La liberté de la littérature est au principe de toutes les libertés

Daniel Bensaïd : Le Manifeste Trotski/Breton de 1938 dirait, écris-tu, « l’identité essentielle de l’art et de la révolution ». Le terme d’Art, unifie cependant, sous une même majuscule, ce qu’on appelait naguère les arts (en y incluant les techniques), et il réunit sous un singulier œcuménisme arts sacrés et arts profanes. On peut donc se demander si la célébration de cet Art ne s’inscrit pas dans la tendance fétichiste de la modernité à inventer de nouveaux dieux, tous aussi singuliers et majuscules : la Science, le Progrès, l’Histoire, l’Humanité, y compris la Révolution. Et l’Art, bien sûr, hypostasié par la nouvelle division du travail.

Alors que Sartre revendiquait une littérature dépouillée du sacré, n’est-on pas alors devant sa resacralisation. Et l’Art, historiquement conçu, a-t-il jamais été autre chose que bourgeois ? Cette question semble préalable au rôle attribué à la littérature dans La Révolution rêvée. Tu accordes une importance justifiée au texte de Sartre abordant la littérature comme fait social : « La littérature est par essence la subjectivité d’une société en révolution permanente. » Pour Benda, au contraire, la littérature contemporaine devenait obscure, incommunicable, antisociale, séduite par les « prestiges usurpés de l’inconscient », hostile au réel. D’autres auraient dit « décadente ». Cette littérature serait selon lui une machine de guerre contre les Lumières, accompagnant un relativisme postmoderne avant l’heure. Tout ton livre La Révolution rêvée justifie au contraire l’engagement de la littérature dans l’époque.1

Michel Surya : La question par laquelle tu commences ne cesse pas d’être la question sur laquelle butent tous ceux qui se posent la question de l’art depuis, ou à partir de la politique. Et si j’avais dû me la poser moi-même, il est vraisemblable que je n’aurais pas entrepris l’écriture de ce livre. Il me faut donc le préciser, sinon tout ce que je dirai ira de travers, manquera de sens : je n’ai pas de réponse à cette question parce qu’en réalité je ne me la pose pas. Mais que je ne me la pose pas ne me fait pas ignorer qu’elle se pose. Et qu’elle s’est posée à ceux dont je parle dans ce livre, dont ce livre est l’histoire. Ce livre est quelque chose comme l’histoire de cette question. Et il me faut y répondre d’abord en tant que ce livre est la réponse que ceux qui ont fait cette histoire lui ont apportée. Je pourrais répondre ensuite en tant que j’ai fait moi-même l’histoire de cette histoire.

En même temps, et c’est essentiel, non pas seulement pour la compréhension de ce livre mais même de cette question, je ne suis pas parti de là. Si j’étais parti de là, j’aurais été l’exact contemporain de cette question et je l’aurais en quelque sorte posée ainsi que ceux-ci se la sont posée et que tu la poses toi-même. Or je suis parti d’un tout autre moment de cette histoire, ou du moment qui suit exactement la fin de cette histoire. Du moment, précisément, où, cette histoire enfin une fois finie (et c’est le postulat qu’il me fallait contester), les procès allaient pouvoir commencer. Et où ils commencèrent en effet. Appelons pour simplifier ce moment idéologique/politique le moment Aron/Fukuyama/Furet. Et les procès « Aron/Fukuyama/Furet » n’allaient pas « choisir » entre les œuvres révolutionnaires, ils ne le voulaient pas ; ils allaient les condamner toutes (c’est ce qu’ils voulaient). Toutes auraient été, chacune à sa façon, dès l’instant qu’elles se prétendirent révolutionnaires, coupables. Ce livre est d’abord un procès en réhabilitation de ces œuvres. Il y a une double impatience au principe de ce livre : contre le triomphalisme politique rétrospectif d’abord, et contre la haine de la littérature et de la pensée ensuite. Mais tout est beaucoup plus compliqué, en même temps ; en effet, quelques-unes des littératures et des pensées mises ainsi en accusation pouvaient avoir elles-mêmes fait montre par le passé d’un triomphalisme politique à peine moins violent ; et quelques autres (ou les mêmes) d’une haine de soi qui ne le cède en rien à cette haine récente.

