Par Samy Johsua
« Pour des raisons historiques bien compréhensibles, nous sommes plutôt marqués par une défiance exacerbée envers le pouvoir. Nous nous vivons souvent comme une organisation de lutte antibureaucratique préventive, plutôt que comme une organisation de lutte pour le pouvoir. C’est pourtant là le premier problème. S’y attaquer sérieusement implique une mentalité politique majoritaire (pas au sens électoral du terme) : une mentalité de rassemblement, et non seulement de différenciation. Il existe une seconde nature “minoritaire” qui a ses vertus, mais qui peut aussi devenir un obstacle […]. Sans parti, on ne prouve ni ne corrige rien. À notre échelle, et au vu des échéances, se poser la question du pouvoir peut paraître un tantinet ridicule, voire lourd de dangers et d’élucubrations mégalomaniaques. Mais c’est aussi une question d’état d’esprit : se prendre soi-même au sérieux pour être pris au sérieux, se sentir responsable tout en restant modeste1. »
Benjamin Stora dit de la génération militante des années 68 qu’elle fut « la dernière génération d’Octobre ». Cette formule s’adapte trait pour trait aux deux cours de formation que Daniel Bensaïd fit pour la LCR en 1986, « Stratégie et Parti ». Synthèse ouverte de ce que cette génération a produit de meilleur sur les deux thèmes abordés, entièrement plongée dans les problématiques éclairées par Octobre 17, l’Internationale communiste et la figure de Lénine. Effectués juste après la prise de conscience définitive que la révolution s’éloignait, et en plein désarroi produit par les premiers feux de la réaction néolibérale et les trahisons mitterrandiennes. Et surtout juste avant le grand basculement du Monde avec la chute du Mur, et les conditions où elle s’est produite. « Champagne et Alka-Seltzer », disait Daniel. Beaucoup, beaucoup du second breuvage au final, sans que pourtant le champagne saluant la fin du stalinisme soit oublié. Ce sont les ouvrages que Daniel a produit ensuite, après 1989, qui ont eu une influence majeure dans le public de la gauche radicale au sens large. Éclipsant parfois à tort celui d’avant, jamais renié par lui-même, même si une distance mélancolique s’était installée avec la période de réaction.
Sur les deux thèmes abordés, stratégie et parti, Daniel fait preuve d’une connaissance approfondie et familière des textes, des polémiques (jamais méprisées), de l’histoire des révolutions (tant d’échecs et peu de succès), des théories révolutionnaires communistes et de leur évolution. Une exposition claire qui a fait son succès comme pédagogue dans maintes écoles de formation, c’est ce que l’on retrouve dans ces deux courts textes, l’un sur les questions de stratégie, l’autre sur le thème du parti révolutionnaire et ses fonctions.
Stratégie
Le terme est vaste, mais Daniel le précise d’emblée. « Le stratégique pour nous, c’est ce qui définit la base sur laquelle rassembler, organiser, éduquer des militants, c’est un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois ». C’est pourquoi le sous-titre de cette partie du livre est une citation du Che, le devoir de tout révolutionnaire, c’est de faire la révolution.
Comment le prolétariat qui « n’est rien » peut-il « devenir tout » ? Vieille question, question centrale. La IIe Internationale, et son chef le plus connu, Karl Kautsky, y répondent par une vision presque naturaliste. La croissance numérique, la fextcroissance des organisations, l’éducation patiente, voilà ce qui donnera la solution. D’ailleurs l’exemple extraordinaire de la progression de la social-démocratie allemande d’avant 1914 était là pour le montrer. Las, c’était un colosse aux pieds d’argile. En définitive, la notion clef, dit Bensaïd, est et demeure celle de crise révolutionnaire. Les grèves de 1905 en Russie réveillent cette perspective, admirablement mise en scène par Rosa Luxemburg. Puis Lénine saisira que la question de l’État bourgeois, de sa destruction par le surgissement d’un autre pouvoir, était décisive. Classiquement, Daniel développe la réflexion de Lénine sur les conditions d’une crise révolutionnaire :
« Il ne suffit pas que ceux d’en bas se révoltent, ne “veuillent plus” ; il faut encore que ceux d’en haut ne puissent plus. Autrement dit, la crise révolutionnaire n’est pas à l’ordre du jour à l’horizon de toute lutte revendicative, ni même de toute grève de masse revendicative. Car il s’agit d’une crise du système de domination… La crise révolutionnaire est donc :
– une crise d’ensemble des rapports sociaux ;
– une crise nationale… c’est l’État comme système de domination qui est bousculé. »
Et Daniel de souligner l’importance de cette « crise nationale » et pas seulement celle de « crise révolutionnaire ». Mais, rappelle-t-il, à la suite de Lénine, « pour qu’elle puisse déboucher sur une issue victorieuse, il faut un quatrième élément : un projet et une force consciente […] ; [le parti] n’est pas réduit à un porteur d’idées. Il est au contraire la pièce centrale du dispositif stratégique de la révolution prolétarienne ».
