« On est embarqué »

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Le texte que nous publions ci-dessous était rédigé pour Une lente impatience. Coupé mais partiellement « recyclé » en divers endroits du livre, il nous intéresse ici en ce qu’il développe un bref passage – « Il m’arrive de me demander si la politique était vraiment mon genre, et si je ne me suis pas trompé de vocation1 » – et synthétise un itinéraire militant.

Je ne crois pas que la politique ait jamais été « ma » vocation, « mon genre » ! Quand elle se présente comme l’art du contretemps, j’y suis comme un poisson dans l’eau. Quand elle gère des rapports de forces et exige le sens des compromis – son lot quotidien – je suffoque comme un goujon sur la berge. Mon rapport à la politique est peut-être resté marqué par la figure hautaine du cardinal d’Espagne : l’armure et la bure, l’armure sous la bure. Traduit dans les termes prosaïques de l’époque, dans notre situation de « révolutionnaires sans révolution », cela donne un double penchant pour le concept et pour la barre de fer, pour la méditation et pour la conspiration ; peu d’intérêt, en revanche, pour le jeu politique des partis et des alliances qui sont pourtant la prose du poème politique.

On ne choisit pas de s’engager par une décision souveraine de la raison. On est embarqué. C’est d’abord une affaire d’héritage et de biographie. La politique m’a saisi à Toulouse dès l’enfance, au comptoir du bistro familial, à l’écoute des récits héroïques de la guerre d’Espagne, de la Résistance et de la MOI2. Un comptoir où l’on s’accoude et s’attarde est un extraordinaire observatoire de la comédie humaine. J’y ai vu défiler les grandeurs et les misères populaires, les moments de bravoure et les signes de renoncement. Du côté maternel, on avait toujours chanté rouge, du grand-père communard aux cousins ouvriers communistes. Du côté paternel, la généalogie était moins écarlate, et, pour tout dire, plutôt apolitique. C’était la fin de la guerre d’Algérie. Il y eut même des cousins rapatriés pour flirter avec l’OAS, mais la sagesse familiale dominante était que tout cela ne pouvait rien donner de bon pour des juifs oranais et qu’il valait mieux se tenir à l’écart.

drapeau_rouge.jpgJ’ai donc fait mon apprentissage au lycée. Les parents de mon meilleur ami étaient communistes et nous avons appris un matin en entrant en classe que leur villa avait été plastiquée pendant la nuit. Mon premier amour, précocement communiste lui aussi, me faisait écouter les chansons d’Aragon par Ferré et lire les Thibault. La manifestation et les morts de Charonne me firent sauter le pas. J’adhérai aux Jeunesses communistes et reçus une carte au titre de la promotion Daniel Féry, du nom du jeune typographe tué à Charonne. Je n’avais pas seize ans. L’hospitalité bienveillante des docteurs Tauber et Barsony, juifs roumains internationalistes, anciens des brigades en Espagne et de la résistance, consolida ce choix.

On s’engage d’abord, avec ses émotions et ses indignations. C’est seulement après que l’on cherche dans la lecture les raisons de sa passion. On dévore le meilleur et le pire, Marx et Garaudy, Lénine et Duclos, Politzer et Waldeck-Rochet. Rosa Luxemburg et Trotski, ce serait pour plus tard. Mais, pour un lycéen de classe de seconde, ce bagage extrascolaire constituait déjà une formidable ouverture au monde et, il faut le reconnaître, un bonus intellectuel : au lieu d’empiler dans ma mémoire des connaissances disparates, je commençais à les organiser à partir d’une « grille de lecture » personnelle, bien qu’un tantinet dogmatique.

C’est au fil des expériences et des désillusions que la politique devient affaire d’héritage et de fidélité. Fidélité à l’événement comme le dit Alain Badiou ; fidélité à soi-même aussi, aux premiers engagements, qui sont d’amour, avant que vienne l’heure des engagements de raison, plus justes sans doute mais moins enthousiastes. Il y a beaucoup à dire sur le rôle du coup de foudre, en amour et en politique, sur la fidélité à la rencontre initiale et sur ses pièges, sur l’épreuve nécessaire d’une fidélité infidèle et d’une infidélité fidèle.

Il y a tant de façons d’être fidèle. La mienne a commencé par une rupture douloureuse, plus exactement par une rupture volontaire et une exclusion subie, les deux. Quitter le parti, en avril 1966, c’était larguer les amarres et partir pour l’inconnu. Nos aînés nous condamnaient aux poubelles de l’histoire. Ils nous vouaient aux enfers : « Voyez où ça mène : Doriot, Lecœur… » Nous imaginions la cohorte infâme des renégats passés à l’ennemi de classe. Nous lisions Nizan – la Conspiration, Antoine Bloyer – et nous partagions sa hantise de la trahison sociale. Nous lisions Sartre – les Communistes et la paix – pour en conclure que le Parti, comme les chats, retombe toujours sur ses pattes. Malgré tout, malgré les doutes qui déjà nous assaillaient, c’était en effet le parti des prolétaires (et des fusillés), une sorte de toton plombé par ceux de Billancourt, qu’il ne fallait désespérer à aucun prix.