Aussi bien, il me faut essayer de reprendre plusieurs des affirmations que contient ta question, qui sont aussi comme autant d’objections possibles. Primo, cette conaturalité de l’art et de la révolution, cette quasi-consubstantialité est un énoncé essentiellement surréaliste ; il se trouve que, à un moment donné, Trotski y consent et le contresigne. Trotski affirme avec Breton, c’est ce que le texte dit : « l’indépendance de l’art pour la révolution ; la révolution pour la liberté définitive de l’art ». S’il y a fétichisation, comme tu le dis, elle n’est donc pas mon fait. Dire, secundo, que cet énoncé serait ou resterait bourgeois est vrai en un sens (marxiste), mais faux en un autre (surréaliste). L’anomalie ici, c’est qu’un marxiste cède sur son marxisme au point de faire sien un énoncé surréaliste (rien moins que marxiste). J’y vois pour ma part un effet du refus simultané, commun et, tout compte fait, minoritaire, du fascisme et du stalinisme (jdanovien ou radeckien) contemporains, lesquels ne laissaient plus de doute (on est en 1938) sur ce qu’il en coûte à l’art de se prêter si peu que ce soit à la propagande. Tertio, il n’est pas vrai que Sartre s’en soit de tout temps tenu à une définition de la littérature « comme fait social ». Il est arrivé qu’il l’affirme ; il est arrivé qu’il jette lui-même le doute sur la validité de cette affirmation ; il est arrivé enfin, chaque fois en tout cas qu’il lui a réellement fallu choisir, qu’il la réfute. Je le démontre, je crois, dans le détail. Et je ne le démontre pas d’ailleurs au sujet du seul Sartre, lequel est le plus souvent accusé par ces procès dont je parlais ; je le démontre même au sujet d’Aragon, ce qui est plus surprenant et tout à coup extrêmement intéressant. Quatro, il n’est donc pas tout à fait exact de me prêter, comme tu le fais, une première interprétation justifiant a posteriori l’engagement de cette littérature, et une autre affirmant que celle-ci est aussi et est essentiellement irréductible à toute espèce d’engagement. J’essaie en réalité de démontrer que, quelque volonté que tous ceux que la révolution attirait ou qui en rêvaient ont eu de faire que leur littérature servît son dessein suréminent, ils vécurent au moins comme un déchirement, au pire comme une impossibilité, qu’elle y fût asservie. Ce qui est exact, par contre, c’est que, si fétichisation il y a, je la partage : c’est-à-dire, je ne cesse pas de penser que la liberté de la littérature et de la pensée est au principe de toutes les libertés, politiques y compris.

Daniel Bensaïd : Ne chemine-t-on pas alors sur une crête étroite entre deux écueils : celui d’une littérature militante et propagandiste, celui d’une gratuité formelle et aristocratique ? Tu échappes au dilemme en affirmant que « le différend ne porte pas d’abord sur la littérature, mais sur l’action de l’homme : la littérature ne saurait poursuivre une fin qui serve cette action sans renoncer à elle-même, car l’action même n’a pas de fin possible ». Ce qui demanderait d’éclaircir le mot fin. Que l’action (politique) ou l’histoire (incertaine) n’ait pas de fin finale ou de fin promise, qu’elle ne dispose d’aucune garantie téléologique, est une chose. Qu’elle n’ait pas de but, de cible, de projet, en serait une autre, dont la conséquence serait la négation de toute pensée stratégique. L’action se réduirait alors à une variante esthétique de la littérature, à « cette passion qui ronge » ; elle serait le symétrique parfait d’un discours qui considère la littérature comme une arme politique parmi d’autres. Nous revenons donc à la case départ : la relation problématique, dans une société de marchandisation généralisée, la tension, irréductible à l’absorption de l’un par l’autre, entre l’acte littéraire (ou artistique) et l’acte politique.

Michel Surya : Une première réponse : parler de « marchandisation généralisée » est prématuré, vaut pour notre époque, pas pour celle dont parle ce livre. Une seconde : autant les choses sont compliquées pour les écrivains eux-mêmes (s’entend : les écrivains authentiques), lesquels cherchent de bonne foi quelle liberté politique préserverait la liberté de la littérature et de la philosophie, et quelle liberté de la littérature et de la philosophie serait de nature à servir les fins de la Liberté en tant que telle (sociale, politique, tout téléologisme compris) ; autant les choses sont simples pour ce que tu appelles « littérature militante et de propagande ». Il n’y a en effet de littérature « militante et de propagande » que celle des écrivains et des intellectuels de parti ; du Parti communiste essentiellement, et elle s’appelle, du nom que Jdanov lui a donné, le « réalisme socialiste ». Et il faut dire vite alors et cruellement qu’il n’y a pas de littérature qui compte de ce nom. A fortiori en France. Et c’est intéressant à ce titre d’ailleurs : si asservis qu’aient été les écrivains communistes français, ou qu’on ait voulu qu’ils soient, il n’y en a pas d’important qui n’ait regimbé, c’est-à-dire il n’y en a pas qui n’ait été prêt à faire valoir les prérogatives d’une liberté très antérieure au réalisme socialiste – autrement dit, très étrangère à ses présupposés.

