Alain Badiou et le miracle de l’événement

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Marx a commis l’imprudence d’annoncer le dépérissement de la philosophie, réalisée dans l’accomplissement de son devenir stratégique : il ne s’agissait plus seulement d’interpréter le monde, mais de le changer. Alain Badiou propose, au contraire, de refaire aujourd’hui le geste philosophique par excellence, un « geste platonicien », qui s’oppose aux tyrannies de l’opinion et aux renoncements de l’anti-philosophie. Il entend ainsi relever la philosophie des abaissements devant les « pensées fascinantes » qui l’ont subjuguée : « La pensée scientifique a donné lieu à l’ensemble des positivismes, la pensée politique a engendré la figure d’une philosophie d’État, l’art enfin a rempli une fonction d’attraction singulière depuis le XIXe siècle.

Fascinée, captée, voire asservie par l’art, la politique ou les sciences, la philosophie en est venue à se déclarer inférieure à ses propres dispositions1. »

Sous l’effet de « l’événement galiléen », la philosophie serait tombée à l’âge classique sous la domination de sa condition scientifique. Sous le choc de la Révolution française, elle se serait pliée à la condition du politique. Avec Nietzsche et Heidegger enfin, elle se serait effacée devant le poème. D’où la thèse d’une philosophie « captive d’un réseau de sutures à ses conditions, spécialement à ses conditions scientifiques et politiques », tristement résignée à l’idée que « sa forme systématique » soit désormais devenue impossible. L’effet majeur de cette soumission serait le renoncement pur et simple au « désir d’une figure d’éternité » non religieuse, « intérieure au temps lui-même », « dont le nom est vérité ». Perdant ainsi de vue sa visée constitutive, la philosophie se serait exilée d’elle-même. Ne sachant plus si elle possède un lieu propre, elle se réduirait à sa propre histoire. Devenant « le musée d’elle-même », elle « combine la déconstruction de son passé avec l’attente vide de son avenir »2.

Le programme que trace Badiou vise à libérer la philosophie de cette triple emprise de la science, de l’histoire, ou du poème, à la soustraire aux discours anti-philosophiques jumeaux des positivismes dogmatiques et des spéculations romantiques, à en finir avec une collusion avec « les religions de tout acabit ». Car, « athées, nous n’avons pas les moyens de l’être tant que le thème de la finitude organise notre pensée ». Nous ne pourrions y parvenir qu’en renouant avec « la solide éternité laïque des sciences » : seul le renvoi de l’infini à sa « banalité neutre » de « simple nombre » pourrait nous arracher à « une dégoûtante nappe de sacralisation » et relancer « une désacralisation radicale ».

Sur le chemin de cette reconquête philosophique, le discours d’Alain Badiou s’articule autour des concepts de vérité, d’événement, et de sujet : la vérité éclate dans l’événement et se propage comme une flamme portée par le souffle d’un effort subjectif toujours inachevé. Car la vérité n’est pas affaire de théorie, mais « une question pratique » avant tout ; non l’adéquation d’un savoir à son objet, mais quelque chose qui arrive, un point d’excès, une exception événementielle, « un procès d’où émerge quelque chose de nouveau »3. C’est pourquoi « chaque vérité est à la fois singulière et universelle ». Cette vérité en acte s’oppose au principe mondain de l’intérêt. Dans une première phase, la pensée de Badiou restait subordonnée au mouvement de l’histoire. Sous le coup des désastres historiques, elle est devenue plus fragmentaire et discontinue, comme si l’histoire ne constituait plus sa trame essentielle, mais sa condition occasionnelle. Elle n’est plus alors un cheminement souterrain qui se manifeste dans l’irruption de l’événement. Elle devient plutôt une conséquence post-événementielle. « Entièrement subjective », affaire de « pure conviction », elle relève désormais de la déclaration sans antécédents ni suite4. Proche de la révélation, elle demeure cependant un processus, mais un processus tout entier contenu dans le commencement absolu de l’événement dont il est la fidèle continuation.

C’est pourquoi, contrairement à Kant pour qui la vérité et la portée universelle de la Révolution française se trouvent dans le regard enthousiaste et désintéressé des spectateurs, la vérité de l’événement est, selon Badiou, celle de ses acteurs : il faut la chercher, ou l’écouter bruire, non dans le commentaire distancié de Furet et des historiens thermidoriens, mais dans la parole vive de Robespierre ou de Saint-Just ; non dans les jugements sans risque de Carrère d’Encausse ou de Stéphane Courtois, mais dans les décisions tragiques de Lénine (et de Trotski).

Cette idée de la vérité excède ce qui peut être prouvé ou démontré. Elle pose des conditions autrement exigeantes que la simple cohérence des discours, que la correspondance des mots aux choses, ou que la rassurante vérification des logiques ordinaires. En ce sens, il s’agit d’un concept pleinement matérialiste : il ne saurait y avoir pour Badiou de vérité transcendantale, mais seulement des vérités en situation et en relation, des situations et des relations de vérité, orientées vers une éternité atemporelle.

