La question et le mot de stratégie reviennent maintenant. Cela peut paraître banal, mais ce n’était pas le cas dans les années 1980 et le début des années 1990 : on parlait alors surtout de résistance et les discussions sur la question stratégique avaient pratiquement disparu. Il s’agissait de tenir, sans forcément savoir comment on allait sortir de cette situation défensive. Si aujourd’hui recommence une discussion sur les problèmes stratégiques – on va dire de quoi il s’agit – c’est que la situation elle-même a évolué. Pour le dire simplement, à partir des forums sociaux, le mot d’ordre « un autre monde est possible » est devenu un slogan de masse ou en tout cas largement diffusé. Les questions qui se posent maintenant c’est : « quel autre monde est possible ? » ou « quel autre monde nous voulons ? » et surtout « comment parvenir à cet autre monde possible et nécessaire ? ». La question de la stratégie c’est bien celle-là : pas seulement la nécessité de changer le monde mais celle de trouver la réponse à la question comment le changer, comment arriver à le changer ?
Remarques préliminaires
Une première remarque, c’est que le vocabulaire de stratégie, de tactique et même, dans la tradition des camarades italiens qui sont familiers de Gramsci, les notions de guerre d’usure, de guerre de mouvement, etc., tout ce vocabulaire, qui est devenu celui du mouvement ouvrier au début du XXe siècle, a été emprunté au langage des militaires et notamment aux manuels d’histoire militaire. Ceci dit, il ne faut pas se tromper : du point de vue des révolutionnaires parler de stratégie ce n’est pas seulement parler d’affrontements violents ou d’affrontements militaires avec l’appareil d’État, etc., c’est une série de mots d’ordre, de formes d’organisation politique, c’est d’une politique qu’il s’agit pour transformer le monde.
Deuxième remarque : la question stratégique a deux dimensions complémentaires dans l’histoire du mouvement ouvrier. C’est d’abord la question de comment prendre le pouvoir dans un pays. L’idée que la révolution commence par la conquête du pouvoir dans un pays, ou dans plusieurs, mais en tout cas au niveau des nations dans lesquelles sont organisés les rapports de classes, les rapports de forces, à partir d’une histoire, à partir d’acquis sociaux, à partir de rapports juridiques. Cette question-là – la conquête du pouvoir dans un pays, la Bolivie, le Venezuela, espérons demain un pays européen – reste une question à l’ordre du jour et une question fondamentale. Contrairement à ce que prétendraient certains courants, comme ceux inspirés par Tony Negri en Amérique latine ou en Italie, qui pensent que la question de la conquête du pouvoir dans un pays est une question dépassée et même éventuellement réactionnaire, car elle maintient les luttes dans les cadres nationaux. Nous pensons que la question de la lutte pour le pouvoir commence encore sur le terrain de rapports de forces nationaux, mais qu’elle est de plus en plus étroitement combinée avec la deuxième dimension de la question stratégique, celle d’une stratégie à l’échelle internationale, continentale et aujourd’hui mondiale. C’était déjà le cas au début du XXe siècle – et c’était le sens de l’idée de révolution permanente : commencer à résoudre la question de la révolution dans un ou dans plusieurs pays mais la question du socialisme se posait d’emblée par l’extension de la révolution à un continent et au monde entier. Cette idée-là était fondamentale pour les révolutionnaires de la génération de Lénine, de Trotski, de Rosa Luxemburg et elle l’est encore plus pour nous. On peut le vérifier : au Venezuela, on peut nationaliser le pétrole, avoir une certaine indépendance par rapport à l’impérialisme, mais cette possibilité a des limites s’il n’y a pas l’extension du processus révolutionnaire à la Bolivie, à l’Équateur et un projet pour l’Amérique latine, qui est la révolution bolivarienne. Nous avons donc ce double problème : prendre le pouvoir dans certains pays mais afin de s’en servir comme tremplin pour une extension internationale de la révolution sociale.