Je le démontre longuement faisant valoir les diverses circonstances où il en fut débattu (je m’y suis attardé parce que cela m’a paru constituer une réelle résistance de l’intérieur du communisme « national »). On ne fera pas dire sans réserve ni longtemps à quelque intellectuel communiste que ce soit, même momentanément dogmatique, que Flaubert ou Stendhal ou Baudelaire ou Rimbaud ou Lautréamont ne sont pas des écrivains considérables, y compris du point de vue social du communisme. Et je forme une hypothèse pour tenter d’expliquer cette étrangeté française (laquelle nous fait revenir au manifeste Breton-Trotski) : elle est que le surréalisme a innervé le communisme lui-même (des noms l’expliquent : Louis Aragon, Paul Éluard, Georges Sadoul, Roger Vaillant, Tristan Tzara, etc.), constituant une sorte de nappe phréatique courant sous l’histoire dogmatique, lui résistant. Parler de gratuité formelle ou aristocratique, comme on le faisait alors, comme tu le fais toi-même, c’est ne pas assez tenir compte de ce qui sépare, dans le détail, les prérogatives de la pensée et de l’action ; ni de ce qui unit leurs libertés respectives, pour finir.

Quelque chose de cette histoire que je raconte dit : les réquisits de l’action, dans une société de classe, sont une chose ; ce qu’il en sera de ceux de la pensée dans une société sans classe en est une tout autre ; n’exigeons rien de la pensée ou de l’art, au titre de l’action, dans la société de classe qui omette que c’est sur le modèle de la liberté de la pensée et de l’art que se constituera, le moment venu, la société sans classe (transparence de la société à elle-même, prophétise Sartre). Il n’y a pas d’aristocratisme là-dedans. C’est le contraire même : il y a l’affirmation d’une liberté ni restreinte ni conditionnée.

Daniel Bensaïd : La Révolution rêvée est sous-titrée : Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires. Ce sous-titre est légitime. Un critique t’a reproché de faire la part trop belle aux intellectuels se mouvant dans l’orbite du Parti communiste, au détriment de courants critiques réduits à la portion congrue : les surréalistes, le groupe Socialisme ou Barbarie, Pierre Naville, Maurice Nadeau, Daniel Guérin, Roger Blin, Jean Malaquais. La plupart de ces auteurs ont eu peu d’influence sur le moment face à l’hégémonie stalinienne, nationale et internationale, et leur reconnaissance – qu’il s’agisse de Cornélius Castoriadis ou de Jean-François Lyotard – est venue bien plus tard. Il me semble qu’une histoire des intellectuels dans leur rapport à l’engagement politique et à la littérature eût été plus précis. Car, pour remplir le programme de ton sous-titre, il eût fallu suivre les métamorphoses de l’intellectuel et de sa fonction critique.

Comment et pourquoi est-on passé de « l’intellectuel de parti » de l’entre-deux-guerres (illustré notamment par la trajectoire du groupe Philosophies : Henri Lefebvre, Georges Friedman, Norbert Guterman, Paul Nizan, Georges Politzer), de ses diatribes contre l’institution universitaire, à l’intellectuel engagé « compagnon de route », mais soucieux, comme en témoigne l’Althusser de Pour Marx, du jugement de ses pairs académiques. Mascolo eut, dans Le Communisme, des mots impitoyables, probablement excessifs, contre ces « compagnons » (y compris ceux « de l’intérieur » dont Aragon fut le représentant emblématique) : ils rendent mal compte de la situation de la guerre froide, de la sommation à choisir son camp, et de la hantise de la trahison qui tétanise alors bien des intellectuels : surtout ne pas hurler avec les loups !

Cette contradiction des intellectuels, lucides par intermittence, sans parvenir à s’arracher au chantage à la fidélité envers le camp socialiste et le « parti des fusillés », se résout alors dans « l’engagement ». Il maintient une distance, préserve un quant-à-soi, alors que « l’adhésion » est perçue comme une conversion abêtissante (Jean Cassou) ou comme une déchirure intime (la « guerre avec soi-même » selon Claude Roy), dont le destin d’un Nizan serait l’illustration tragique.