Cette vérité ne peut se déduire d’aucune prémisse. Elle est axiomatique et fondatrice. Toute nouveauté vraie advient ainsi « dans l’obscurité et la confusion ». C’est à la philosophie qu’il revient de reconnaître et de déclarer son existence. De même, l’événement ne peut être qualifié comme tel que rétrospectivement, par une « intervention interprétante ». La pétrification – la substantialisation – bureaucratique, étatique, académique, de ces vérités événementielles et processuelles équivaut à leur négation. Elle prend la forme du désastre récurrent qui a pour nom propre Thermidor.

La distinction entre vérité et savoir est cruciale aux yeux de Badiou5. Il y a en effet des vérités. Chacune surgit comme « une singularité immédiatement universalisable », caractéristique de l’événement par lequel elle advient. Cette logique d’universalisation est décisive. Car, lorsque nous renonçons à l’universel, c’est toujours pour courir le risque de « l’universelle horreur »6. Ainsi, les particularismes vindicatifs et subalternes restent-ils impuissants devant la fausse universalité despotique du capital, à laquelle une autre universalité doit s’opposer. La philosophie apparaît alors comme un « pari de portée universelle » qui se heurte, à chaque pas, soit à « un monde spécialisé et fragmentaire », sous les formes catastrophiques des passions religieuses, communautaires, ou nationales ; soit aux affirmations selon lesquelles seule une femme pourrait comprendre une femme, un homosexuel un homosexuel, un juif un juif, et ainsi de suite. Si tout universel tient d’abord dans une singularité, et si toute singularité trouve son origine dans un événement, « l’universalité est un résultat exceptionnel qui a son origine en un point, la conséquence d’une décision, une manière d’être plutôt que de savoir7 ».

La possibilité de la philosophie tourne donc autour d’une catégorie de vérité qui ne saurait se confondre ni avec le sens commun ni avec le savoir scientifique. Science, politique, esthétique ont chacune leur vérité. Il serait tentant d’en conclure que la philosophie détient la Vérité de ces vérités. Mais Badiou récuse cette tentation : « Il ne s’agit pas là, entre Vérité et vérités, d’un rapport de surplomb, de subsomption, de fondement ou de garantie. C’est un rapport de saisie : la philosophie est une pincée de vérité. » Une pensée extractive donc, « essentiellement soustractive », qui fait trou. Ce qui importe dans le pain-couronne, dit le poète Ossip Mandelstam, c’est le trou, parce que c’est ce qui reste. De même, Badiou nous sommes d’admettre que la catégorie centrale de la philosophie est vide et qu’elle doit le rester pour accueillir l’événement.

La vérité serait donc affaire d’écoute, plutôt que de dire ? D’écoute ou d’écho, de ce qui résonne en un lieu vide ? Cette écoute permettrait de résister aux discours philosophiques de la postmodernité, forme contemporaine de l’anti-philosophie. Dans leur prétention à « guérir de la vérité » ou à « compromettre l’idée même de vérité » dans la disgrâce générale des grands récits, ces discours se réfutent eux-mêmes en s’abandonnant à la confuse mêlée des opinions. Dans cette affaire, se poursuit le corps à corps du philosophe et du sophiste, « car ce que le sophiste, ancien ou moderne, prétend imposer, c’est précisément qu’il n’y a pas de vérité, que le concept de vérité est inutile ou incertain, car il n’y a que des conventions ». Ce défi sarcastique qui met la vérité à l’épreuve des opinions tend au philosophe le piège consistant à proclamer un lieu unique de Vérité, alors qu’il s’agit seulement de répondre « par l’opération de la catégorie vide de vérité, qu’il y a des vérités ». La riposte (positiviste, étatique, poétique) qui prétendrait combler ce vide, serait en effet « excessive, surtendue, désastreuse ».

Que le lieu de saisie des vérités doive rester vide signifie notamment que le combat du philosophe avec le sophiste ne saurait prendre fin. C’est, en somme, le combat du philosophe avec son ombre, avec son autre, qui est aussi son double. L’éthique de la philosophie consiste à maintenir ouverte leur controverse. L’anéantissement pur et simple de l’un ou de l’autre en décrétant, par exemple, « que le sophiste ne doit pas être », serait proprement désastreux. Car « la dialectique inclut le dire du sophiste et la tentation autoritaire de le faire taire « expose la pensée au désastre »8.

Ce désastre n’est pas une hypothèse. C’est, hélas, une expérience consommée. En installant la pensée dans ce rapport contradictoire entre le philosophe et le sophiste, entre la vérité et l’opinion, Badiou semble devoir poser et se poser la question de la démocratie qu’il ne cesse pourtant de refouler. Un nouveau péril s’annonce en effet : celui d’une philosophie guettée par la sacralisation du miracle événementiel.