Enfin, dernière remarque introductive, le problème de la stratégie révolutionnaire c’est de répondre à un véritable défi, qui n’est pas résolu chez Marx. Si l’on considère que les travailleurs en général, la classe ouvrière, sont mutilés physiquement mais aussi moralement et intellectuellement par les conditions de l’exploitation – et Marx décrit cela dans des pages et des pages du Capital, l’abrutissement par le travail, l’absence des loisirs, l’impossibilité d’avoir le temps de vivre, de lire, de se cultiver… –, comment une classe qui subit une oppression aussi totale pourrait-elle être capable en même temps de concevoir et de construire une société nouvelle. Il y avait chez Marx l’idée que le problème se résoudrait de manière presque naturelle, que l’industrialisation de la fin du XIXe siècle créait une classe ouvrière de plus en plus concentrée, donc de plus en plus organisée, donc de plus en plus consciente et que cette contradiction entre des conditions de vie où elle est exploitée, écrasée et la nécessité de construire un monde nouveau serait réglée par une sorte de dynamique presque spontanée de l’histoire. Or, toute l’expérience du siècle passé, c’est que le capital reproduit en permanence les divisions parmi les exploités, que l’idéologie – dominante – domine aussi les dominés et que ce n’est pas seulement parce qu’il y a manipulation de l’opinion par les moyens de communication – qui jouent un rôle de plus en plus important, c’est vrai – mais que les conditions de la domination, y compris idéologique, des exploités trouvent leurs racines dans le rapport du travail lui-même, dans le fait de ne pas être maître de son outil de travail, de ne pas être maître des buts de la production, d’être – comme le disait Marx – un instrument de la machine plus que le maître de la machine. C’est ce qui fait que beaucoup de phénomènes dans le monde moderne nous apparaissent, aux êtres humains que nous sommes, comme des puissances étrangères et mystérieuses. On nous dit : il ne faut pas faire cela parce que les marchés vont se fâcher, comme si les marchés étaient des personnages tout-puissants, comme si l’argent était lui-même un personnage tout-puissant, etc. Je ne peux pas développer, mais c’est important de dire que les rapports sociaux capitalistes, créent un monde d’illusions, un monde fantastique, que subissent aussi les dominés et dont ils doivent se libérer.
C’est la raison pour laquelle les luttes spontanées contre l’exploitation, contre l’oppression, contre les discriminations sont nécessaires. C’est, si vous voulez, le carburant de la révolution. Mais les luttes spontanées ne suffisent pas à briser le cercle vicieux des relations entre le capital et le travail. Il faut une part de conscience, une part de volonté, un élément conscient – c’est la part de l’action politique, de la décision politique qui est portée par un parti. Un parti n’est pas étranger à la société dans laquelle on est. Même dans l’organisation la plus révolutionnaire on subit les effets de la division du travail, on subit les effets de l’aliénation – de l’aliénation sportive par exemple, parce que c’est à l’ordre du jour cet été – mais au moins une organisation révolutionnaire se donne les moyens de résister collectivement et de briser l’envoûtement, le charme, de l’idéologie bourgeoise.
« Prendre » le pouvoir ?
À partir de ça il faut dire des choses simples. On nous demande : Mais, être révolutionnaire au XXIe siècle qu’est ce que cela veut dire ? Êtes-vous pour la violence ? D’abord, comme disait le président Mao, la révolution n’est pas un dîner de gala. L’adversaire est féroce, il est puissant, donc la lutte de classe est une lutte et une lutte à bien des égards impitoyable et ce n’est pas nous qui l’avons décidé. Donc il y a une légitime violence révolutionnaire, il ne faut pas en avoir le culte, mais ce n’est pas ce qui caractérise principalement pour nous la révolution. On souhaiterait même être pacifiques et s’aimer les uns les autres. Mais pour cela il faut en créer d’abord les conditions. En revanche, ce qui définit pour nous une révolution c’est de changer un monde de plus en plus injuste et de plus en plus violent, précisément. Et changer le monde cela passe justement par la conquête du pouvoir.
