Le pouvoir a pris le scandale au bond. Et sans tarder. Le rapport Griotteray-Le Tac proposait dans sa conclusion la création d’une « haute autorité, ayant seule qualité pour gérer le patrimoine audiovisuel ». Cette haute autorité devait, selon le rapport, « s’affirmer comme le garant du service public assuré par l’ORTF […] et comme instrument de contrôle juridique et technique de l’irrésistible expansion des techniques nouvelles dans lesquelles le secteur privé aura sa part ».
Voilà clairement rappelés les deux pôles de la politique gouvernementale déjà présents dans le rapport Paye : privatisation d’une production porteuse de profits prometteurs, d’une part, et, d’autre part, maintien du monopole de diffusion à des fins de contrôle idéologique. Et comme les choses ne sauraient attendre, sitôt dit, sitôt fait : le gouvernement propose aujourd’hui à l’Assemblée un projet de loi sur l’ORTF. En guise de réponse, les syndicats CFDT, CGT, FEN et l’intersyndicale de l’ORTF appellent à une manifestation mercredi 14 par un tract qui titre « Brader l’ORTF aux banquiers ou le rendre à la nation ? ».
Comme si l’ORTF avait appartenu à la nation ? Comme si cette nation pompeusement opposée aux banquiers en était aujourd’hui distincte. Par les télés privées de la bourgeoisie, ou par la télé-monopole de l’État bourgeois ? À quel poison voulez-vous être intoxiqués ? C’est à cela que revient l’attitude des directions syndicales acharnées à la défense inconditionnelle et acritique du monopole.
Mais faut-il pour autant refuser le piège tendu en se désintéressant du sort de la télé, comme le proposait un article de Politique Hebdo, tant que nous sommes en société capitaliste ?
Wiaz. Rouge n° 258 juin 1974″ align= »acheval » />Non point. Mais la meilleure façon de résister, ce n’est pas de commencer par se crisper sur la défense équivoque du monopole. C’est d’abord de se battre énergiquement pour les revendications des personnels menacés. Alors que la réforme Riou préparait le terrain aux mesures en cours, les luttes des personnels pour leurs revendications ont constitué une forme de résistance concrète. De façon à peine voilée, le pouvoir reconnaît aujourd’hui le danger que représenterait pour lui le développement de ces luttes au moment où il envisage dit-on le licenciement massif de techniciens.
Ce qui explique sans doute qu’au sortir du conseil des ministres, J.-P. Lecat, porte-parole du gouvernement, ait commencé sa déclaration à la presse en soulignant « la réaffirmation du caractère de service public de la radiodiffusion télévision française, ce qui entraîne notamment une conséquence en ce qui concerne la continuité du service en cas de cessation concertée du travail ». Moins sournoisement dit : foin du droit de grève ! Et attention à la réquisition !
C’est pourquoi plus que jamais les luttes des personnels de l’ORTF doivent être soutenues par tous : pour la titularisation des personnels occasionnels ! pour l’augmentation égale pour tous des salaires ! pour l’égalisation des défraiements de tous les personnels en déplacement sur la base de 100 F minimum par jour ! contre toute clause de censure ! pour la limitation des horaires de travail des acteurs !
Mais l’idée de nation avancée par le tract intersyndical a une autre conséquence directe. Il débouche en bonne logique sur la proposition d’un conseil d’administration de l’Office comportant une « représentation non majoritaire de l’État, une représentation des grands courants philosophiques et syndicaux, une représentation des auditeurs et téléspectateurs une représentation des personnels de l’entreprise ».
En gros, cela se situe dans l’optique de la gestion tripartite Etat-personnels-usagers qui caractériserait la démocratie avancée que nous propose le PCF. Pourtant, on ne peut pas dire que la proposition soit précise. Représentation des grands courants politiques ? Évalués comment ? D’après leurs scores électoraux ? Leur nombre d’adhérents ?
Des grands courants philosophiques ? Inclus les maurrassiens, les thomistes intégristes ? Il est vrai qu’on dit grands courants ! Mais qu’est-ce qu’un grand courant philosophique ?
Des grands courants syndicaux ? Et FO ? Et la CFT… puisqu’aussi bien on a vu certaine section CGT signer en commun avec la CFT des protestations d’honorabilité ?