Ajoutons que l’orthodoxie stalinienne trouvait son compte dans ce cortège de sympathisants disposés à pétitionner et à mettre leur capital symbolique au service de la cause, sans se mêler de trop près à la vie interne du parti.

Michel Surya : La situation que tu décris des deux camps entre lesquels chacun était sommé de choisir est on ne peut plus exacte et elle explique beaucoup, sinon tout, des attitudes adoptées alors. Et c’est au cœur même de cette sommation que je me suis placé à mon tour, parce que je voulais me placer à même les textes (dans la relecture de beaucoup d’entre eux ; dans la découverte de quelques autres). C’est l’incompréhension qu’a rencontrée ce livre une fois ou l’autre : il ne s’agit pas de dire pour moi ce qui eût été préférable ; tout au plus de reconstituer ce qui a été. Je ne ferai aucune difficulté pour dire que Castoriadis, par exemple, est pour moi l’un de ceux dont la lecture (je pense aux Carrefours du labyrinthe) m’a engagé. Mais le fait est que ces œuvres, ou sont venues plus tard, ou n’ont connu que plus tard l’influence à laquelle on doit ce que nous pensons.

C’est une chose qu’il faut que je réaffirme ici pour le cas où ce serait de bonne foi qu’on se serait mépris sur mes intentions (ce que je ne crois pas d’ailleurs : quel sens il y a à me reprocher de n’accorder pas assez d’importance aux œuvres inspirées pas le trotskisme, quand c’est cette époque elle-même qui n’est pas disposée à mesurer qu’elles auront bientôt un grand sens ?).

J’en reviens à ta question : par définition une alternative aussi lourde que celle de la guerre froide, venant sitôt après la guerre (et j’insiste sur le poids dont celle-ci pèse alors), ne laisse guère le choix : je suis allé aux textes qui formèrent et forcèrent le débat. À ceux-là d’abord. À d’autres ensuite, qui le subdivisaient, qui le compliquaient. Ces textes obéissent eux-mêmes à une division principale qui ne laisse qu’assez peu de place aux divisions secondaires. Et c’est la texture même de cette époque, qui a voulu que ceux qui étaient résolus à intervenir efficacement au cœur de cette division qui les sommait de choisir, a fait qu’on choisissait ou le communisme (Jean-Paul Sartre) ou l’anticommunisme (Raymond Aron). Je dis Sartre et Aron pour simplifier, bien sûr, mais tout le monde a alors plus ou moins obéi à une simplification de cette sorte. Ce qui m’intéressait le plus dans cette histoire n’entrait certes pas dans cette simplification ; je n’avais pas le pouvoir cependant de faire qu’elle ne fût pas opérante ni déterminante. Je pouvais tout au plus indiquer d’autres généalogies ; je le fais (le surréalisme, l’existentialisme, des francs-tireurs…) ; j’y insiste même.

Daniel Bensaïd : La réponse de Sartre, selon laquelle l’engagement n’est pas un choix mais un état de fait (une sorte d’embarquement pascalien) est effectivement une réponse de situation, pour ne pas dire de circonstance. Ton livre invite à relire autrement Les Communistes et la Paix. Comment en effet ne pas être sensible à cette capacité de Sartre d’aller contre l’air du temps, d’agir à contretemps… De là à faire de ce texte, même avec la précaution d’un peut-être, « le dernier grand texte révolutionnaire écrit par un intellectuel français dans une époque où, un à un, les intellectuels français cessaient d’en appeler à la révolution », il y a un pas que je ne franchirais pas. Peut-être ta générosité s’explique-t-elle par le fait que la révolution dont il est ici question est bien « la révolution rêvée ».

Qu’un Aragon ou un Kanapa, tout en avalant mille et une couleuvres, aient continué à rêver, à leur manière, de révolution, nul ne le contesterait. Ce n’est pas leur rêve qui est en question, mais leur politique prosaïque. Elle fut, « globalement », aurait dit le grossiste Georges Marchais, contre-révolutionnaire : du congrès de Kharkov, au silence devant la Commune de Budapest, en passant par le pacte germano-soviétique (célébré par Aragon dans sa première version des Communistes, avec en prime une charge honteuse contre la mémoire de Nizan).

Si la fidélité de Sartre à la cause des opprimés gagne incontestablement en grandeur, comparée à la nouvelle débandade des clercs, sa position devant le désastre stalinien (sous prétexte que le parti, en dépit de sa politique, finirait bien par retomber sur ses pattes comme un chat en vertu de son lest prolétarien ; ou sous prétexte, comme tu le rappelles, qu’il n’y aurait de prolétariat « que par le parti qui le représente »), ou son aveuglement devant les catéchumènes maoïstes passent mal l’épreuve du temps.