Mais qu’est-ce que cela veut dire prendre le pouvoir ? Ce n’est pas s’emparer d’un outil, ce n’est pas occuper des postes, ce n’est pas investir des appareils d’État. Prendre le pouvoir c’est transformer des rapports de pouvoir et des rapports de propriété. C’est faire que le pouvoir soit de moins en moins un pouvoir des uns sur les autres mais de plus en plus une action collective et partagée. Et pour cela il faut changer les rapports de propriété – propriété privée des moyens de production, des moyens d’échange et, aujourd’hui de plus en plus, propriété des savoirs (parce que, par le biais des brevets ou de la propriété intellectuelle, il y a privatisation des connaissances qui sont un produit collectif de l’humanité… on arrive à breveter des gènes, demain des formules mathématiques ou des langages), privatisation de l’espace (il y a de moins en moins d’espace public, les camarades mexicains vous diront qu’on trouve à Mexico des rues privées, cela commence à venir aussi en Europe), privatisation des moyens d’information, etc. Donc pour nous, prendre le pouvoir c’est changer le pouvoir et pour changer le pouvoir il faut changer radicalement les rapports de propriété et renverser la tendance actuelle à la privatisation du monde.
Comment dépasser cette domination du capital, qui se reproduit presque naturellement à travers l’organisation du travail, à travers la division du travail, à travers la marchandisation des loisirs, etc. Comment sortir de ce cercle vicieux qui finalement fait adhérer les opprimés au système qui les opprime ? Pendant la dernière campagne électorale j’ai entendu un ouvrier dire à la télévision en France : « Comment se fait-il que les bourgeois savent voter en fonction de leurs intérêts et que souvent les travailleurs, voire une majorité d’entre eux, votent pour des intérêts qui leur sont contraires ? » C’est que justement ils sont sous la domination de l’idéologie dominante.
Alors comment en sortir ? La réponse des réformistes c’était par le grignotage : un peu plus d’organisation syndicale, un peu plus de voix électorales, etc. Alors évidemment tout cela est important. Le niveau d’organisation syndicale et même les résultats électoraux sont des indices des rapports de forces. Dans des pays capitalistes développés qui ont maintenant près d’un siècle ou plus d’un siècle de vie parlementaire, on ne passera pas d’un groupe de quelques centaines ou milliers de militants à l’assaut du pouvoir si on n’a pas construit des rapports de forces sur le terrain syndical, social mais aussi, même s’il est très déformé, sur le terrain électoral.
Donc il y a bien ce changement-là. Mais l’illusion réformiste c’est que, pour reprendre une formule qui a été utilisée, la majorité électorale finira par rejoindre la majorité sociale et qu’en conséquence le changement de société peut être le résultat d’un simple processus électoral. Toutes les expériences du XIXe et XXe siècles montrent le contraire. Il n’y a de possibilités révolutionnaires que dans certaines conditions relativement exceptionnelles. Il y a des conditions de crise révolutionnaire, de situation révolutionnaire, où se produit une véritable métamorphose, pas simplement un petit progrès mais une transformation soudaine dans la conscience de centaines de milliers et de millions de gens.
Les derniers exemples en Europe c’était le Mai 68 en France, le Mai rampant italien, 1974-1975 au Portugal…, on peut discuter si la situation était vraiment révolutionnaire ou dans quelle mesure… Il s’agit en tout cas des expériences où on voit que les gens, comme on dit, apprennent plus en quelques jours qu’en des années et des années de discours, d’écoles de formation, etc. Il y a une accélération dans la prise de conscience.
Rythmes, auto-organisation, conquête de la majorité, internationalisme
Premièrement donc, toute conception de stratégie révolutionnaire doit partir de l’idée qu’il y a des rythmes dans la lutte des classes, il y a des accélérations, il y a des reflux, mais surtout il y a des périodes de crise dans lesquelles les rapports de forces peuvent se transformer radicalement et mettre réellement à l’ordre du jour la possibilité de changer le monde ou en tout cas de changer la société.
