Ce n’est pas nous qui le disons, mais un professeur à Sciences Po : « La France a sacrifié les jeunes depuis vingt ans » (Louis Chauvel, Le Monde du 7 mars). La chose pourrait, peut-être, se formuler avec davantage de précision : le contrat première embauche, c’est une politique, l’aboutissement d’une suite sans fin de mesures et de dispositifs destinés à donner force de loi à la précarité de l’emploi, au chômage et à l’insécurité imposés à la jeunesse par des gouvernements successifs et dont la couleur importait moins que leur détermination sans faille à asseoir ce mode nouveau de domestication de la jeunesse.
Ici, l’idéal d’une jeunesse tétanisée, dispersée, désorientée par la perspective de devoir « galérer » sans fin, quel que soit (ou presque) son niveau de qualification, d’une jeunesse impuissante et dépolitisée, rencontre celui d’une doctrine libérale à très courte vue : une force de travail à prix cassé, corvéable à merci, jetable après emploi, comme le scandaient les lycéens et étudiants dans les récentes manifestations.
On voit à quel brillant résultat aboutit cette politique au long cours, inspirée par l’épaisse bêtise atavique des élites gouvernantes de ce pays : à ce mouvement de fureur collective qui a saisi les cités au mois de novembre, suite aux provocations verbales du ministre de l’Intérieur, et, aujourd’hui, à ce soulèvement porté par une sorte d’énergie du désespoir, mais en même temps parfaitement maîtrisé par ses acteurs mêmes, bref, un mouvement dans lequel la politique vive se réinvente chaque jour. Sous nos yeux, la désorientation collective, le doute, le découragement, voire le désespoir auquel l’égoïsme et la myopie des gouvernants et, plus généralement, des « élites », acculent la grande majorité de la jeunesse, se métamorphosent en intelligence politique et en vitalité combattante. Les centaines de milliers de jeunes, relayés par les moins jeunes, notamment salariés du secteur public et du privé, savent ce qu’ils veulent : non seulement le retrait du CPE, mais un changement radical de politique ; l’avènement d’une politique qui leur permette de retrouver confiance dans le monde, qui leur permette de construire des projets de vie et d’aborder en majeurs (en citoyens) les questions de l’emploi, de la vie personnelle et de la vie publique. Autant dire, un déplacement, un redéploiement de la politique d’une espèce tout autre qu’un replâtrage gouvernemental ou qu’un changement de « majorité ».
Aujourd’hui l’un et l’autre enseignants en philosophie à l’université de Saint-Denis (Paris-VIII), en lutte aux côtés de nos étudiants, nous sommes « nés » à la politique mais aussi à la philosophie dans le climat qui, il y a trente-huit ans (comme le temps passe…), a fait surgir sur le campus de Nanterre le « mouvement du 22 mars », dont nous fûmes et persistons à être bien contents d’avoir été. Depuis quelques jours, l’université de Nanterre est fermée, sous l’effet d’une décision administrative sécuritaire fermeture dont la portée symbolique n’échappera à personne : le « sarkozysme », ce stade terminal de la politique, n’épargne aucun milieu, et surtout pas l’université.
Au printemps 1968, Nanterre occupée fut ce laboratoire où prirent corps les motifs critiques qui, ensuite, irriguèrent l’événement « Mai 68 » le dernier événement digne de ce nom que connut la société française, soit dit en passant et qui produisit ces déplacements en l’absence desquels nous serions depuis belle lurette terrassés par la fatigue de l’âge, silencieux et résignés.
Dans l’enthousiasme et l’énergie manifestés par les manifestations qui, depuis plus d’un mois, font surgir une situation toute neuve, en France, nous identifions spontanément ce qui forma la texture de Mai 68 : une joie partagée, accompagnée d’une ironie constante autre visage d’une détermination sans faille. Une allégresse libératrice qui signifie, tout simplement : nous ne nous laisserons plus acculer au désespoir par les marchands de mort qui régentent nos existences.
Aujourd’hui, les autistes qui nous gouvernent ont fini par prendre acte, après les manifestations massives de la semaine dernière, qu’il « se passe quelque chose », que la rue avait la parole et que, quoi qu’en ait dit, naguère, Raffarin, la rue est aussi un lieu de la politique. Ils appellent à négocier. Mais il n’y a rien à négocier, le CPE n’est pas aménageable, ce que le mouvement actuel, dans toutes ses composantes, attend, c’est son retrait pur et simple et, au-delà, des garanties durables quant à l’emploi des jeunes, au rejet de l’ensemble des dispositifs de précarisation et d’éviction des jeunes hors de la vie active. Et, un problème s’enchaînant aux autres, un abandon du dogme politique consistant à assurer la pérennité des profits des grandes entreprises au prix de la destruction de l’emploi c’est-à-dire de la démolition systématique des cohésions sociales.
Et s’il faut, pour que le cap change enfin, en passer par une généralisation des luttes, en appeler à la grève générale, eh bien soit : c’est aujourd’hui que, sans attendre les échéances électorales de 2007, se joue notre avenir, aujourd’hui que peut être conjuré le pire déjà annoncé.
Libération du 22 mars 2006.
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