« Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! »

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Hannah Arendt s’inquiétait que la politique puisse disparaître complètement du monde. Les désastres du siècle étaient tels que la question de savoir si « la politique a finalement encore un sens » devenait inévitable. Les enjeux de ces craintes étaient déjà éminemment pratiques : « Le non-sens auquel la politique tout entière est parvenue est attesté par l’impasse dans laquelle les questions politiques particulières se précipitent1. »

Pour elle, le totalitarisme était la forme de cette disparition redoutée. Nous avons aujourd’hui affaire à une autre figure du péril : le totalitarisme à visage humain du despotisme de marché. La politique s’y trouve laminée entre l’ordre naturalisé des marchés financiers et les prescriptions moralisantes du capital ventriloque. Fin de la politique et fin de l’histoire coïncident alors dans l’infernale répétition de l’éternité marchande où résonnent les voix blanches de Fukuyama et de Furet : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet dans le monde d’aujourd’hui. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons2. »

Plus que mélancolique, elle est désespérée, aurait pu dire Blanqui, cette éternité de l’homme par le Dow Jones et le Cac 40.

Hannah Arendt croyait pouvoir dater le commencement et la fin de la politique : inaugurée par Platon et Aristote, elle aurait trouvé « dans les théories de Marx sa fin définitive ». Annonçant la fin de la philosophie, le Maure aurait, par quelque facétie de la raison dialectique, prononcé celle de la politique. C’est méconnaître la politique de Marx comme la seule concevable face à la violence capitalisée et aux fétichismes de la modernité : « L’État ne vaut pas pour le tout », écrit-il, s’élevant clairement contre « l’exagération présomptueuse du facteur politique » qui fait de l’État bureaucratique l’incarnation de l’universel abstrait. Plutôt qu’une passion unilatérale du social, son effort porte sur l’émergence d’une politique de l’opprimé à partir de la constitution de corps politiques non étatiques annonçant le nécessaire dépérissement de l’État en tant que corps séparé.

La question urgente, vitale, est celle de la politique d’en bas, la politique de ceux qui sont exclus et privés de la politique étatique des dominants. Il s’agit de résoudre l’énigme des révolutions prolétariennes et de leurs tragédies répétées : comment de rien devenir tout ? Comment une classe, physiquement et mentalement mutilée au quotidien par la servitude involontaire du travail contraint, peut-elle se métamorphoser en sujet universel de l’émancipation humaine ? Les réponses de Marx restent tributaires sur ce point d’un pari sociologique : le développement industriel entraîne la massification du prolétariat ; la croissance numérique et la concentration des classes laborieuses entraînent un progrès dans leur organisation et leur conscience. La logique même du capital conduirait ainsi à « la constitution des prolétaires en classe dominante ».

La préface d’Engels à l’édition de 1890 du Manifeste communiste confirme ce présupposé :

« Pour la victoire définitive des propositions énoncées dans le Manifeste, Marx s’en remettait au développement intellectuel de la classe ouvrière qui devait résulter de l’action et de la discussion commune. »

L’illusion selon laquelle la conquête du suffrage universel permettrait au prolétariat anglais, socialement majoritaire, d’ajuster la représentation politique à la réalité sociale procède de ce pari. Dans le même esprit, Antonio Labriola estimait en 1898, dans son commentaire du Manifeste, « que la conjonction souhaitée des communistes et des prolétaires est désormais un fait accompli ». L’émancipation politique du prolétariat découlait nécessairement de son développement social.

L’histoire convulsive du siècle écoulé démontre qu’on ne se délivre pas si facilement du monde enchanté de la marchandise, de ses dieux sanguinaires, et de leur « boîte à répétitions ». L’actualité intempestive de Lénine résulte impérativement de ce constat. Si la politique garde aujourd’hui une chance de conjurer le double péril d’une naturalisation de l’économie et d’une fatalisation de l’histoire, cette chance passe par un nouveau geste léniniste dans les conditions de la mondialisation impériale. La pensée politique de Lénine est celle de la politique comme stratégie, de ses moments propices et de ses maillons faibles.

Le temps « homogène et vide » du progrès mécanique, sans crises ni ruptures, est un temps impolitique. L’idée, soutenue par Kautsky, d’une « accumulation passive de forces » s’inscrit dans cette temporalité. Version primitive de la force tranquille, ce « socialisme hors du temps » et à pas de tortue dissout l’incertitude de la lutte politique dans les lois proclamées de l’évolution historique.