Deuxième idée fondamentale – ce sont des idées très générales – c’est que, dans toutes les expériences révolutionnaires, victorieuses ou vaincues, que l’on peut passer en revue au XIXe ou au XXe siècles, depuis la Commune de Paris jusqu’à la Révolution des œillets ou l’expérience de l’Unité populaire au Chili, dans toutes les situations de crise plus ou moins révolutionnaire, surgissent des formes de double pouvoir, c’est-à-dire des organes de pouvoir extérieurs aux institutions existantes. C’étaient les conseils d’usine en Italie en 1920-1921, les soviets en Russie, les conseils ouvriers en Allemagne en 1923, les cordons industriels et les commandos communaux – c’est-à-dire les associations de voisins – au Chili en 1971-1973, les commissions de moradores d’occupation d’usines jusqu’à l’assemblée de Setubal au Portugal en 1975, donc toute situation intense de lutte de classe fait apparaître des organes que nous appelons d’auto-organisation, d’organisation démocratique propre de la population et des travailleurs, qui opposent leur légitimité aux institutions existantes. Cela ne veut pas dire que c’est une opposition absolue. Les bolcheviques ont conjugué pendant toute l’année 1917 la revendication d’une Assemblée constituante au suffrage universel avec le développement des soviets. Il y a un transfert de légitimité d’un organe à l’autre qui n’a rien d’automatique, il faut faire la démonstration pratique que les organes de pouvoir populaire sont plus efficaces dans une crise, sont plus démocratiques, sont plus légitimes que les institutions bourgeoisies. Mais il n’y a pas de situation révolutionnaire réelle sans qu’apparaissent des éléments au moins de ce que nous appelons la dualité du pouvoir ou un double pouvoir.
Enfin, le troisième élément, c’est l’idée de la conquête de la majorité comme condition de la révolution. Ce qui distingue la révolution d’un putsch ou d’un coup d’État, c’est que c’est un mouvement majoritaire de la population. Il faut prendre à la lettre l’idée que l’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes et que, si déterminés, si courageux soient les militants révolutionnaires, ils ne font pas la révolution à la place de la majorité de la population.
C’était tout le débat des premiers congrès de l’Internationale communiste, notamment du troisième et du quatrième, après le désastre de ce qu’on a appelé l’action de mars 1921 en Allemagne, une action effectivement putschiste, minoritaire (à l’échelle de l’Allemagne de l’époque, c’est-à-dire avec tout de même des centaines de milliers de gens). Cela a ouvert un débat dans l’Internationale communiste par rapport à ceux qui croyaient pouvoir copier de manière simple la Révolution russe, en disant, mais attention, il faut conquérir la majorité, non pas dans le sens électoral – il ne s’agit pas d’être légaliste en disant que tant qu’on n’a pas la majorité au Parlement, on ne peut rien faire – mais une légitimité majoritaire dans les masses, ce qui est une idée différente.
Ceux d’entre vous qui peuvent lire – c’est toujours utile de le lire – l’Histoire de la Révolution russe de Trotski, verront comment il est attentif, y compris au moindre mouvement dans les municipalités, dans les élections locales, etc., en tant qu’indice de ce qui mûrit comme possibilité dans les masses. La conquête de la majorité, qui est devenue le problème dans l’Internationale communiste à partir du troisième congrès de 1921 et qui a fait apparaître les notions de front unique, de revendications transitoires et plus tard, avec Gramsci en particulier, d’hégémonie. C’est-à-dire qu’il s’agit de conquérir une hégémonie, la révolution ce n’est pas simplement l’affrontement capital-travail dans l’entreprise, c’est aussi la capacité du prolétariat à démontrer qu’une autre société est possible et qu’il est la force principale pour la construire. Cette démonstration se fait en partie avant la prise du pouvoir, sinon c’est un saut dans le vide, c’est un saut à la perche sans élan ou un coup de main ou un putsch. Donc les idées des revendications transitoires et du front unique sont des outils de conquête de la majorité.
