’invention d’une nouvelle figure de peuple. Contre la double utopie de la fermeture régressive et de l’ouverture progressiste, Habermas soutient un pouvoir constituant débarrassé des présupposés attachés à la notion de peuple débouchant sur un espace public européen. Ce fédéralisme tempéré préfigurerait selon lui la démocratie post-nationale. Il échoue cependant en pratique dans la mesure où la destruction libérale des solidarités sociales, loin de donner corps à une collectivité politique nouvelle, attise les paniques identitaires et creuse l’écart entre l’euro-fédéralisme des élites et l’euroscepticisme des peuples.
L’une des pistes ouvertes par la crise des souverainetés nationales réside dans la dissociation des notions de citoyenneté et de nationalité, voire dans la privatisation des appartenances nationales (comme il y eut privatisation des appartenances religieuses) dans des espaces politiques multinationaux. La grande équation moderne nationalité = citoyenneté commence en effet à fonctionner « à rebours de sa signification démocratique » (Balibar). Une réplique souhaitable à cette régression résiderait dans une radicalisation du droit du sol et dans l’avènement d’une « citoyenneté de résidence » où la citoyenneté sociale l’emporterait sur la citoyenneté nationale. Il faudra en effet, écrit Balibar, « soit démanteler complètement l’État social et la citoyenneté sociale, soit détacher la citoyenneté de sa définition nationale ». C’est poser le problème d’une citoyenneté sécularisée et profane, d’une citoyenneté sans « communauté ». Cette citoyenneté comme organisation du pluralisme des appartenances dessine une issue à l’alternative entre universalisme abstrait et communautarisme vindicatif.
Un problème demeure, et non le moindre : quelle force sociale est aujourd’hui susceptible de porter un tel projet de citoyenneté sociale pour franchir un nouveau pas dans le sens de l’universalisation politique de l’espèce humaine ? C’est soulever la vaste question du rapport entre rapports de classe et de sexe (tous deux porteurs d’universalité en puissance), les appartenances communautaires, et les formes politiques (enfin trouvées) de l’émancipation sociale.
Porto Alegre 2002
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