Daniel Bensaïd commente le soudain attrait éditorial pour le mouvement trotskiste.
Auteur de Les Trotskismes (Puf, « Que sais-je ? »).
Laurent Mauduit : Quelle raison voyez-vous à cet attrait éditorial soudain pour le trotskisme ?
Daniel Bensaïd : Il y a des raisons de circonstances. Mais il y a aussi une raison de fond : c’est l’un des rares courants dont la vision critique du monde a plutôt bien résisté à l’effondrement du Mur et des régimes de l’Est en même temps qu’à la vague libérale.
Laurent Mauduit : Il y a donc les raisons de circonstances, dont vous parlez : en l’occurrence les révélations sur le passé de Lionel Jospin…
Daniel Bensaïd : C’est le côté anecdotique des choses, amplifié par un effet de mode médiatique. Le trotskisme devient soudain un objet d’études. Mais la plupart des ouvrages publiés ont en commun un faible intérêt pour le débat d’idées, une connaissance superficielle de l’histoire (émaillée d’inexactitudes factuelles), une ignorance des questions sociales qui font l’essentiel de l’activité militante. Ils sont fascinés par la « petite histoire », les prouesses des services d’ordre et autres péripéties. Il en ressort une image déformée dans laquelle les militants, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, ont le plus grand mal à se reconnaître.
Laurent Mauduit : L’appartenance secrète de Lionel Jospin à l’OCI n’y est pas pour rien. Cela attise légitimement la curiosité…
Daniel Bensaïd : Si cette curiosité donnait lieu à une véritable recherche, soucieuse de la réalité des militants, scrupuleuse dans le travail des archives, on ne pourrait que s’en féliciter. Mais la mythologie autour de « l’entrisme » attise les spéculations romanesques. Ce qui est dissimulé nourrit une curiosité soupçonneuse en quête de révélations. Si, en d’autres temps, l’« entrisme » a pu être légitime face à une double répression patronale et bureaucratique, il ne se justifie plus depuis longtemps. De plus – le cas Jospin le démontre –, la loi d’attraction des corps fait que la masse poreuse du parti d’accueil finit par digérer l’entriste qui croyait la subvertir. Mitterrand l’avait parfaitement compris. Il existe aujourd’hui des mouvements sociaux et des espaces politiques où nous pouvons défendre sans complexe convictions et propositions, et faire entendre les idées que nous portons.
Laurent Mauduit : Faut-il donc être trotskiste pour pouvoir écrire sur l’histoire du trotskisme ?
Daniel Bensaïd : Je le prétends d’autant moins que mon travail sur les trotskismes (au pluriel !) est plutôt un essai de philosophie politique et historique qu’un travail d’histoire savante. J’y revendique ma part de subjectivité, même si je me suis efforcé de prendre de la hauteur par rapport au tumulte de l’histoire immédiate.
Laurent Mauduit : Une part de subjectivité, comme vous dites, qui est un peu inattendue pour un « Que sais-je ? »…
Daniel Bensaïd : Les responsables de la collection veulent la rénover en cherchant un équilibre entre un dossier documenté et un point de vue d’auteur. Dans son « Que sais-je ? » récent sur le communisme, Alexandre Adler affiche ainsi une subjectivité beaucoup plus débridée que la mienne.
Laurent Mauduit : En France, deux courants, le gaullisme et le trotskisme, se définissent en relation avec un homme qui a joué un rôle fort dans l’histoire. N’y voyez-vous pas la preuve – c’est au moins ce que corroborent beaucoup de ces livres – que le trotskisme se définit plus comme une posture que comme une référence programmatique ?
Daniel Bensaïd : Vous voulez me faire dire qu’il existe un « trotskisme culturel » au-delà des appartenances partisanes et des engagements programmatiques. Je ne dirai pas le contraire. J’espère que, du trotskisme, du combat passé et présent de ceux et celles qui s’en revendiquent, il restera surtout la volonté irréductible de changer le monde. Mais il reste cela aussi, qui n’est pas rien – comment dire ? – : une sorte d’intelligence critique du monde. C’est explicable. Communistes antistaliniens, les trotskistes ont constitué une minorité persécutée née des grandes défaites du siècle passé. Une minorité qui a eu le courage d’aller à contre-courant de l’arrogance des vainqueurs. Cette situation à rebrousse-poil a sélectionné des individus en conflit avec l’ordre établi et ses conformismes. Il n’est donc pas surprenant que nombre d’anciens militants se soient reconvertis dans le travail journalistique, culturel ou universitaire sans renoncer à la culture commune qui les a formés : à la différence des staliniens, leur univers de pensée ne s’est pas effondré. Dans son rapport à l’actualité, Trotski, lui-même, avait d’ailleurs une haute idée de ce que devrait être un journalisme informé et cultivé.
Le Monde, vendredi 8 mars 2002
www.danielbensaid.org