Les revendications transitoires peuvent paraître élémentaires. En France nous sommes très contents de la campagne d’Olivier Besancenot, mais, franchement, le smic à 1 500 euros et la meilleure répartition des richesses, ce ne sont pas des mots d’ordre très révolutionnaires, il y a quelques années ils auraient paru même très réformistes. Ils apparaissent radicaux aujourd’hui parce que les réformistes ne font même plus ce travail-là. Les mots d’ordre n’ont pas une vertu magique, ils ne valent pas en soi mais dans une situation donnée, comme point de départ d’une prise de conscience. Lorsque l’on dit aujourd’hui qu’on ne peut pas vivre décemment dans un pays comme la France avec moins de 1 500 euros par mois, on se voit répondre qu’on n’est pas réaliste : si on élève les salaires, les capitaux vont partir. Cela pose un nouveau problème : comment empêcher les capitaux de partir ? Il faut donc attaquer la spéculation financière, il faut attaquer la propriété… Le droit au logement pose le problème de la propriété foncière et immobilière… Donc il s’agit de mots d’ordre qui, à un moment donné, cristallisent des problèmes qui peuvent être compris et qui peuvent être un levier de mobilisation pour des milliers ou des centaines de milliers de gens, à partir desquelles on peut faire une démonstration pédagogique, progressive, dans l’action et pas seulement dans le discours, de ce qu’est la logique du système capitaliste et pourquoi même des revendications aussi élémentaires et aussi légitimes se heurtent de front à la logique du système.
Ce débat peut vous paraître élémentaire aujourd’hui. Mais dans les débats de l’Internationale communiste, ceux qui voulaient copier la Révolution russe avançaient immédiatement le mot d’ordre d’armement du prolétariat… Oui, bien sûr, si l’on veut résister à l’ennemi, il faut en arriver là. Mais avant d’en arriver là, il faut d’abord que ce soit opéré toute une prise de conscience qui parte de revendications plus élémentaires, l’échelle mobile des salaires, le partage du temps de travail, etc. Ces choses qui sont banales pour nous étaient loin d’être acquises, cela a fait l’objet de débats très violents et très durables dans l’Internationale communiste. Et autour de ces revendications qui sont vécues comme nécessaires et vitales par la plupart des gens on propose l’unité la plus large à tous ceux qui sont prêts à lutter sérieusement pour elle. C’est la raison pour laquelle les revendications transitoires sont liées au problème du front unique. On sait très bien que les réformistes n’iront pas jusqu’au bout. On sait bien qu’ils céderont au chantage et que si le capital leur lance un ultimatum, ils capituleront. Mais en revanche le chemin qu’on aura fait aura une valeur de démonstration pédagogique aux yeux de ceux qui veulent réellement lutter jusqu’au bout pour les besoins vitaux, les besoins culturels, les droits à la vie, à la santé, à l’éducation, au logement… Et à partir de là on peut avancer.
Enfin, quatrième élément, parce que nous ne pensons pas que la révolution puisse aboutir à une société plus égalitaire dans un seul pays, encerclé par le marché mondial, dès le début nous avons le souci de construire les rapports de forces internationaux. Le fait de construire un mouvement international – une Internationale si possible, mais aussi des réseaux, la gauche anticapitaliste européenne, les rencontres de la gauche révolutionnaire en Amérique latine, etc. – fait partie du programme, ce n’est pas un instrument technique là encore, c’est la traduction pratique d’une vision politique sur la dimension internationale de la révolution.
Des hypothèses stratégiques et non un modèle
Dans les douze minutes qui doivent me rester je voudrais aborder deux derniers points.
Premièrement, on nous demande si nous avons un modèle de société. Nous n’avons pas de modèle de société. On ne peut dire à la fois que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes et prétendre avoir dans nos bagages les plans avec les dimensions de la cité future, etc. En revanche ce que nous avons, c’est la mémoire d’une série d’expériences de luttes, de révolutions, de victoires et de défaites, que nous pouvons porter, transmettre et non pas effacer. Ce que nous avons, ce n’est pas un modèle de société mais ce sont les hypothèses d’une stratégie révolutionnaire.