Les téléspectateurs ? Désignés comment, par qui ? Massu, Salan, et autres militaires défroqués, et autres sabreurs décorés, et autres prêcheurs gouvernementaux sont aussi bien des téléspectateurs !
Cette ambiguïté, Pompidou l’a bien comprise. Selon lui la représentation des usagers au sein de la commission paritaire proposée par la loi pourrait être assurée par des personnalités désignées par les commissions compétentes de l’Assemblée et du Sénat. Autrement dit le pouvoir sera deux fois représenté : directement d’abord et par sa majorité parlementaire ensuite.
Pour nous les choses sont claires. Il ne s’agit pas de participer à la gestion de l’Office en système capitaliste. Cela s’appelle de la collaboration de classe, ni plus ni moins. Et nous ne croyons pas que les travailleurs évinceront la bourgeoisie des leviers de commande en s’y glissant eux-mêmes en douce sous prétexte de gestion démocratique.
Nous ne nous désintéressons pas pour autant du sort actuel de l’ORTF. Nous sommes pour l’élargissement maximum de la représentation des organisations ouvrières (et non du fourre-tout nommé usagers !) dans les commissions de programme. Non à des fins de participation ou de gestion. Mais à des fins de contrôle et de vigilance, contre la censure en particulier. Nous n’avons pas à laisser les mains libres à la bourgeoisie : la présence des organisations ouvrières dans les conseils de programmation, sans aucune prise de responsabilité de gestion, avec pouvoir d’avis préalable sur les programmes et conditions de travail des personnels, avec publicité de cet avis, avec désignation et révocabilité par les assemblées syndicales de leurs représentants, constitue une garantie démocratique minimum.
À charge pour nous de mener dans nos organisations syndicales une bataille conséquente pour imposer le respect de la démocratie ouvrière et syndicale.
Les scandales de la télé ne sont pas des scandales anodins parmi d’autres. Parce que l’histoire de la télé en France est liée à celle du régime. Il y avait 3 millions de téléspectateurs en 1958, et
13 millions en 1967 ! Il y avait un million de récepteurs en 1960 et 10 millions en 1970 !
Les commentateurs n’ont pas manqué de saluer la rencontre historique du petit écran et du général providentiel. Le premier, dit-on, seyait comme un gant au second. Question de prestance, de faconde, de télégénie !
Nous disons plus simplement que la télé était pour le gaullisme un instrument politique de choix. À la centralisation politique de l’État fort, elle permettait de faire correspondre la centralisation et le contrôle absolu de l’information.
Les conférences de presse, les discours télévisés n’étaient que la forme ordinaire du plébiscite. L’apparition télévisée du bonaparte permettait la présence à domicile, intime et paternaliste, du chef de l’État introduit en douce dans chaque foyer entre la pomme et le fromage.
L’information télévisée gaulliste n’est pas un moyen d’unir les hommes par un débat. Mais un moyen de les diviser, de les disperser. On regarde la télé en solitaire ou en famille, dans un fauteuil construit pour favoriser le relâchement : on regarde la télé seul, comme on vote seul dans l’isoloir. Devant la télé comme devant les urnes, les collectivités agissantes de travailleurs se disloquent, la solidarité d’intérêts se dissout. Il ne reste que des hommes seuls face à la voix et à l’image toutes puissantes du pouvoir1.
La télé française est sœur jumelle du gaullisme. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait produit dans le domaine de l’information une pègre jumelle de la pègre politique de l’UDR. Si les De Bresson, les Pozzo di Borgo démissionnent en même temps que les Dechartre et les Rives-Henry, si les Marcillac et les Sabbagh sont éclaboussés en même temps que les Chaban et les Chirac, ce n’est pas le fruit du hasard mais de l’histoire.
Tous, à leur manière, ont fait une fortune rapide dans le sillage de l’aventure gaulliste. Tous sont menacés de la même chute quand vient l’heure des craquèlements, des règlements de compte, du partage des dépouilles.
Rouge n° 162, juin 1972
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Documents joints
- Et de l’opposition aussi. Les émissions du style « A armes égales » sont la plus parfaite illustration de la démocratie bourgeoise : c’est le parlementarisme à domicile et le débat politique par représentants interposés, subi et non mené par une population morcelée en téléspectateurs individuels.