Ni Roi, ni Dieu, ni maître

Tout anniversaire ou commémoration comporte un double piège. D’un côté, l’illusion de pouvoir se mettre dans la peau des personnages, de retrouver la mentalité d’une époque, de savoir ce qu’il en était de la violence, de la royauté et de la mort infligée en 1793… De l’autre, la tentation de rejouer au présent, en farce bien évidemment, les tragédies de naguère.

1. Ce 21 janvier a donc eu son lot de messes et de fleurissements en hommage à Louis Capet. Que des monarchistes nostalgiques célèbrent pieusement sa mémoire n’est pas une nouveauté. Ce qui est nouveau en revanche, conforme à l’air du temps et à ses menus plaisirs restaurationnistes, c’est l’écho médiatique accordé à ces ruminations. Il y a là le signe moins d’un engouement renouvelé pour le trône que d’un affaissement de l’élan initial républicain et de sa force propulsive.

Lors de la campagne référendaire sur Maastricht, on a entendu un Jack Lang, ministre de la Culture et de l’Éducation, tirer argument en faveur du traité du fait qu’il ait été paraphé par six têtes couronnées. Étourderie ministérielle révélatrice du mou qu’il y a dans la République ! En définitive, ce qu’il peut y avoir d’inquiétant dans les bruitages du 21 janvier, ce ne sont pas les quelques milliers (tout de même !) de participants aux effusions de la Concorde ; c’est la culpabilisation rampante et le reniement du régicide jusque dans l’opinion de gauche. Ici, on n’est déjà plus dans l’anachronique. S’excuser de la décapitation de Louis, s’en sentir gêné aujourd’hui, c’est en réalité prendre ses distances envers une révolution dont on commence à avoir honte.

2. Deux grands hebdos ont titré « Fallait-il tuer Louis XVI ? ». Question idiote qui ne peut attirer que des réponses idiotes. La seule attitude concevable face à un événement fondateur passe par le rejet de toute forme de psychodrame au profit d’une attitude réflexive, autrement dit d’un dialogue entre passé et présent, entre mémoire et histoire. De ce point de vue, l’essentiel demeure que le régicide du 21 janvier 1793 s’inscrit dans le profond mouvement révolutionnaire qui, de l’insurrection du 10 août 1792 à l’adoption de la Constitution de juin 1793, en passant par la proclamation de la République, Valmy, l’exécution du roi, l’insurrection du 31 mai 1793, fonde durablement la représentation républicaine. Face aux fanatismes religieux ou aux nationalismes ethniques, on se félicite volontiers des vertus du « modèle français ». Le fait qu’il existe une conception de la laïcité, de la citoyenneté liée du droit au sol, de la légitimité des droits sociaux. Cette tradition vivace ne se conçoit pas sans la radicalité de l’An 1 dont participe le régicide. Car il ne s’agissait pas seulement de décapiter un homme, mais, bien au-delà, de rompre tout lien avec la transcendance divine pour établir une souveraineté populaire ne devant rien qu’à elle-même. Terrible audace qui fait du régicide, indissociablement, un déicide aux sources de notre laïcité. Témoin du 21 janvier, Restif le disait à la manière : « Ce n’était qu’un homme ? D’accord : mais cet homme avait une relation directe avec tous les individus de la France ; chacun voyait en lui une connaissance intime ; un homme dont le nom retentissait sans cesse à ses oreilles ; au nom de qui était fait pendant longtemps tout le bien et tout le mal ! Ce n’était qu’un homme, mais c’était le point de ralliement de vingt-quatre millions d’hommes ! Voilà pourquoi la stupeur était universelle ! » À travers le corps du roi, note Michael Walzer, Dieu était expulsé de notre système de représentation politique.

3. Le face à face médiatique du bicentenaire met en présence Louis XVI et la Terreur. Étrange alternative entre le bien et le mal, où la douce humanité se trouve magiquement restituée au souverain tandis que la révolution est identifiée à la machine à donner la mort.

Dans cette logique binaire des symboles, il n’y a plus de place pour l’histoire, la politique, les conflits et les contradictions. Qui saura, après ce tintamarre plébiscitaire à distance, que la Constitution de juin 1793 a proclamé pour la première fois au monde que le droit à l’existence passe avant le droit de propriété, que le premier est un droit naturel inaliénable alors que le second n’est qu’une institution sociale ? Le droit à l’existence ? C’est-à-dire le droit à l’emploi, au revenu, au logement, toujours d’une impérative actualité. Qui saura que cette même Constitution faisait de quiconque résidait sur le territoire national depuis un an, y travaillait, y nourrissait un enfant ou un vieillard, un citoyen à part entière, indépendamment de son origine et de sa naissance ? Voilà un principe qui aurait pourtant réglé depuis longtemps le droit de vote des immigrés ! Qui saura enfin que cette Constitution, en reconnaissant le droit à l’insurrection contre l’oppression et l’abus de pouvoir, faisait du peuple assemblé l’irréductible source de toute souveraineté ?