Pour les pays capitalistes développés, où le salariat constitue la grande majorité de la population active, on travaille avec l’idée d’une grève générale insurrectionnelle. Pour certains cela peut paraître une idée du XXe siècle, voire du XIXe, mais cela ne veut pas dire que la révolution prendra forcément la forme d’une grève générale parfaite, d’une grève générale avec des piquets de grève armés et qui serait insurrectionnelle. Mais cela veut dire que notre travail est organisé dans cette perspective, qu’à travers des luttes et des grèves locales, des grèves régionales et des grèves de branches, on essaie de familiariser les travailleurs avec l’idée de grève générale. C’est très important, parce que dans une situation de crise c’est ce qui peut permettre que spontanément il y ait une réaction de masse dans ce sens-là.
Au Chili, au moment du coup d’État de Pinochet en septembre 1973, le président Allende, qui disposait encore de la radio, n’a pas appelé à la grève générale. S’il y avait eu un travail méthodique, systématique dans cette direction, il aurait pu y avoir une grève générale spontanée avec occupation des usines, qui n’aurait peut-être pas empêché le coup d’État mais qui l’aurait rendu en tout cas beaucoup plus difficile. Et une lutte qu’on perd en se battant, on la récupère toujours plus vite qu’une lutte qu’on perd sans se battre. C’est presque une règle générale de toutes les expériences du XXe siècle. Travailler avec l’idée d’une grève générale ce n’est pas la proclamer en permanence mais c’est en faire mûrir l’idée, pour que ça devienne presque un réflexe de riposte du monde salarié face à une agression patronale, face à un coup d’État, face à une répression antidémocratique.
Le soulèvement de juillet 1936 en Catalogne et en Espagne contre le coup d’État, aurait été difficilement imaginable sans le travail préalable, sans l’expérience des Asturies en 1934, sans le travail du Poum et des anarchistes, etc. Travailler avec une perspective de grève générale, cela ne veut pas dire qu’on la proclame bêtement et abstraitement, mais qu’on essaie de s’emparer de toutes les expériences qui déjà habituent, familiarisent, cultivent des réflexes dans le mouvement ouvrier. L’insurrection ce n’est pas forcément l’insurrection d’Octobre revue de manière lyrique par le film d’Eisenstein – même s’il est superbe – mais ça peut être des choses très simples : l’autodéfense d’un piquet de grève, le travail dans l’armée, les comités de soldats quand il y avait une armée de conscription en France ou au Portugal, etc., tout ce qui désorganise les forces de répression de la bourgeoisie. Ce sont donc des fils conducteurs qui nous permettent de faire le lien entre les luttes quotidiennes, même les plus modestes, et l’objectif que nous poursuivons.
Aujourd’hui beaucoup de camarades, en Italie, en France et je crois un peu partout, insistent sur la nécessité d’organisations indépendantes des partis sociaux libéraux, sociaux-démocrates, etc. Mais pourquoi veut-on des organisations indépendantes ? Parce que nous poursuivons un autre but, parce que nous avons une idée vers où nous voulons aller. Nous savons que participer à un gouvernement bourgeois aux côtés des sociaux-démocrates – on pourra peut-être gagner une petite réforme – nous éloigne du but au lieu de nous en rapprocher, car ça augmente la confusion et ne fait pas la clarté. Évidemment si nous n’avons pas le critère de savoir vers quel but nous voulons avancer et d’avoir au moins non pas la réponse définitive, mais une idée sur la manière d’y aller, alors nous allons être bousculés par la moindre situation tactique, par la moindre déception électorale, par la moindre défaite.
Pour construire dans la durée il faut avoir une idée précise. Probablement la révolution nous surprendra. Les révolutions à venir ne seront jamais la simple répétition des révolutions passées, tout simplement parce que les sociétés ne sont plus les mêmes. Je répète souvent que nous sommes un peu dans la situation des militaires : les militaires apprennent dans les écoles de guerre à partir des batailles passées, mais les batailles nouvelles ne sont jamais les mêmes, c’est pour cela qu’on dit que les militaires sont toujours en retard d’une guerre. Et nous, nous courons toujours le risque d’être en retard d’une révolution. Même les plus révolutionnaires sont surpris. Les bolcheviques, malgré leur réputation, se sont divisés au moment de passer à l’insurrection en Octobre. Aucune organisation révolutionnaire n’est un parti d’acier, monolithique… La preuve ultime ce sera lorsque l’occasion se présentera.