Lénine au contraire pense la politique comme le temps plein de la lutte, un temps de crises et de faillites. La spécificité de la politique s’exprime chez lui dans le concept de la crise révolutionnaire, qui n’est pas le prolongement logique d’un « mouvement social » mais une crise générale des rapports réciproques entre toutes les classes de la société. La crise se définit alors comme une « crise nationale ». Elle agit comme un révélateur des lignes de front brouillées par les fantasmagories mystiques de la marchandise. Alors seulement, et non en vertu d’un inéluctable mûrissement historique, le prolétariat peut être transfiguré et « devenir ce qu’il est ».

Crise révolutionnaire et lutte politique sont donc étroitement liées : « La connaissance que la classe ouvrière peut avoir d’elle-même est indissolublement liée à une connaissance précise des rapports réciproques de toutes les classes de la société contemporaine, connaissance pas seulement théorique, disons plutôt moins théorique que fondée sur l’expérience de la politique3. » C’est bien à travers l’épreuve de la pratique politique que s’acquiert cette connaissance des rapports réciproques entre toutes les classes. Elle fait de « notre révolution » une « révolution du peuple tout entier ».

Cette approche est aux antipodes d’un ouvriérisme vulgaire qui réduit la politique au social. Lénine refuse catégoriquement de « mélanger le problème des classes et celui des partis ». La lutte des classes ne se réduit pas à l’antagonisme entre l’ouvrier et son patron. Elle confronte le prolétariat à « la classe capitaliste tout entière », au niveau de la reproduction d’ensemble du capital, qui fait l’objet du livre III du Capital. C’est d’ailleurs pourquoi il est parfaitement logique que le chapitre inachevé de Marx sur les classes intervienne précisément à cet endroit, et non au livre I sur le procès de production, ou au livre II sur le procès de circulation.

En tant que parti politique, la social-démocratie révolutionnaire représente donc la classe travailleuse, non dans ses seuls rapports à un groupe d’employeurs mais aussi avec « toutes les classes de la société contemporaine et avec l’État en tant que force politique organisée4 ».

Le temps kairotique de la stratégie léniniste n’est plus celui des Pénélope et des Danaïdes électorales, dont l’ouvrage est sans cesse défait, mais celui que rythme la lutte et que suspend la crise. Celui du moment opportun et de la conjoncture singulière, où se nouent nécessité et contingence, acte et processus, histoire et événement : « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profondes. C’est pourquoi l’activité essentielle de notre parti, le foyer essentiel de son activité, doit être un travail possible et nécessaire aussi bien dans les périodes les plus violentes d’explosion que dans celles d’accalmie, c’est-à-dire un travail d’agitation politique unifiée pour toute la Russie. »

Les révolutions ont leur propre tempo, scandé d’accélérations et de ralentissements. Elles ont aussi leur géométrie propre, où la ligne droite se brise dans les bifurcations et les tournants brusques. Le parti apparaît ainsi sous un jour nouveau. Il n’est plus, chez Lénine, le résultat d’une expérience cumulative, ni le modeste pédagogue chargé d’élever les prolétaires de l’obscure ignorance aux lumières de la raison. Il devient un opérateur stratégique, une sorte de boîte de vitesses et d’aiguilleur de la lutte des classes.

Comme l’a fort bien senti Walter Benjamin, le temps stratégique de la politique n’est pas le temps homogène et vide de la mécanique classique, mais un temps brisé, plein de nœuds et de ventres événementiels.

Il y a sans aucun doute, dans la formation de la pensée de Lénine, un jeu de ruptures et de continuités. Les ruptures majeures (qui ne sont pas des « coupures épistémologiques ») peuvent se situer en 1902, autour de Que Faire ? et d’Un pas en avant, ou encore, en 1914-1916, lorsqu’il s’agit de repenser l’impérialisme et l’État à la lumière crépusculaire de la guerre, et en reprenant le fil de la logique hégélienne. En même temps, dès Le Développement du capitalisme en Russie, œuvre fondatrice, Lénine met en place la problématique qui lui permettra ultérieurement les corrections théoriques et les ajustements stratégiques.

Les affrontements au fil desquels se définit le bolchevisme traduisent cette révolution dans la révolution.

Des polémiques de Que Faire ? ou d’Un pas en avant, deux pas en arrière, la vulgate retient essentiellement l’idée d’une avant-garde centralisée et militairement disciplinée. L’essentiel est ailleurs. Lénine combat la confusion, qualifiée de « désorganisatrice », entre le parti et la classe. Leur distinction s’inscrit dans les grandes controverses qui agitent alors le mouvement socialiste, notamment en Russie. Elle s’oppose aux courants populistes, économicistes, mencheviques qui convergent parfois pour défendre un « socialisme pur ».