4. Si ce 21 janvier 1993 ne s’était réduit à un ridicule théâtre d’ombres, il y aurait eu beaucoup à dire sur le procès lui-même. Car le jugement de Louis Capet n’a pas été pris à la légère. Et les débats de la Convention sur la question constituent une éducative source de réflexion sur le pouvoir et la justice. Dans cette affaire la logique de Robespierre et de Saint-Just est la plus cohérente. Pour eux, il s’agissait de condamner plutôt que de juger. Tout accusé est présumé innocent. Or, la culpabilité du roi ne dépend pas de chicanes de palais. Elle découle directement de l’insurrection du 10 août. Son exécution n’en serait ainsi, dans un même mouvement, que l’épilogue départageant deux légitimités rigoureusement inconciliables. Les instituts de sondages s’en donnent à cœur joie : « Louis XVI était-il coupable ? » Erreur judiciaire ? Certains sortent leurs preuves : les lettres, l’armoire de fer, la fusillade du Champ-de-Mars, la fuite à Varennes… Selon nos critères modernes, il y a sans doute là de quoi étayer un crime de haute trahison et d’intelligence avec l’ennemi, etc. Mais le problème n’est pas là. Capet ne parlait pas et ne pouvait entendre ce langage. Là où les modernes voient de la trahison ou de la forfaiture, il n’y avait pour lui que solidarité dynastique. Il était donc essentiellement coupable d’être roi. Tout procès revenait à le juger avec des mots et selon des valeurs qui n’étaient pas les siens. Le traitant non comme roi mais comme simple citoyen, il en faisait une banale victime du pouvoir. Robespierre l’avait compris, qui récusait l’organisation d’un procès en juriste soucieux de ne pas mélanger les genres et de ne pas altérer les formes.

5. Les autres se sont empêtrés dans le simulacre et les demi-mesures. Dans ce procès avec défenseurs, accusation, preuves, qui juge-t-on ? Le roi ? Mais il est déchu. Le citoyen ? Et selon quelle procédure ? La réponse de Saint-Just se situe sur un autre plan. Même déchu un roi ne saurait redevenir un citoyen comme les autres. Il n’est plus roi. Il n’est pas citoyen. Il n’y a pas place pour lui dans le pacte social. Du point de vue de l’instauration d’une souveraineté populaire, un roi est donc un monstre qui doit périr. Cette mort qui sépare deux représentations, deux époques, deux légitimités est rigoureusement exceptionnelle. Les régicides Robespierre, Grégoire, Le Pelletier étaient parmi les premiers défenseurs de l’abolition de la peine de mort. Il n’y a là aucune contradiction. L’exécution du roi est pratiquement le seul cas concevable d’une telle peine. Son exceptionnalité même exclut la peine de mort ordinaire. À ceux qui, face aux menaces de la coalition aristocratique, suggéraient de surseoir à l’exécution et de faire de Louis un otage, la majorité répondit justement que c’eut été ajouter la cruauté à la peine : on ne marchande pas la vie d’un homme. À ceux qui réclamaient une décision par référendum populaire, il fut répondu qu’une telle responsabilité doit être individuelle et publique, et non pas anonyme et plébiscitaire. Ces réponses manifestent une respectable conscience de la gravité de l’affaire. Elles administrent ainsi une rude leçon à tous ceux qui croient aujourd’hui pouvoir poser la question en forme de sondage, accoutumant ainsi l’opinion à l’exercice du lynchage médiatique.

6. Leitmotiv commode : la Terreur aurait été tout entière contenue dans le régicide. Une fois encore, il n’y a plus de contexte, plus d’épaisseur, plus de substance événementielle. La Terreur ne relève pas d’une généalogie. Elle aussi a ses raisons et ses périodes. Loin de moi l’idée qu’elle soit à prendre ou à laisser en bloc, selon le vieux dicton qui pardonne à toutes les omelettes d’avoir cassé des œufs. Il y a la Terreur qui réplique à la loi martiale et au manifeste de Brunswick, puis la Terreur qui se retourne contre le mouvement populaire. Il faut suivre pas à pas cette logique du conflit, ses déplacements et ses accélérations, ce passage et ce chevauchement de la terreur populaire au terrorisme d’État. Encore convient-il de rappeler que les conventionnels eurent le souci de distinguer l’exception et la règle. La Constitution de juin 1793 fut suspendue et enfermée dans son arche pour cause de guerre : à temps d’exception, mesures d’exception. Celles du Salut public ne furent point dépourvues de normes. Les comités restaient subordonnés à la Convention et Robespierre à son apogée n’eut jamais les pouvoirs ordinaires d’un président de la Ve République. Les victoires militaires du printemps 1794 mettaient à l’ordre du jour la fin de la guerre défensive. La Constitution pouvait enfin sortir de son arche provisoire. Thermidor est en rapport direct avec cette éventualité. Voilà encore qui mérite réflexion. Nos médias ne vont évidemment pas jusque-là. Trop compliqué pour l’audimat. Mieux vaut en rester à la question simple : fallait-il oui ou non couper le cou au bon gros serrurier du Temple ?

Ceux qui, face à cette question stupide, regardent penaudement leurs souliers et bredouillent bêtement, hors du temps, que rien ne justifie…, que jamais, grand jamais… que patati et patata…, méritent un bon coup de pique sans-culotte.

Rouge n° 1527, 28 janvier 1993

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