Consécutive à « ce qui arrive », la vérité, « de pure conviction », « entièrement subjective », est « pure fidélité à l’ouverture de l’événement ». Hors de l’événement, il n’y a plus alors que les affaires courantes et le jeu ordinaire des opinions. L’événement, c’est la résurrection du Christ, la prise de la Bastille, l’insurrection d’Octobre ; ou encore, « l’outing » des sans-papiers qui s’arrachent à leur condition de victimes clandestines pour devenir acteurs ; celui des chômeurs qui sortent du rang de la statistique pour devenir sujets de leur résistance ; celui des malades qui ne se résignent plus à être de simples patients mais entendent penser et agir leur propre maladie.

De même Pascal renonça-t-il à l’argumentation démonstrative de l’existence de Dieu au profit de l’expérience événementielle de la foi. La grâce de Pascal ou le hasard de Mallarmé se présentent ainsi comme l’interpellation d’une « vocation militante », comme la forme emblématique du pur événement producteur de vérité.

Le rapport de cet événement à l’ontologie du multiple constitue pour Badiou le problème central de la philosophie contemporaine : qu’est-ce donc qu’un événement ? Hasardeux par nature, il ne saurait être prédit hors d’une situation singulière, ni même déduit de cette situation, sans une opération imprévisible du hasard. Le coup de dé mallarméen illustre ainsi la « pure pensée de l’événement », sans relation avec la lourde détermination des structures. Cet événement se caractérise par l’imprédictibilité de ce qui aurait pu aussi bien ne point advenir. C’est ce qui lui confère une aura de « grâce laïcisée »9. Il ne se survit, après coup, que par la nomination souveraine de son existence et par la fidélité à la vérité qui s’y fait jour. Ainsi, l’incomptable 0 du « zéroième anniversaire » de la Révolution française témoigne seulement, selon Péguy, de ce qui peut être fait en son nom dans l’impérieux devoir de le continuer.

L’événement authentique tient ainsi en échec le calcul instrumental. Il est de l’ordre de la rencontre amoureuse (le coup de foudre), politique (la révolution), ou scientifique (l’invention). Son nom propre suspend la routine de la situation, dans la mesure où il consiste précisément à « forcer le hasard lorsque le moment est mûr pour l’intervention »10. Cette maturité propice du moment opportun renvoie inopinément à l’historicité qui le détermine et le conditionne. Elle semble contredire par inadvertance l’affirmation, maintes fois rappelée, selon laquelle il serait purement irruptif et ne pourrait être déduit de la situation.

En quoi consiste cette maturité des circonstances ? Comment les mesurer ? À ce problème, Badiou ne répond pas. Faute de s’aventurer dans les plis et les épaisseurs de l’histoire réelle, dans les déterminations historiques et sociales de l’événement, il bascule dans une politique imaginaire, en lévitation, réduite à une succession d’événements inconditionnés et de « séquences » dont on ne sait pourquoi ni comment elles s’épuisent et s’achèvent. L’histoire et l’événement deviennent alors proprement miraculeux, au sens où Spinoza dit qu’un miracle est « un événement dont on ne peut assigner la cause ». Et la politique flirte avec une théologie ou avec une esthétique de l’événement. La révélation religieuse, écrit justement Slavoj Žižek, constitue « son paradigme inavoué »11.

Pourtant, la prise de la Bastille ne se conçoit que dans les conditions de crise de l’ancien régime ; l’affrontement de juin 1848, dans le contexte de l’urbanisation et de l’industrialisation ; l’insurrection de la Commune, dans le remue-ménage des nationalités européennes et l’effondrement du second empire ; la révolution d’Octobre dans les particularités du « développement capitaliste en Russie » et dans le dénouement convulsif de la Grande Guerre.

Troisième terme du discours de Badiou, la question du sujet renforce les soupçons : après « le procès sans sujet » selon Althusser, le sujet sans histoire. À moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle version de la même traque à l’historicisme.

« Le sujet est rare », dit Badiou. Rare comme la vérité et comme l’événement. Intermittent comme la politique, qui est toujours, selon Rancière, « un accident provisoire des formes de la domination », toujours « précaire », toujours « ponctuelle », sa manifestation n’admettant qu’un « sujet à éclipses ». Ce sujet évanouissant est pourtant ce par quoi une vérité devient effective : je lutte, donc je suis ; je suis parce que je lutte. La vérité est ainsi définie comme un procès de subjectivation. Ce n’est pas la classe ouvrière qui lutte. Catégorie du discours sociologique, elle serait un élément subordonné et fonctionnel de la structure (de l’infernale reproduction du capital). Ce qui lutte, c’est le prolétariat, mode subjectivisé de la classe qui s’autodétermine et se déclare dans le conflit. De même, pour Pascal, le monde ne mène pas nécessairement à Dieu, sans la décision rigoureusement aléatoire du parieur qui le fait exister12. De même, pour Lukacs, le sujet politique n’est pas la classe, prisonnière du cercle vicieux de la réification, mais le parti qui subvertit la structure et en brise le cercle. Le parti soutient le prolétariat en tant que sujet qui tend à dissoudre les rapports de classe dont il est captif. La classe ne devient donc sujet qu’à travers son parti.