L’intransigeance apparente de cette orthodoxie formelle traduit en réalité l’idée selon laquelle la révolution démocratique serait une étape nécessaire sur la voie de l’évolution historique. En attendant de s’être renforcé et d’avoir atteint la majorité sociale et électorale, le mouvement ouvrier naissant devrait alors laisser à la bourgeoisie le rôle dirigeant et se contenter de jouer les forces d’appoint de la modernisation capitaliste.

Cette confiance dans le sens de l’histoire, où tout viendrait en temps et en heure à qui sait attendre, sous-tend les positions orthodoxes de Kautsky au sein de la Ire Internationale : il faut parcourir patiemment les « chemins du pouvoir » jusqu’à ce que ce dernier tombe comme un fruit mûr.

Pour Lénine, au contraire, le but oriente le mouvement, la stratégie prime sur la tactique, la politique sur l’histoire. C’est pourquoi il importe de se délimiter avant de s’unir, et, pour s’unir, « d’utiliser toutes les manifestations de mécontentement et d’élaborer jusqu’aux moindres éléments d’une protestation, fût-elle embryonnaire ». Autrement dit, de concevoir la lutte politique comme « beaucoup plus large et complexe que la lutte des ouvriers contre le patronat et le gouvernement »5. Ainsi, quand le Rabotchéié Diélo déduit les objectifs politiques de la lutte économique, Lénine lui reproche « d’abaisser le niveau de l’activité politique multiforme du prolétariat ». Il est illusoire d’imaginer que « le mouvement purement ouvrier » soit par lui-même capable d’élaborer une idéologie indépendante. Le seul développement spontané du mouvement ouvrier aboutit au contraire « à le subordonner à l’idéologie bourgeoise ».

Car l’idéologie dominante n’est pas affaire de manipulation des consciences mais l’effet objectif du fétichisme de la marchandise. On ne peut échapper à son cercle de fer et à sa servitude involontaire que par la crise révolutionnaire et par la lutte politique des partis. Telle est bien la réponse léniniste à l’énigme irrésolue de Marx.

Tout conduit chez Lénine à concevoir la politique comme l’irruption où se présente ce qui est absent : « La division en classes est certes, en fin de compte, l’assise la plus profonde du groupement politique », mais cette fin de compte, c’est « la lutte politique seule qui
l’établit6 ».

Ainsi « le communisme surgit littéralement de tous les points de la vie sociale ; il éclôt décidément partout. Que l’on bouche avec un soin particulier l’une des issues, la contagion en trouvera une autre, parfois la plus imprévisible7. » C’est pourquoi nous ne pouvons savoir « quelle étincelle pourra allumer l’incendie ».

D’où le mot d’ordre qui, selon Tucholsky, résume la politique léniniste : « Soyez prêts ! » Prêts à l’improbable, à l’imprévisible, à l’événement ! Si Lénine a pu définir la politique comme « l’expression concentrée de l’économie », cette concentration signifie un changement qualitatif à partir duquel la politique ne peut manquer « d’avoir la primauté sur l’économie ». « En prônant la fusion des points de vue économique et politique », Boukharine, au contraire, « glisse vers l’éclectisme ». De même, dans sa polémique de 1921 contre l’Opposition ouvrière, Lénine critique ce « vilain nom » qui rabat à nouveau la politique sur le social et prétend que la gestion de l’économie nationale incombe directement aux « producteurs groupés en syndicats de producteurs », ce qui reviendrait à ramener la lutte des classes à un affrontement d’intérêts corporatifs sans synthèse.

La politique, au contraire, a sa langue, sa grammaire et sa syntaxe propres. Ses latences et ses lapsus. Sur la scène politique, la lutte des classes transfigurée trouve « son expression la plus rigoureuse, la plus complète et la mieux définie dans la lutte des partis8 ». Relevant d’un registre spécifique, irréductible à ses déterminations immédiates, le discours politique s’apparente davantage à l’algèbre qu’à l’arithmétique. Sa nécessité est d’un autre ordre, « beaucoup plus complexe » que celui des revendications sociales directement liées au rapport d’exploitation. Car, contrairement à ce qu’imaginent les « marxistes vulgaires », la politique ne « suit pas docilement l’économie ». L’idéal du militant révolutionnaire n’est pas le trade-unioniste à l’horizon étroit, mais le « tribun populaire » qui attise les braises de la subversion dans tous les domaines de la société.