Quels projets stratégiques ? Ni « pari, ni imaginer un scénario » ; « …dégager les leçons générales des expériences existantes », « l’expérience reste à faire ». Daniel montre que le débat « gramscien », fondé sur la différence entre « Orient » (avec État gendarme) et « Occident » (avec État déployé et articulé), était en fait déjà présent dans les réflexions de Lénine et Trotski et de biens d’autres. De Trotski il reprend l’idée que deux hypothèses peuvent se présenter. Celle « d’un effondrement brutal de l’État national, laissant un vide politique qui doit nécessairement se remplir en peu de temps d’un autre contenu », et « la possibilité d’une crise plus lente, plus longue, avec des paliers » (comme en Allemagne, de 1918 à 1923). Daniel développe alors longuement comment la problématique du Front unique ouvrier surgit à la suite des expériences hongroise et allemande. Il reprend ensuite les deux grands modèles, celui de la guerre révolutionnaire prolongée (comme en Chine), celui de la grève générale insurrectionnelle, « coexistence conflictuelle, dans un espace principalement urbain, de forces sociales et d’institutions antagoniques ». Ce qui « implique un dénouement rapide ». Il est un peu étonnant que cette deuxième hypothèse qui indique en fait principalement une situation de double pouvoir soit entièrement ramassée sous le terme de « grève générale » qui est une forme bien déterminée. C’était, c’est vrai, la tradition à l’époque. J’ai expliqué ailleurs pourquoi ce terme est peu cohérent avec la préoccupation générale, trop limité en quelque sorte2. D’ailleurs, Daniel lui-même y met des choses bien diverses : la Révolution russe (pourtant Octobre 17 lui-même n’est pas spécialement une grève générale, mais l’assaut, de nuit, du palais d’Hiver) et… la révolution allemande, dont justement il vient d’expliquer qu’elle s’étale sur plusieurs années. En fait, à travers une multitude d’exemples (Espagne, Chili, France, etc.) ce que Daniel décrit c’est la manière dont se présente la confrontation éventuelle de deux pouvoirs ou au moins de deux légitimités. Avec, à chaque fois, des moments, très courts, à ne pas rater. Dans ce cas, il rapporte l’exemple dramatique de l’insurrection sans grève de Hambourg en octobre 1923 : « pendant trois jours, les militants du parti se battent… pendant que la majorité des travailleurs continuent à travailler ».
Daniel aborde ensuite la grande ligne de partage entre réforme et révolution, qui ne se limite justement pas au moment révolutionnaire : « On ne peut imaginer une crise nationale révolutionnaire […] sans un apprentissage préalable ; sans que le mouvement ouvrier ait conquis un espace de légitimité, reconquis des fonctions sociales quotidiennes, affirmé une autorité sociale et alternative […]. Le parti révolutionnaire ne peut se réduire au parti de la grève générale et de l’insurrection ». D’où les longs développements sur « Hégémonie et Front unique » du chapitre V, où est développé comment peuvent et doivent se combiner la lutte pour l’unité du front de classe et l’autonomie des perspectives révolutionnaires (« Féconder le front unique d’un contenu révolutionnaire », selon la formule de Trotski).
Daniel rappelle le débat sur le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier », qui ne peut prendre un sens concret que dans cette phase de confrontation révolutionnaire de longue durée que montre la révolution allemande, par exemple. Mais qui, comme le rappelait Radek en réponse à Bordiga n’est pas un pseudonyme de la dictature du prolétariat (« pseudonyme ridicule, puisqu’il reviendrait à dire en même temps : je m’appelle Tartempion, mais en réalité mon nom est Dupont »).
Marque de la période où il est rédigé, l’ouvrage consacre quelques pages à l’Union de la gauche, au Programme commun, au mot d’ordre de la LCR de l’époque : « gouvernement PC-PS ». Mais c’est pour conclure en revenant à des données générales. « Sans tomber dans de vieux démons gauchistes, il faut bien admettre que construire une organisation révolutionnaire, c’est avoir l’obsession de la lutte pour le pouvoir », dit-il en conclusion. Et alors pointe la lucidité quant à la situation dont on commençait à peine à saisir la portée en 1986. La vague révolutionnaire s’est épuisée depuis dix ans en Europe. De plus, « il n’y a pas eu de choc social décisif au point de mettre en cause l’équilibre des États nationaux et le paysage politique institué après guerre. Or, la crise révolutionnaire au sens propre est aussi une crise nationale ». De plus, « Il y a de fortes raisons de penser que si une telle crise commence nécessairement par prendre forme dans un pays déterminé, elle aura d’emblée quelque chose à voir avec la question de l’Europe ». Lucide, et clairvoyant.