Il faut parier ! Badiou reprend à son compte l’injonction de Pascal : il faut aussi « parier la politique communiste » car « vous ne la déduirez jamais du capital ». Dans son rapport incertain au lieu vide de la vérité comme au dieu caché de Pascal, le pari est la figure philosophique de tout engagement, à contre-courant de la certitude dogmatique du savoir positif et du scepticisme cynique, mondain et sénile. Il relève d’une pensée irréductible tant aux certitudes dogmatiques de la science positive qu’aux inconstances de l’opinion : « Le pari de Pascal ne saurait concerner ni le sceptique, auquel suffisent les valeurs limitées du monde, ni le dogmatique, qui croit avoir trouvé dans le monde des valeurs authentiques et suffisantes, puisque leurs positions excluent forcément le pari. C’est pourquoi on peut, dans la mesure où ils sont des êtres possesseurs de certitudes ou de vérité qui leur suffisent pour vivre, les assimiler tous les deux13. » Celui qui entrevoit la vérité dans le roulement du coup de dé n’est pas nécessairement un croyant cherchant en Dieu le fondement de son inébranlable confiance. Seul peut parier, au contraire, celui dont le dieu s’est absenté, laissant grand ouvert le trou d’où peut surgir la représentation dialectique, et non point romantique, de la tragédie moderne.

Ce pari n’a pas grand-chose à voir avec le doute. Il est le signe d’une confiance dans une certitude pratique, contrariée certes, paradoxale, toujours sous la menace d’une possibilité contraire. Parier, c’est s’engager. C’est jouer le tout sur la partie. C’est « miser sur l’affirmation toujours improuvable d’une relation possible entre le donné sensible et le sens, entre dieu et la réalité empirique derrière laquelle il se cache, relation qu’on ne peut démontrer et sur laquelle cependant il faut engager son existence tout entière. » Ainsi, le travail pour l’incertain « ne saurait jamais être certitude absolue, mais action, et par cela nécessairement pari ». En ce sens, Lucien Goldmann avait déjà constaté que le marxisme « continue l’héritage pascalien. »

Chez Badiou, les intermittences de l’événement et du sujet rendent pourtant problématique l’idée même de politique. Elle se définit par la fidélité à l’événement dans lequel les victimes se prononcent. Son souci de la déprendre de l’État pour mieux la subjectiviser, de « la délivrer de l’histoire pour la rendre à l’événement », s’inscrit dans la recherche tâtonnante d’une politique autonome de l’opprimé. Inversement, la soumission à un « sens de l’histoire » de sinistre mémoire, incorpore la politique au processus de technicisation générale et la réduit à « la gestion des affaires de l’État ». Il faut « avoir l’audace de poser que, du point de la politique, l’histoire comme sens n’existe pas, mais seulement l’occurrence périodisée des a priori du hasard ». Ce divorce entre l’événement et l’histoire (l’événement et ses conditions historiquement déterminées) tend cependant à rendre la politique, sinon impensable, du moins impraticable15. Il s’oppose au déterminisme de marché, au consensus communicationnel, à la rhétorique de l’équité, au despotisme de l’opinion, à la résignation postmoderne, à la vulgate antitotalitaire.

Il tend à conjuguer un impératif de résistance et un art de l’événement. À l’instar de la fidélité amoureuse à la première rencontre, l’engagement militant relèverait alors d’une fidélité politique à l’événement initial, fidélité qui s’éprouve dans la résistance à l’air du temps : « Ce que j’admire plus que tout en Pascal, c’est l’effort, dans des circonstances difficiles, d’aller à contre-courant, non au sens réactif du terme, mais pour inventer les formes modernes d’une ancienne conviction, plutôt que de suivre le train du monde, et d’adopter le scepticisme portatif que toutes les époques de transition ressuscitent à l’usage des âmes trop faibles pour tenir qu’aucune vitesse historique n’est compatible avec la tranquille volonté de changer le monde et d’en universaliser la forme16. »

Indispensable Pascal, en effet, pour affronter les temps de démission et de ralliement. À ce contre-courant pascalien, fait très exactement écho chez Walter Benjamin, le devoir de « brosser l’histoire à rebrousse-poil ». Tous deux revendiquent une dialectique de la fidélité, susceptible de sauver la conviction de la débâcle des illusions, et la tradition du conformisme qui toujours la menace.

Si l’avenir d’une vérité « se décide par ceux qui continuent » et s’en tiennent à cette décision fidèle de continuer, le militant requis par l’idée « rare », voire exceptionnelle, de la politique apparaît hanté par l’idéal paulinien de sainteté, toujours en passe de se muer en prêtrise bureaucratique d’Église, d’État, ou de Parti. L’incompatibilité absolue entre la vérité et l’opinion, entre le philosophe et le sophiste, entre l’événement et l’histoire conduisent à une impasse pratique. Le refus d’œuvrer dans la contradiction et dans la tension équivoque qui les lient aboutit en effet à un pur volontarisme, qui est tantôt la forme effectivement gauchiste de la politique, tantôt celle d’un évitement philosophique de la politique. Dans les deux cas, la combinaison de l’élitisme théorique et du moralisme pratique peuvent signifier un retrait hautain de l’espace public, laminé entre la vérité événementielle du philosophe et la résistance subalterne des masses à la misère du monde. Il existe sur ce point un air de famille entre la radicalité philosophique de Badiou et la radicalité sociologique de Bourdieu. Hantés par la « coupure épistémologique » qui séparerait à jamais le savant du sophiste, la science de l’idéologie, tous deux prononcent un discours de maîtrise. Or, la politique qui agit pour changer le monde s’inscrit précisément dans la plaie de la coupure, sur le lieu et à l’instant où le peuple se prononce.