Le léninisme, ou plutôt le léninisme stalinisé érigé en orthodoxie d’État, est souvent rendu responsable du despotisme bureaucratique. La notion de parti d’avant-garde, distinct de la classe, aurait ainsi porté en germe la substitution de l’appareil au mouvement social réel et tous les cercles de l’enfer bureaucratique. Si injuste soit-elle, cette charge soulève une difficulté réelle. Si la politique ne se confond pas avec le social, la représentation de l’un par l’autre devient forcément problématique : sur quoi fonder sa légitimité ?

La tentation existe bel et bien, chez Lénine, de résoudre la contradiction en postulant une adéquation tendancielle entre représentants et représentés, culminant dans le dépérissement de l’État politique. Les apories d’une représentation n’admettant aucun dépositaire exclusif et constamment remise en jeu dans la pluralité des formes constituantes se trouvent du même coup éliminées. Cet aspect de la question risque d’en masquer un autre, non moins important, d’autant que Lénine ne semble pas mesurer toute la portée de son innovation. Croyant paraphraser un texte canonique de Kautsky, il le déforme ainsi de manière décisive. Kautsky écrit que « la science » vient aux prolétaires « de l’extérieur de la lutte des classes », portée par « les intellectuels bourgeois ». Par un extraordinaire glissement de plume, Lénine traduit que la « conscience politique » (et non plus la « science » !) vient « de l’extérieur de la lutte économique » (et non plus de l’extérieur de la lutte des classes, qui est autant politique que sociale !), portée non plus par les intellectuels en tant que catégorie sociologique mais par le parti en tant qu’acteur structurant spécifiquement le champ politique. La différence est de taille.

Une aussi constante insistance sur le langage politique, où la réalité sociale se manifeste à travers un jeu permanent de déplacements et de condensations, devrait logiquement déboucher sur une pensée de la pluralité et de la représentation. Si le parti n’est pas la classe, une même classe devrait être représentée politiquement par plusieurs partis exprimant ses différences et ses contradictions. La représentation du social dans la politique devrait alors faire l’objet d’une élaboration institutionnelle et juridique. Lénine ne va pas jusque-là. Il n’en ouvre pas moins un espace politique original dont il explore les pistes. Une étude détaillée, qui déborde le cadre de cet article, de ses positions sur la question nationale, sur la question syndicale en 1921 et sur la démocratie tout au long de l’année 1917 permettrait de le vérifier.

Ainsi soumet-il la représentation à des règles inspirées de la Commune de Paris, visant à limiter la professionnalisation politique : un salaire des élus identique à celui de l’ouvrier qualifié, une vigilance de tout instant contre les faveurs et les privilèges de fonction, la responsabilité des mandataires devant les mandants. Contrairement à une légende tenace, il ne préconise pas de mandat impératif. Que ce soit au sein du parti : « Les pouvoirs des délégués ne doivent pas être limités par des mandats impératifs » ; dans l’exercice de leurs pouvoirs, « ils sont complètement libres et indépendants » ; le congrès ou l’assemblée sont souverains. Que ce soit au niveau des organes de l’État, où « le droit de rappel des députés » ne se confond pas avec un mandat impératif qui réduirait la représentation à la somme corporative d’intérêts particuliers, de visions étroitement locales, sans synthèse possible, qui viderait la délibération démocratique de toute substance et de tout enjeu.

Quant à la pluralité, Lénine affirme, avec constance, que « la lutte des nuances » dans le parti est inévitable et nécessaire, tant qu’elle se déroule dans les limites « approuvées d’un commun accord ». Il soutient « la nécessité d’assurer dans les statuts du Parti les droits de toute minorité, afin de détourner du cours philistin habituel de scandale et de mesquines querelles les continuelles et intarissables sources de mécontentement, d’irritation et de conflit, afin de les amener dans le canal encore inaccoutumé d’une lutte régulière et digne pour la défense de ses convictions. Parmi ces garanties absolues, nous rangeons l’octroi à la minorité d’un (ou de plusieurs) groupe littéraire, avec droit de représentation au congrès et droit d’expression complète9 ».