Parti
La question du parti est la suite de ces considérations :
« Dans les conditions spécifiques de la révolution prolétarienne, le parti est au centre des conditions de possibilité de la révolution sociale. Son existence détermine :
– la modification des rapports de forces préalable à l’ouverture d’une crise révolutionnaire ;
– la modification des niveaux de conscience au sein même de la classe ouvrière ;
– l’accumulation d’expériences et leur mémorisation par une couche militante implantée dans les masses ».
Seulement voilà : « le problème de construction auquel nous sommes confrontés est relativement inédit ». Effectivement…
Comme il ne s’en départira jamais de toute sa vie militante, Daniel Bensaïd est un léniniste convaincu. Très classiquement, il rappelle la différence connue depuis Marx entre « le parti » au sens large, celui du mouvement de la classe ouvrière elle-même, et « le parti » au sens restreint (la Ligue des communistes de Marx et Engels par exemple, petite en nombre, presque conspirative). Rosa hésite, plaide pour des passerelles, des avenues en fait, entre les deux. Trotski aussi. Lénine lui, pensant prolonger Kautsky, innove profondément en réalité. Au parti éducateur du premier il oppose une vision plus large, très différente en fait. Pour Kautsky « la conscience vient de l’extérieur » du prolétariat, d’abord et avant tout par manque d’éducation. C’est que cette éducation elle-même ne peut venir que de l’expérience des rapports d’ensemble de la société, extérieure à la seule sphère des rapports « ouvriers/patrons ». Pour Lénine, « l’image type du militant révolutionnaire n’est pas celle du syndicaliste combatif, mais celle du “tribun populaire” intervenant dans toutes les couches de la société ».
Bien plus que sur le régime interne du parti (ne jamais oublier que son Que Faire ? est écrit en 1902, donc avant la secousse de la révolution de 1905), plus que ses « militants professionnels », le « centralisme démocratique », qui seraient la marque constitutive du léninisme, Daniel insiste sur la fonction proprement politique d’un tel parti, porteur potentiel d’un point de vue global, en liaison (et parfois contre) le point de vue commun de la masse des exploités. Et selon lui, c’est ce qui permet d’expliquer ce mystère du tournant possible lors des Thèses d’avril. Avec le retour de Lénine en Russie en avril 1917 en effet, c’est un bouleversement de la perspective stratégique des bolcheviques qui s’annonce. D’ailleurs, les dirigeants ont été profondément divisés à chaque étape décisive de la révolution et de la guerre civile. D’où vient que pourtant le parti ait pu jouer son rôle ? D’après Daniel, là réside la profonde originalité du parti léniniste, ainsi d’ailleurs que sa capacité à des tournants « brusques », à la saisie du « moment stratégique » où tout peut basculer sur une seule décision.
Tout ceci fait l’objet encore aujourd’hui de discussions passionnantes portant à la fois sur le passé et son bilan comme sur l’avenir de cette « forme parti » léniniste. Mais l’autre versant du problème est sans doute plus aigu encore. Comment construire un tel parti dans les conditions qui sont les nôtres (et qui l’étaient aussi en 1986, du moins quant au nombre de militants concernés, quelques milliers) ?
Daniel fait un long détour de toutes les « tactiques » de construction mises en œuvre : entrismes divers, organisations indépendantes, fronts, partis « larges » (comme le Parti des travailleurs brésilien naissant à cette époque). Le bilan était mitigé à l’époque. Il l’est toujours. Certes, « la tradition, la continuité, la persévérance (à ne pas confondre avec le conservatisme et la routine), permettent des initiatives audacieuses, sans craindre de perdre son âme ou sa raison d’être à chaque bifurcation de la route ». Mais ça reste très général.
Daniel dit modestement, « En quelques années, nous n’avons fait que quelques pas ». Et voilà que le choc des nouveautés, pas toujours agréables, est venu compliquer encore le tableau. Quelques années plus tard, Daniel Bensaïd, sans rien renier des données de fond décrites dans ce petit livre, expliquera que les choses ont changé dans de larges proportions : « nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti ». L’ouvrage est toujours sur le métier.
Samy Johsua
- Pages 63-64.
- Samy Johsua, « La grève générale comme modèle révolutionnaire ? », http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article21539