Détaché de ses conditions historiques, pur diamant de vérité, l’événement, tout comme la rencontre absolument aléatoire du dernier Althusser, s’apparente au miracle. Et la politique sans politique à la théologie négative.

Le souci de sa pureté réduit en effet la politique à un grand refus et lui interdit de produire des effets durables. Sa rareté ne permet plus de penser son expansion comme la forme enfin trouvée du dépérissement de l’État. Slavoj Žižek et Eustache Kouvelakis ont bien vu comment les antinomies de l’Ordre et de l’Événement, de la Police et de la politique conduisent à l’impossibilité d’une politisation radicale et s’éloignent du « passage à l’acte » léniniste17. À la différence de « l’irresponsabilité libérale de gauche », la politique révolutionnaire « assume pleinement les conséquences de son choix ». Emporté par son élan, Žižek revendique ces conséquences, « si déplaisantes soient-elles ». À la lumière de l’histoire du siècle, on ne peut cependant revendiquer ces conséquences sans préciser jusqu’où elles demeurent assumables et à quel point elles entrent en contradiction avec l’acte initial dont elles se prétendent la suite logique. C’est toute la question du rapport entre la révolution et la contre-révolution, entre Octobre et le thermidor stalinien qui doit alors être à nouveau posée.

Depuis 1977, la pensée de Badiou s’est développée dans l’éloignement progressif, mais sans rupture explicite, envers le maoïsme des années soixante. Dans une situation dominée par les politiques libérales jumelles de centre-gauche et de centre-droite, où les velléités de résistance peuvent prendre les formes bigotes du nationalisme réactif ou du fondamentalisme religieux, sa politique de l’événement s’oppose frontalement aux phénomènes complémentaires de la mondialisation impériale et des paniques identitaires. Il proclame que le consensus n’est pas son point fort. Il s’efforce, à contre-courant, de sauver l’événement maoïste et le nom propre de Mao de l’emprise pétrifiante de l’histoire. Et il affirme crânement n’avoir jamais cessé d’être un militant, de Mai 168 à la guerre de l’Otan dans les Balkans.

Dans cette longue marche, Mai 68 équivaut à la chute sur le chemin de Damas. Il s’y révèle que ce sont les masses qui font l’histoire, « y compris l’histoire de la connaissance ». La fidélité à l’événement signifiera désormais le refus têtu de se rendre, le refus entêté de la grande réconciliation et de la repentance. Après la mort de Mao, l’année 1977 date un nouveau tournant, marqué en France par la poussée électorale de l’Union de la gauche et par l’apparition, dans le champ intellectuel, de la « nouvelle philosophie ». En Angleterre et aux États-Unis, Thatcher et Reagan s’apprêtent alors à prendre le pouvoir. La réaction libérale est annoncée. Le « désastre obscur » est en marche.

Badiou s’acharne alors à « penser la politique » comme résistance au « tournant linguistique », à la philosophie analytique, à l’herméneutique relativiste. Contre les jeux de mots, contre l’apologie de la « pensée faible », contre la capitulation de la raison universelle devant le scintillement des différences, contre tous les masques du sophiste triomphant, il entend tenir bon sur la vérité. Il oppose « le geste platonicien », qui fait système, à la philosophie en miettes et aux miettes philosophiques, où la vérité n’aurait plus place, où la culture en bouillon remplace l’art, où la technologie supplante la science, où la gestion l’emporte sur la politique et la sexualité sur l’amour. Ces dérives conduiraient en effet tôt ou tard à une police de la pensée et à la capitulation que préfiguraient, dès les années soixante-dix, les petits maîtres du désir.

Pour Badiou comme pour Sartre, l’homme n’est au contraire vraiment humain, fût-ce d’une humanité éphémère, que dans l’événement de sa révolte. D’où la difficulté non surmontée de tenir ensemble l’événement et l’histoire, l’acte et le processus, l’instant et la durée. La politique des situations singulières, historiquement indéterminées, s’apparente alors, par une nouvelle ruse ironique de la raison, à l’émiettement postmoderne qu’elle prétend combattre : « Ce que j’appelle politique, c’est quelque chose qui ne peut être discerné que dans de brèves séquences, souvent vite refermées, dissoutes dans le retour aux affaires courantes » ?

Le « premier Badiou » était tenté de subordonner la philosophie au cours souverain de l’histoire. Désormais, l’événement interrompt le développement historique. Badiou apparaît ainsi, remarque Slavoj Žižek, comme un penseur de la révélation, « le dernier grand auteur de la tradition française des catholiques dogmatiques ». Il semble pourtant périlleux de prétendre fonder une politique sur le pur impératif de fidélité, en récusant tout projet inscrit dans la durée d’une perspective historique.