Si la politique est affaire de choix et de décision, elle implique une pluralité organisée. Il s’agit ici de principes d’organisation. Le système d’organisation peut varier, quant à lui, en fonction des situations concrètes, à condition de ne pas perdre le fil conducteur des principes dans le labyrinthe des opportunités. Même la fameuse discipline dans l’action apparaît alors moins intangible que ne le voudrait la légende dorée du léninisme. On connaît l’indiscipline commise par Zinoviev et Kamenev s’opposant publiquement à l’insurrection sans être pour autant écartés durablement de leurs responsabilités. Lénine lui-même, en des circonstances extrêmes, n’hésite pas à revendiquer un droit personnel à la désobéissance partisane. Il envisage ainsi de démissionner de ses responsabilités pour reprendre « sa liberté d’agitation » dans les rangs du parti. Au moment critique de la décision, il écrit carrément au comité central : « Je suis parti là où vous ne désirez pas que j’aille [à Smolny]. Au revoir. »

Sa propre logique le pousse à penser la pluralité et la représentation dans un pays dépourvu de traditions parlementaires et démocratiques. Lénine ne va pourtant pas jusqu’au bout. Il y a (au moins) deux raisons à cela. La première, c’est qu’il hérite de la Révolution française l’illusion selon laquelle, une fois l’oppresseur chassé, l’homogénéisation du peuple (ou de la classe) n’est plus qu’une question de temps : les contradictions au sein du peuple ne peuvent plus venir que de l’autre (l’étranger) ou de la trahison. La seconde, c’est que la distinction entre la politique et le social n’immunise pas contre l’inversion fatale : au lieu d’engager la socialisation du politique, la dictature du prolétariat peut signifier l’étatisation bureaucratique du social. Lénine lui-même ne s’est-il pas aventuré à pronostiquer « l’extinction de la lutte des partis dans les soviets10 » ?

Dans L’État et la Révolution, les partis perdent bel et bien leur fonction au profit d’une démocratie directe qui ne serait plus tout à fait un État séparé. Mais, contrairement aux espérances initiales, l’étatisation de la société l’a emporté sur la socialisation des fonctions étatiques. Tout au danger principal de l’encerclement militaire et de la restauration capitaliste, les révolutionnaires n’ont pas vu croître sur leurs talons le péril non secondaire de la contre-révolution bureaucratique. Paradoxalement, les faiblesses de Lénine tiennent autant, ou plus, à ses penchants libertaires qu’à ses tentations autoritaires. Comme si, paradoxalement, un lien secret unissait les unes aux autres.

La crise révolutionnaire apparaît comme le moment critique du dénouement possible, où la théorie devient stratégie : « L’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, plus ingénieuse que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées. Et cela se conçoit puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience et la volonté, la passion de dizaines de milliers d’hommes, tandis que la révolution est un des moments d’exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines – l’œuvre de la conscience, de la volonté, de l’imagination, de la passion de centaines de milliers d’hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes. De là deux conclusions pratiques d’une grande importance : la première, c’est que la classe révolutionnaire doit savoir, pour remplir sa tâche, prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de l’activité sociale ; la seconde, c’est que la classe révolutionnaire doit se tenir prête à remplacer vite et brusquement une forme par une autre11. »

Lénine en déduit la disponibilité nécessaire à l’impromptu de l’événement où se révèle soudain la vérité cachée des rapports sociaux : « Nous ne savons pas, nous ne pouvons savoir quelle étincelle pourra allumer l’incendie dans le sens d’un réveil particulier des masses. Aussi devons-nous mettre en action nos principes communistes pour préparer le terrain, tous les terrains, même les plus anciens, les plus amorphes et les plus stériles en apparence. Sinon, nous ne serons pas à la hauteur de notre tâche, nous serons exclusifs, nous ne prendrons pas toutes les armes. »

Cultiver tous les terrains ! Être à l’affût des issues les plus imprévisibles !

Se tenir prêt au brusque changement des formes ! Savoir prendre toutes les armes !

Telles sont bien les maximes d’une politique conçue comme l’art du contretemps et des possibilités effectives d’une conjoncture déterminée.

Cette révolution dans la politique nous ramène à la notion de crise révolutionnaire systématisée dans La Faillite de la IIe Internationale. Elle se définit par une interaction entre divers éléments variables d’une situation : lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant ; lorsque ceux d’en bas ne supportent plus d’être opprimés comme avant ; et lorsque cette double impossibilité se traduit par une soudaine effervescence des masses. Reprenant ces critères à son compte, Trotski souligne, dans son Histoire de la Révolution russe, « la réciprocité conditionnelle de ces prémisses : plus le prolétariat agit résolument et avec assurance et plus il a la possibilité d’entraîner les couches intermédiaires, plus la couche dominante est isolée, plus sa démoralisation s’accentue ; et, en revanche, la désagrégation des couches dirigeantes apporte de l’eau au moulin de la classe révolutionnaire ».