La question du parti
Le dernier point que je voulais aborder c’est la question du parti. Ce n’est pas une question technique : on a une stratégie et on va construire un outil pour cela. La question du parti fait précisément partie de la question stratégique. Essayer d’imaginer une stratégie sans parti, c’est comme un militaire qui aurait dans ses bagages des cartes d’état-major et des plans de guerre, mais qui n’aurait pas de troupes et pas d’armée. Il n’y a de stratégie réellement que s’il y a en même temps la force qui la porte, qui la pince, qui la traduit au jour le jour dans la pratique, etc. C’est toute la différence entre l’idée du parti dans les grands partis sociaux-démocrates avant 1914 et chez Lénine (aujourd’hui ce malheureux Lénine n’est pas très populaire, même dans la gauche et même dans la gauche radicale, il apparaît comme autoritaire, etc. ; je crois qu’il y a là une grande injustice, mais ce n’est pas le sujet aujourd’hui).
Sur quoi Lénine a-t-il changé, révolutionné l’idée du parti ? Pour les grands partis sociaux-démocrates leur tâche était essentiellement pédagogique, une tâche d’éducateur, fondée sur la conception d’une sorte de logique spontanée du mouvement de masse et le parti apportait des idées, avec des écoles très intéressantes. Pour reprendre la formule d’un célèbre dirigeant social-démocrate d’avant 1914, le parti n’a pas à préparer une révolution. L’idée de Lénine c’est tout le contraire : le parti ne doit pas se contenter d’accompagner et d’éclairer l’expérience des masses, il doit prendre des initiatives, donner des objectifs de luttes, proposer des mots d’ordre qui correspondent à une situation et, à un moment donné, être capable d’orienter l’action.
Pour résumer en une formule : l’idée qui dominait dans la IIe Internationale, à sa grande époque, était celle d’un parti pédagogue ou éducateur, à partir de Lénine et dans la IIIe Internationale l’idée est celle d’un parti stratège, un parti qui organise les luttes en proposant leurs objectifs et qui peut d’ailleurs aussi organiser et limiter les défaites, en préparant la retraite quand c’est nécessaire. Il y a un épisode fameux : une défaite, car c’était une défaite que celle subie par les travailleurs de Petrograd et de Moscou en juillet 1917, aurait pu être définitive s’il n’y avait pas eu de parti pour organiser la retraite et reprendre l’initiative. Donc le parti ce n’est pas un outil quelconque. Il est indissociable du programme et de l’objectif que nous nous fixons.
Enfin, et ce sera peut-être le dernier mot concernant le parti, nous tenons à autre chose à son sujet. Il ne s’agit pas pour nous simplement d’un parti de lutte, de combat, d’action. Il s’agit d’un parti démocratique, pluraliste. Quelquefois chez nous c’est un défaut, il y a des excès, il y a la manie des tendances, etc. Parfois c’est utile, parfois ça l’est moins… Mais en revanche, malgré les inconvénients, nous y tenons beaucoup parce que le pluralisme dans l’organisation signifie que nous ne détenons pas une vérité définitive et qu’il y a un échange permanent entre le parti que nous voulons construire et les expériences du mouvement de masse. Et comme ces expériences sont diverses, cette diversité peut se traduire à tel ou tel moment aussi sous forme de courants dans nos propres rangs. Et il y a une autre raison : si on est pour une société pluraliste, si on considère qu’existe la possibilité d’une pluralité de partis, y compris une pluralité de partis se réclamant du socialisme, si c’est ce qui a été une des conséquences tirées de l’expérience du stalinisme, alors il faut que, d’une certaine manière, nous développions la démocratie dans nos propres organisations, dans nos organisations de jeunesse, dans nos sections de l’Internationale mais aussi dans la pratique que nous essayons de mettre en œuvre dans les syndicats et les associations. Dès aujourd’hui, parce que c’est efficace pour les luttes, parce que l’unité ne va pas sans la démocratie, parce que si nous voulons construire des fronts larges contre Sarkozy ou contre tout autre, il faut en même temps que les différentes visions du monde puissent s’y reconnaître. Donc la démocratie est une condition et non un obstacle à l’unité. Et c’est aussi une culture démocratique qui servira pour l’avenir, parce que la bureaucratie et la bureaucratisation ce n’est pas seulement le stalinisme.