« Dieu nous garde des programmes sociopolitiques ! », s’écrie Badiou, dans un mouvement de refus horrifié de la tentation ou du péché18. Pure maxime d’égalité, la politique sans partis ni programmes n’aurait aucun but à atteindre. Elle tiendrait tout entière dans le présent de sa proclamation : « La seule question politique est : que peut-on faire au nom de ce principe [d’égalité] dans notre fidélité militante à cette proclamation ? » Cette politique serait synonyme non de programme, mais de « prescriptions » illustrées par des commandements inconditionnels, tels que : « chaque individu compte pour un » ; « les malades doivent recevoir les meilleurs soins sans conditions d’aucune sorte » ; « un enfant égale un élève » ; « ceux qui sont ici sont d’ici ». Sous la forme dogmatique de commandements religieux, ces maximes fournissent des principes d’orientation contre les accommodements sans principes de la Realpolitik et contre les considérations de pure opportunité. Mais, à refuser la confrontation avec le réel et l’épreuve prosaïque de la pratique, ils permettent de garder les mains propres à la manière de la morale kantienne.

Cette politique comme pure volonté est pourtant rattrapée par la réalité des rapports de forces, auxquels il n’est pas si facile d’échapper pour se réfugier dans la pureté des prescriptions théologiques. Suivant une évolution à certains égards parallèle à celle de Pierre Bourdieu, La Distance politique saluait, dans les grèves de l’hiver 1995 une résistance salutaire à la « désétatisation » libérale qui joue exclusivement en faveur du marché et du capital19. On allait même jusqu’à y affirmer que l’État assure, dans une certaine mesure « l’espace public et l’intérêt général ». L’espace public et l’intérêt général ? Bigre ! Voilà qui fleure son sophiste à plein nez.

Ce brusque retournement n’est pourtant pas si surprenant. Il n’y a jamais très loin de la sainte purification au péché voluptueux. Si, comme l’affirmait Badiou dès 1996, « l’ère des révolutions est révolue », il ne reste plus qu’à se retrancher dans la hautaine solitude de l’anachorète ou à s’accommoder des méprisables affaires courantes20. Comment imaginer, en effet, un État « garant de l’espace public et de l’intérêt général » sans partis ni délibérations, sans médiations ni représentations. Il n’est pas étonnant, lorsque l’Organisation politique s’aventure sur le terrain de propositions constitutionnelles pratiques, de n’y découvrir que de banales réformes, comme la suppression de la présidence de la République (au demeurant fort nécessaire), l’élection d’une Assemblée unique, l’exigence que le Premier ministre soit le leader du principal parti parlementaire, la recommandation d’un système électoral garantissant la formation de majorités21. Soit, remarque Peter Hallward avec un flegme anglo-saxon, « quelque chose qui ressemble beaucoup à la Constitution anglaise ».

Cette soudaine conversion au réalisme est l’envers profane de la soif héroïque de pureté. Plutôt qu’un « guerrier sous les murs de l’État », Badiou définissait le militant comme « un guetteur du vide qu’instruit l’événement ». À force de scruter ce désert des tartares, d’où l’ennemi viendra qui le fera héros, la sentinelle finit par s’assoupir devant les mirages du vide.

Ces contradictions et ces apories renvoient – ainsi que nous l’avons signalé – au refus de l’histoire et aux comptes non réglés avec le stalinisme. Pour Badiou, la banqueroute du paradigme marxisme-léninisme remonte à 1967. Pourquoi 1967 ? À cause du tournant de la Révolution culturelle chinoise et de l’écrasement de la Commune de Shanghai ? Et pourquoi pas avant ? Pour ne pas avoir à entrer plus profondément dans le bilan historique du maoïsme et de ses rapports au stalinisme ? François Proust a bien compris qu’il s’agissait là d’une tentative désespérée pour sortir du maoïsme par « l’absentement de l’histoire ». Le prix de ce grand silence historique est exorbitant. Il aboutit à rendre la démocratie impensable et impraticable, aussi absente de la pensée de Badiou qu’elle l’était de la pensée d’Althusser.

Le seul impératif de « la fidélité à la fidélité », souligne Françoise Proust, n’aboutit qu’à un formalisme stérile face à « un monde qui ne nous offre jamais que la tentation de céder ». La fidélité à l’événement révolutionnaire est en effet constamment sous la menace de Thermidor et des Thermidoriens d’hier et de toujours. Il en va des Thermidor en politique comme des Thermidor en amour, sous l’emprise du désamour. Il y a tant d’occasions de se rendre ! Tant de tentations de plier la nuque et de courber l’échine ! Tant de prétextes à se résigner et à se réconcilier, par lassitude, par sagesse, par bonnes et mauvaises raisons raisonnables, pour ne pas faire la politique du pire, par choix du moindre mal (qui se révélera comme le plus court chemin vers le pire), pour limiter les dégâts, ou tout simplement pour se montrer « responsable ». Mais à quoi, à quelle échelle de temps, se mesure la responsabilité d’une politique ?