Mais la crise ne garantit pas les conditions de son propre dénouement. C’est pourquoi Lénine fait de l’intervention d’un parti révolutionnaire le facteur décisif d’une situation critique :

« La révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs énumérés, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir la capacité pour la classe révolutionnaire de mener des actions assez vigoureuses pour briser complètement l’ancien gouvernement, qui ne tombera jamais, même à une époque de crise, si on ne le fait choir ». La crise ne peut être résolue que par la défaite, au bénéfice d’une réaction souvent meurtrière, ou par l’intervention d’un sujet résolu.

C’est bien là l’interprétation du « léninisme » dans Histoire et consciences de classe de Lukacs. Elle lui valut dès le Ve congrès de l’Internationale communiste les foudres des bolchevisateurs thermidoriens. Lukacs insistait en effet sur le fait que « seule la conscience du prolétariat peut montrer comment sortir de la crise du capitalisme ; tant que cette conscience n’est pas là, la crise reste permanente, revient à son point de départ et répète la situation » :

« La différence entre la “dernière crise” du capitalisme, sa crise décisive, et les crises antérieures, ne réside donc pas, répond Lukacs, dans une métamorphose de leur extension et de leur profondeur, bref de leur quantité en qualité. Ou plutôt, cette métamorphose se manifeste en ceci que le prolétariat cesse d’être simple objet de la crise et que se déploie ouvertement l’antagonisme inhérent à la production capitaliste12. »

À quoi fait écho la formule de Trotski ramenant dans les années trente, face au nazisme et à la réaction stalinienne, la crise de l’humanité à sa crise de direction révolutionnaire.

La stratégie est « un calcul de masse, de vitesse et de temps », écrivait Chateaubriand. Chez Sun Tzu, l’art de la guerre était déjà l’art du changement et de la vitesse. Cet art exigeait d’acquérir « la promptitude du lièvre » et de « prendre tout à coup son parti », car il est démontré que la plus illustre victoire aurait pu tourner à la déroute « si la bataille s’était livrée un jour plus tôt ou quelques heures plus tard ». Le principe de conduite qui en découle vaut pour les politiques comme pour les militaires : « Ne laissez échapper aucune occasion, lorsque vous la trouverez favorable. Les cinq éléments ne sont pas partout ni également purs ; les quatre saisons ne se succèdent pas de la même manière chaque année ; le lever et le coucher du soleil ne sont pas constamment au même point de l’horizon. Parmi les jours, certains sont lents, d’autres courts. La lune croît et décroît et n’est pas toujours également brillante. Une armée bien conduite et bien disciplinée imite à propos toutes ces variétés13. »

La notion de crise révolutionnaire reprend cette leçon de stratégie en la politisant. Dans certaines circonstances exceptionnelles, l’équilibre des forces atteint un point critique :

« Tout dérèglement des rythmes produit des effets conflictuels. Il détraque et trouble. Il peut aussi produire un trou dans le temps, à combler par une invention, une création. Ce qui n’arrive, individuellement et socialement, qu’en passant par une crise14. »

Un trou dans le temps ? Un moment d’exception ? Par où peut surgir le fait inaccompli qui contredit la fatalité du fait accompli.

En 1905, Lénine rejoint Sun Tzu dans son éloge de la promptitude. Il faut alors, dit-il, « commencer sur l’heure », agir « sur le champ » : « Formez sur le champ, en tous lieux, des groupes de combat. » Il faut en effet savoir saisir au vol ces « moments disparaissants » dont parle Hegel et qui constituent « une excellente définition de la dialectique15 ».

Car la révolution en Russie n’est pas le résultat organique d’une révolution bourgeoise prolongée en révolution prolétarienne mais « un enchevêtrement » de deux révolutions. Que la catastrophe probable puisse encore être conjurée dépend d’un sens aigu de la conjoncture. L’art du mot d’ordre est un art du moment propice. Telle consigne valable hier peut ne plus l’être aujourd’hui et le redevenir demain : « Jusqu’au 4 juillet [1917], le mot d’ordre de passage de la totalité du pouvoir aux soviets était juste. » Après, il ne l’est plus.

« En ce moment et en ce moment seulement, peut-être pendant quelques jours tout au plus, ou pendant une semaine ou deux, un tel gouvernement pourrait16… »

Quelques jours ! Une semaine !