Certains imaginent que l’affaire est terminée avec le stalinisme. Non ! Ce qui produit la bureaucratie ce n’est pas le parti ou comme certains le disent aujourd’hui « la forme parti », c’est la division sociale du travail, c’est l’inégalité. Les organisations syndicales, les organisations associatives ne sont pas moins bureaucratiques que les partis, elles le sont souvent encore davantage, parce qu’il y a des intérêts matériels. Les organisations non gouvernementales dans le tiers-monde, qui vivent des subventions de la Fondation Ford ou de la Friedrich Ebertschiftung, sont en grande partie aussi bureaucratisées et parfois corrompues. Ce n’est pas la forme d’organisation qui crée la bureaucratie. Les racines de la bureaucratie sont dans la division du travail entre le travail intellectuel et manuel, dans l’inégalité devant le temps libre, etc. Donc la démocratie dans la société comme dans nos organisations est la seule arme que nous ayons.
Aujourd’hui c’est encore plus important, et je termine avec ça. Les gens ont une vision qu’un parti c’est un embrigadement, c’est militaire, c’est la discipline, c’est de l’autorité, c’est la perte de son individualité… Je pense exactement le contraire. Aujourd’hui on n’est pas libre tout seul, on n’est pas génial tout seul, on le devient dans son individualité mais dans une organisation de lutte collective. Et si l’on prend les expériences politiques récentes, les partis, avec tous leurs inconvénients, avec leurs risques de bureaucratisation – y compris nos petits partis – sont malgré tout la forme la meilleure pour résister à des formes bien pires de bureaucratisation, de corruption par l’argent. On est dans une société où l’argent est partout et corrompt tout. Comment y résister ? Ce n’est pas par la morale, c’est par une résistance collective à la puissance de l’argent. En plus on a aussi face à nous, et c’est parfois la même, la puissance des moyens de communication. Or les médias tendent à déposséder les organisations sociales et les organisations révolutionnaires de leurs propres paroles et de leurs propres porte-parole. Il y a un mécanisme de cooptation du personnel politique par les médias. Ce sont les chaînes de télévision qui décident : celui-là a une bonne tête, celui-ci prend bien la lumière, celle-là est plutôt sympathique… Ils les fabriquent. Nous, nous voulons garder le contrôle de notre parole et de nos porte-parole. Nous ne croyons pas au sauveur suprême ni aux individus miraculeux. Nous savons que ce que nous faisons est le résultat d’une expérience et d’une pensée collectives. C’est une leçon de responsabilité et d’humilité. L’importance des médias dans nos sociétés déresponsabilise les gens. Combien de gens défendent à la télévision une idée complètement farfelue et une semaine plus tard passent à autre chose sans jamais avoir à s’expliquer, à rendre des comptes sur ce qu’ils ont dit. Ce que disent nos porte-parole Francisco Louça au Portugal, Olivier Besancenot en France ou Franco Turigliatto en Italie, ils en sont responsables devant des centaines et des milliers de militants. Ce ne sont pas des individus qui parlent selon leurs caprices ou leurs émotions du moment, ils parlent au nom d’une collectivité et ils ont des responsabilités devant les militants qui les ont mandatés. C’est pour nous une preuve de démocratie. Et contrairement à ce qui se dit, les partis politiques tels que nous les concevons – pas les grands appareils électoraux – constituent la meilleure résistance précisément démocratique à un monde qui l’est fort peu et ils sont un des maillons, une des pièces de ce que nous entendons par stratégie révolutionnaire.
1er juillet 2007
Paru dans Inprecor n° 558-559, février-mars 2010. Les intertitres sont de la rédaction d’Inprecor.
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