Faute d’avoir clarifié son rapport à l’héritage stalinien et maoïste, Badiou ne peut clarifier non plus son rapport à Marx. Il se contente, ce qui est la moindre des choses, d’affirmer que le marxisme au singulier n’existe pas, bien que sa crise recèle bien plus que ce qu’un antimarxiste ne pourra jamais imaginer. Aussi refuse-t-il de se déclarer infidèlement « post-marxiste ». Malgré l’invocation vague d’un marxisme dogmatique, il justifie, dans une certaine mesure, l’accusation de positivisme : « Marx et ses successeurs, en cela tributaires de la suture dominante, ont toujours prétendu élever la politique révolutionnaire au rang de science22

? » Quelle part de cette prétention revient vraiment à Marx, et laquelle aux épigones et à l’orthodoxie codifiée dans l’impérissable brochure de Staline, Matérialisme historique et matérialisme dialectique ? De quelle science nous parlent les uns et les autres ? Comment pense Marx ? Et comment le « geste platonicien » peut-il rendre compte de cette pensée dialectique ?

Lecteur généralement vigilant et pénétrant, Badiou donne soudain l’impression de ne plus savoir que faire d’un Marx qui se refuse à la simple alternative entre le philosophe et le sophiste, entre la science et la non-science : « Marx est tout sauf un sophiste, ce qui ne veut pas dire, du reste, qu’il soit un philosophe23. »

« Tout, sauf… » ? Chez Badiou, cette négation renforcée à valeur d’hommage. Mais « tout », quoi ? Ni philosophe, ni sophiste ? Avec Marx, ce couple fondateur depuis Platon ne fonctionne plus. Peut-on être accessoirement, un peu, beaucoup, passionnément philosophe, autrement dit entretenir un rapport accessoire et occasionnel à la vérité ? Et si Marx n’est que « secondairement » philosophe, mais nullement sophiste, qu’est-il « principalement » ? Selon quel mode de pensée et d’action déconcertant déjoue-t-il l’alternative binaire entre le sophiste et le philosophe ?

Au lieu d’affronter ces questions découlant logiquement de son propre jugement, Badiou se tire d’embarras en sortant de sa manche le joker du dédoublement. À l’instar de Marx lui-même, à la fois savant et militant, son œuvre serait double : d’une part, « une théorie sous idéal de la science, de l’histoire, de l’économie, et de l’État » et, d’autre part, « la fondation d’un mode historique de la politique », le mode « classiste » dont le Manifeste du Parti communiste serait la charte. Entre les deux, la philosophie occuperait « une place induite ». On n’en saura pas plus24.

Ayant annoncé qu’il ne s’agit plus désormais seulement d’interpréter le monde, Marx serait en somme resté malgré tout, malgré lui, philosophe par défaut et par intermittence. Badiou n’interroge pas cette manière, pourtant si singulière (par rapport à « la suture positiviste dominante »), de faire science que Marx s’obstine à nommer « critique ». Elle s’efforce de penser à hauteur de son objet, à hauteur du Capital. Quelque chose de nouveau s’est pourtant joué dans la façon dont, sans se soumettre aux vicissitudes de la politique, la pensée entretient avec elle un rapport d’indivision conflictuelle et ne cesse d’en questionner la pratique.

Alors, Marx ? Tout, sauf un sophiste ? À l’entendre railler les mirages de l’opinion au nom de « la science allemande », sans aucun doute. Tout, y compris un sophiste ? À l’entendre railler en critique les « excommunications savantes » d’un Proudhon et les utopies doctrinaires, très certainement. Car, comme le Witz freudien, la critique est railleuse et ironique. Elle oppose aux rires jaunes des prêtres son grand éclat insolent de rire rouge.

La fidélité à un événement sans histoire et à une politique sans contenu tend à se retourner chez Badiou en axiomatique de la résistance. La révolte logique de Rimbaud, la résistance logique de Cavaillès ou de Lautman, sont selon lui des engagements axiomatiques, échappant à tout calcul, censés résoudre de manière paradoxale l’absence de relation entre vérité et savoir. Car l’axiome est plus absolu que toute définition. Au-delà de toute démonstration et de toute réfutation, il engendre souverainement ses propres objets comme de purs effets.

Surgi de rien, le sujet souverain est, comme la vérité événementielle, à lui-même sa propre norme. Il n’est représenté que par lui-même. D’où l’inquiétant refus des rapports et des relations, des confrontations et des contradictions. Badiou choisit toujours la configuration absolue de préférence à la relative : l’absolue souveraineté de la vérité et du sujet, qui commence où finit le tumulte de l’opinion, dans une solitude désolée. Peter Hallward voit fort justement une « logique absolutiste » dans cette philosophie de la politique, qui efface le multiple, se dérobe à l’épreuve démocratique, et condamne le sophiste au bannissement. Il voit aussi dans sa notion de souveraineté le fantôme d’un sujet sans objet25. Un retour à la philosophie d’une souveraineté majestueuse, dont la décision serait fondée sur un rien qui commande le tout.