Tu cites Sartre, écrivant en 1956 que « les chances de la révolution sont pratiquement nulles dans l’immédiat ». C’était vrai en un certain sens, en Europe du moins. Mais 1956, c’est aussi le XXe congrès, la Commune de Budapest, les Cent Fleurs en Chine, le débarquement du Granma, le congrès de la Soummam… Ce que Sartre constate, c’est une éclipse de la raison stratégique, comme il s’en produit à nouveau aujourd’hui. Un divorce entre le nécessaire et le possible, dont on perçoit l’écho dans le rapport tumultueux de la littérature et de la politique. Henri Lefebvre souhaitait en 1957 un romantisme nouveau, « en proie au possible », contre un romantisme nostalgique en proie au passé. Ce romantisme fut-il autre chose qu’un vœu ? Ne signalait-il pas un creux de l’histoire, un moment utopique (au sens qu’il donnait lui-même à l’utopie), de « déjà plus » et de « pas encore ». C’est ce dont témoignerait, au tout début des années 1960, le repli temporaire de la littérature dans les sciences humaines et l’apparition d’une nouvelle figure d’auteur (incarnée alors par Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, ou Roland Barthes).

Michel Surya : Posons la question de Sartre puisque, à l’évidence, c’est le nom de Sartre qui est le mieux à même de poser la question qui nous intéresse : celle de l’engagement. Une chose est sûre, qu’il faut que je redise : je ne suis qu’assez médiocrement sartrien. Mes goûts me portent bien plutôt vers une forme beaucoup plus discrète, ou « élitiste » diras-tu, de la littérature : Georges Bataille, Maurice Blanchot, etc. Une autre chose est sûre cependant : c’est de bonne foi que j’ai lu ou relu les textes qui ont formé cette époque. Et force m’est alors de dire que, lisant ou relisant ceux-ci, les textes politiques de Sartre ont suscité ma sympathie. Ils l’ont suscitée de deux façons : relativement à l’époque elle-même ; a fortiori relativement à ceux qui instruisent ces procès rétrospectifs (ce qu’on appelle « la haine de Sartre »). Sartre se serait trompé, soit ; mais, en ce cas, je préfère les torts de Sartre aux raisons d’Aron. Ce que je peux dire autrement : j’aurais alors préféré avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. Même si je donne en dernière analyse raison à autre chose que l’un ou l’autre : un pessimisme historique auquel le nom de Bataille, par exemple, convient parfaitement (mais je devrais dire aussi : Antelme, Rousset, etc.). C’est-à-dire, Les Communistes et la Paix est un texte étrange, qui vient en retard, à contretemps, en porte-à-faux. De ce point de vue Sartre est en effet un piètre politique, comme on l’a dit. Qu’est-ce qui fait en ce cas, si je le sais et que j’en conviens moi-même, que je le préfère, et de beaucoup, à Albert Camus, par exemple ? C’est que l’animent une authenticité, une impatience, que sais-je, qui font qu’il parle par exemple du peuple et de la Commune comme il n’y a alors plus personne à en parler (pour un temps), talent littéraire y compris.

Il ne faut pas l’oublier : c’est de littérature et de pensée que je parle dans ce livre, autant et même plus que de politique. De littérature et de pensée en tant que politiques. Il y a un bond de Sartre dans la politique avec Les Communistes et la Paix dont on peut dire qu’il porte à faux, mais pas qu’il n’obéit pas au mouvement qu’invite à faire l’injonction politique. Je veux bien que Sartre ait eu tort alors (encore que je montre comment il n’eut tort qu’en partie, réservant l’avenir), mais j’attends que quelqu’un puisse avoir « tort » comme lui aujourd’hui. Tout le monde montre tant de pusillanimité à avoir raison. Ou, pour le dire autrement, tout le monde s’entend à ce point à faire qu’on n’entende que ceux qui montrent ces raisons que sont réduits au silence ceux qui ne les partagent pas. Sartre est l’un des noms, et de loin le plus célèbre, qui inspirent ces derniers.

Propos recueillis par Daniel Bensaïd
Contretemps n° 15, février 2006
Repris dans l’ouvrage Politiquement incorrects, entretien du XXIe siècle,
sous la direction de Daniel Bensaïd, collection La Discorde, éditions Textuel,
Paris, octobre 2008
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Michel Surya est écrivain et philosophe. Il dirige la revue et les éditions Lignes, il est l’auteur notamment de La Révolution rêvée, Paris, Fayard, 2004.
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