Le 29 septembre 1917, Lénine écrit au comité central qui tergiverse : « La crise est mûre. » Attendre devient un crime. Le 1er octobre, il le presse de « prendre le pouvoir sur le champ », de « passer sur le champ à l’insurrection ». Quelques jours plus tard, il revient à la charge : « J’écris ces lignes le 8 octobre. Le succès de la révolution russe dépend de deux ou trois jours de lutte. » Il insiste encore : « J’écris ces lignes dans la soirée du 24. La situation est critique au dernier point. Il est clair maintenant que retarder l’insurrection, c’est la mort. Tout tient à un cheveu. » Il faut donc agir « ce soir, cette nuit ».

« Rupture de la gradualité », notait Lénine au début de la guerre dans les marges de la Grande Logique d’Hegel. Et il soulignait : « La gradualité n’explique rien sans les sauts. Les sauts ! Les sauts ! Les sauts17 ! »

Juillet 2002
 

L’actualité de Lénine

Trois brèves remarques pour terminer sur l’actualité de Lénine. Sa pensée stratégique définit une disponibilité performative à l’événement qui peut survenir. Mais cet événement n’est pas l’événement absolu, venu de nulle part, que certains ont évoqué à propos du 11-Septembre. Il s’inscrit dans des conditions de possibilité historiquement déterminées. C’est ce qui le distingue du miracle religieux. Ainsi la crise révolutionnaire de 1917 et son dénouement insurrectionnel deviennent stratégiquement pensables dans l’horizon tracé par Le Développement du capitalisme en Russie. Ce rapport dialectique entre nécessité et contingence, structure et rupture, histoire et événement, fonde la possibilité d’une politique organisée dans la durée alors que le pari arbitrairement volontariste sur une irruption événementielle, s’il permet de résister à l’air du temps, débouche plus souvent sur une posture de résistance esthétisante que sur un engagement militant à modifier patiemment le cours des choses.

Pour Lénine – comme pour Trotski – la crise révolutionnaire se noue et débute sur l’arène nationale, qui constitue à l’époque le cadre de la lutte pour l’hégémonie, pour s’inscrire dans la dynamique de la révolution mondiale. La crise dans laquelle surgit la dualité de pouvoir ne se réduit donc pas à une crise économique ou à un conflit immédiat entre travail salarié et capital dans le procès de production. La question léniniste – « Qui l’emportera ? » – est celle du leadership politique : quelle classe sera capable de résoudre les contradictions qui étouffent la société, capable d’imposer une logique alternative à celle de l’accumulation du capital, capable de dépasser les rapports de production existants et d’ouvrir un nouveau champ de possibles.

La crise révolutionnaire n’est donc pas une simple crise sociale, c’est aussi une crise nationale : en Russie comme en Allemagne, en Espagne comme en Chine. La question est aujourd’hui sans doute plus complexe dans la mesure où la globalisation capitaliste renforce l’imbrication des espaces nationaux, continentaux, mondiaux.

Une crise révolutionnaire dans un pays majeur aurait immédiatement une dimension internationale et demanderait des réponses en termes aussi bien nationaux que continentaux, voire directement mondiaux sur des questions comme l’énergie, l’écologie, la politique d’armement, les flux migratoires, etc. Il n’en demeure pas moins illusoire de croire échapper à cette difficulté en éliminant la question de la conquête du pouvoir politique (sous prétexte que le pouvoir serait aujourd’hui déterritorialisé et disséminé partout et nulle part) au profit d’une rhétorique des « contre-pouvoirs ».

Le pouvoir économique, militaire, culturel est peut-être plus disséminé mais aussi plus concentré que jamais. On peut feindre d’ignorer le pouvoir, mais lui ne vous oubliera pas. On peut faire le fier en prétendant refuser de le prendre, mais de la Catalogne de 1937 au Chiapas, en passant par le Chili, l’expérience démontre jusqu’à ce jour que lui n’hésitera pas à vous prendre de la plus brutale manière. En un mot, une stratégie de contre-pouvoir n’a de sens que dans la perspective d’un double pouvoir et de son dénouement : qui l’emportera ?

Enfin, le « léninisme » et Lénine lui-même sont souvent identifiés par les détracteurs à une forme historique de parti politique qui serait morte avec l’effondrement des partis-État bureaucratiques. Il y a dans ce jugement expéditif beaucoup d’ignorance historique et de frivolité politique, qui s’explique, dans une certaine mesure seulement, par le traumatisme des pratiques staliniennes.