2004, site Marx au XXIe siècle (des versions anglaise et espagnole existent)
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Alain Badiou, entretien, Le Monde, 31 août 1993.
  2. Alain Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1992.
  3. Une « catégorie active » renchérit Peter Hallward dans sa thèse, Generic Sovereignty. The Philosophy of Alain Badiou, King’s College, Londres, 1999. A paraître aux éditions Verso. Voir aussi Eustache Kouvélakis, « La politique dans ses limites, ou les paradoxes d’Alain Badiou », Actuel Marx, 2000, n° 28 : « Y a-t-il une pensée unique en philosophie politique ? »
  4. Alain Badiou, Saint Paul, Paris, Seuil, 1997.
  5. Voir L’Être et l’Événement, Paris, Seuil, 1988, p. 269, et Conditions, op. cit., p. 201.
  6. Alain Badiou, Théorie du Sujet, Paris, Seuil, 1983, p. 197.
  7. Alain Badiou, Thèses sur l’Universel.
  8. Conditions, op. cit., p. 30, 60, 74.
  9. Saint Paul, op. cit., p. 89.
  10. Théorie du Sujet, op. cit., p. 187.
  11. Slavoj Žižek, The Ticklish Subject, Londres, Verso, 1999.
  12. Alain Badiou, Peut-on penser la politique, Paris, Seuil, 1985, p. 87.
  13. Lucien Goldmann, « Le pari est-il écrit pour le libertin ? », in Recherches Dialectiques, Paris, Gallimard, 1967.
  14. Peut-on penser la politique ?, op. cit., p. 18.[/efn_note.

    Le parcours philosophique de Badiou apparaît en effet comme une longue marche vers « une politique sans parti » qui serait l’aboutissement d’une subjectivisation à la fois nécessaire et impossible. Une politique sans parti n’est-elle pas en effet une politique sans politique ? D’après Badiou, il reviendrait à Rousseau d’avoir fondé le concept moderne de la politique, en tant qu’elle commence non par l’agencement de la structure, mais par l’événement du contrat : le sujet est d’abord son propre législateur. Il n’y a pas, dès lors, de vérité plus active que celle de la politique qui advient comme pure instance de libre décision, lorsque se détraque l’ordre des choses et que, réfutant leur nécessité apparente, nous nous aventurons à découvert dans un champ de possibles insoupçonnés.

    La politique apparaît donc véritablement à partir de sa séparation avec l’État et de la « brutale mise à distance de l’État », qui est le contraire même et la négation de l’événement, la forme pétrifiée de l’antipolitique. Il ne saurait pas plus y avoir d’étatique contre l’État, que d’économique contre l’économie. Sous l’emprise de l’économie et de l’État, il ne reste que des protestations dominées, des résistances captives, des réactions subordonnées aux fétiches tutélaires qu’elles prétendent défier. Il ne saurait alors y avoir de politique que subalterne, selon la terminologie de Gramsci. Pour Badiou, la séparation de la politique et de l’État est donc au fondement même de la politique. Précisons quant à nous : d’une politique de l’opprimé, qui est la seule forme imaginable sous laquelle la politique puisse survivre à sa disparition totalitaire ou marchande.

    Élaboré systématiquement au fil des années 1980 et 1990, ce discours philosophique prend son sens dans le contexte de la contre-réforme et de la restauration libérales14Théorie du sujet, 1983 ; Peut-on penser la politique ?, 1985 ; L’Etre et l’Evénement, 1988 ; Conditions, 1992 ; Saint Paul, 1997 ; Abrégé de métapolitique, 1998.

  15. L’Etre et l’Evénement, op. cit., p. 127 et 245.
  16. Voir les articles d’Eustache Kouvelakis et de Slavoj Žižek dans « Y a-t-il une pensée unique en philosophie politique », op. cit.
  17. Réponses écrites aux questions de Peter Hallward.
  18. La Distance politique est le bulletin de l’Organisation politique (Organisation avec majuscule), dont se réclame Badiou.
  19. Voir la lettre à Peter Hallward du 17 juin 1996, in Thèse, p. 78.
  20. Voir La Distance politique, février 1995.
  21. Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, p. 43.
  22. Entretien paru dans Philosophie, philosophie, revue du département de philosophie de Paris VIII.
  23. A ceci près : « Le vrai contenu en pensée de la fin de la philosophie chez Marx est en réalité la thèse de la fin de l’État, et donc une thèse idéologico-politique, la thèse du communisme. Soutenir l’idée d’une fin de la philosophie n’identifie par le sophiste. Ce qui identifie le sophiste, c’est sa position au regard du lien entre langage et vérité. En annonçant la réalisation révolutionnaire de la philosophie, sa dissolution dans la praxis réelle, Marx certes organise une suture entre philosophie et politique. Dans ses effets ultérieurs, cette suture engage une sorte d’exténuation de la philosophie. Mais on ne confondra pas cette suture avec la morgue dissolvante des sophistes » (Ibid.)
  24. Peter Hallward, Thèse, p. 409.

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