Plus que la question de la forme parti d’avant-garde héritée de Que Faire ?, l’expérience du siècle écoulé pose celle de la bureaucratisation comme phénomène social. Car les organisations de masse (non seulement politiques mais aussi syndicales et associatives) ne sont pas, loin s’en faut, les moins bureaucratiques : le cas de la CFDT en France, du Parti socialiste, du Parti communiste prétendument rénové ou des Verts est absolument éloquent sur ce point. Il y a au contraire – nous l’avons évoqué – dans la distinction léniniste du parti et de la classe des pistes fécondes pour penser les relations entre mouvements sociaux et représentation politique.

De même, dans les principes superficiellement décriés du centralisme démocratique, les détracteurs retiennent surtout l’hyper-centralisme bureaucratique sinistrement illustré par les partis staliniens. Mais une certaine centralisation, loin de s’opposer à la démocratie, en est la condition même. D’une part, parce que la délimitation du parti est un moyen de résister aux effets dissolvants de l’idéologie dominante, mais aussi de viser à une certaine égalité entre membres, à contre-courant des inégalités inévitablement générées par les rapports sociaux dominants et par la division du travail.

On voit très bien aujourd’hui comment l’affaiblissement de ces principes, loin de favoriser une démocratie supérieure, aboutit à la cooptation médiatique et à la légitimation plébiscitaire de dirigeants encore moins contrôlés par la base. D’autre part, la démocratie d’un parti révolutionnaire vise à produire des décisions collectivement assumées pour agir sur les rapports de forces. Lorsque les détracteurs superficiels du léninisme prétendent se libérer d’une discipline étouffante, ils vident en réalité toute discussion de ses enjeux, la réduisant à un forum d’opinions qui n’engage personne : après un échange de libre parole sans décision commune, chacun peut repartir comme il était venu et aucune pratique commune ne permet de tester la validité des positions en présence.

Enfin, l’accent mis – notamment parmi les bureaucrates recyclés des anciens partis communistes – sur la crise de la forme-parti sert souvent à ne pas parler de la crise du contenu programmatique et à justifier le degré zéro de leur préoccupation stratégique.

Une politique sans partis (quel que soit le nom – mouvement, organisation, ligue, parti – qu’on leur donne) aboutit dans la plupart des cas à une politique sans politique : soit un suivisme sans projet envers la spontanéité des mouvements sociaux, soit la pire forme d’avant-gardisme individualiste et élitaire, soit enfin à un refoulement de la politique au profit de l’esthétique ou de l’éthique.

2002
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique, Paris, Seuil, 1995.
  2. François Furet, Le Passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont, Calmann-Lévy, 1995, p. 572.
  3. Lénine, Œuvres, tome IX, p. 119 et 15, p. 298, Paris, Éditions sociales.
  4. Lénine, ibid., tome V, p. 408.
  5. Lénine, ibid., tome V, p. 440-463.
  6. Lénine, ibid., tome VII, p. 41. Ainsi, dans le débat de 1915 sur l’ultra-impérialisme, Lénine perçoit le danger d’un nouvel économisme selon lequel la maturité des rapports de production capitalistes à l’échelle mondiale préluderait à un effondrement final du système. On retrouve encore ce souci d’éviter toute réduction du politique au social ou à l’économique dans les débats du début des années vingt sur la caractérisation de l’État des soviets. À ceux qui parlent d’État ouvrier, Lénine répond que « cet État n’est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic » (tome 32, p. 16). Sa formule est alors plus descriptive et complexe qu’une caractérisation sociologique : ce sera un État ouvrier et paysan avec des « déformations bureaucratiques », et voilà « toute la transition dans sa réalité ». Dans le débat sur les syndicats enfin, Lénine défend encore une position originale : parce qu’ils ne sont pas un organe de pouvoir politique, les syndicats ne sauraient être transformés en « organisations d’État coercitives ».
  7. Lénine, ibid., tome 31.
  8. Lénine, ibid., tome X, p. 15.
  9. Lénine, ibid., tome VII, p. 470.
  10. Lénine, ibid., tome XXV, p. 335.
  11. Lénine, La Maladie infantile du communisme, Œuvres, tome XXXI, Paris, Éditions sociales.
  12. G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1967.
  13. Sun Zu, L’Art de la guerre, Paris, Flammarion, 1972.
  14. Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse, Paris, Syllepses, 1996.
  15. Lénine, Cahiers philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 257.
  16. Lénine, Œuvres, tome XXV, p. 17 et 277, Paris, Éditions sociales.
  17. Lénine, Cahiers philosophiques, op. cit. p. 118-119.
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