J’ai quitté ce parti en pleurant, comme le pauvre Walter Benjamin quittant, en 1927, un Moscou thermidorisé en pleurant son amour brisé et ses illusions perdues. Des ruptures en forme de déchirement. J’abandonnais sans regret l’Église, ses prêtres et leur liturgie, la bigoterie des réunions de cellule et l’art bureaucratique d’ingurgiter les indigestes couleuvres qui finissent par vous faire ramper. Mais je savais – grâce encore à mon expérience sociale du comptoir et du quartier – que le Parti c’était aussi les militants, les vendeurs de l’Humanité, les colleurs d’affiches, ceux du syndicalisme au quotidien et de la résistance, leur courage ordinaire et leur héroïsme extraordinaire de l’événement, un trésor caché de dignité et d’humanité.

Il fallut trancher et s’arracher péniblement à ce mélange du meilleur et du pire. Car j’ai bien vite perdu mes illusions. J’ai su très tôt que le même individu est capable des actes les plus nobles et des combines les plus sordides, de la plus grande générosité et de la plus médiocre mesquinerie. J’ai lu Ostrovsky, rêvé de son acier trempé. J’ai suivi Alexis Tolstoï sur son chemin des tourments. Mais je n’ai pas cru très longtemps à la Sainte Russie prolétarienne.

Jeunes communistes, nous nous sommes aussitôt rebellés contre l’ordre moral incarné par Jeannette Vermeersch. Lycéens dans un lycée mixte, nous ne comprenions pas la ségrégation entre les Jeunesses communistes, pour les garçons, et l’Union des jeunes filles de France, pour les filles. Lecteurs de Sartre, de Camus, de Malraux, de Gide, et surtout des surréalistes, de Boris Vian, nous supportions mal la prose officielle et les stéréotypes de l’Humanité. De passage à Toulouse, où il mettait en scène En attendant Godot, Roger Blin consacra quelques dimanches matin à nous aider à travailler une petite pièce de Synge. Après les séances, il nous parlait, avec force bégaiements en tirant sur sa pipe d’écume, du groupe Octobre. Les séjours d’Armand Gatti, qui vint monter les Chroniques d’une planète provisoire puis le Poisson noir, étaient pour nous un événement considérable3. Après les représentations au théâtre Sorano, nous l’entraînions dans l’arrière-salle enfumée du Tortoni. Assis en équilibre instable sur un dossier de chaise, il parlait jusqu’à deux ou trois heures du matin de Cuba, où il venait de tourner l’Autre Cristobal, du réalisme d’Henri Michaux, de la mémoire et de la pluralité des espaces et des temps. Ces (mauvaises) fréquentations un tantinet libertaires ne pouvaient guère contribuer à faire de nous des jeunes communistes dociles et disciplinés.

Nous avions d’autres besoins intellectuels. Pour les assouvir en cachette, nous avons formé dès 1964, avec quelques intellectuels frondeurs du parti, un cercle discret de lectures hérétiques. Lorsque Khrouchtchev fut renversé, nous avons eu l’impudence de nous étonner qu’un coup d’État de palais aussi opaque fût encore possible au pays des soviets, un demi-siècle après la grande révolution d’Octobre. Cette interpellation, pourtant timide, nous valut la réprimande de nos protecteurs. Nous n’étions que des gamins prétentieux qui ne connaissaient rien. Nous devions commencer par apprendre avec humilité de nos aînés et nous soumettre par des mortifications et pénitences d’usage.

C’était nous pousser au contraire plus loin dans la voie de l’hérésie, à la recherche d’explications que nous ne trouvions déjà plus dans le parti.

Nous cherchions. Nous lisions. Henri Lefebvre avait enseigné à Toulouse. Il y avait animé une université nouvelle, laissé des traces, gardé des amis. Nous lisions avidement André Gorz, Daniel Guérin, Ernest Mandel. La brochure de Reich sur la Lutte sexuelle des jeunes circulait sous le manteau en édition clandestine. Tout cela sentait le souffre, mais manquait de cohérence. Elle nous fut apportée par la rencontre avec l’Opposition de gauche parisienne au sein de l’Union des étudiants communistes. Avec la Révolution trahie de Trotski, l’Histoire du Parti bolchevique de Pierre Broué, les Mémoires de Victor Serge, les « archives du mouvement ouvrier » publiées chez Maspero, le mystère du stalinisme et de la contre-révolution bureaucratique commença à se dissiper. Les proclamations incendiaires de Guevara contre le jeu de crocs-en-jambe entre bureaucraties russe et chinoise sur le dos des révolutions coloniales confirmaient la légitimité de notre dissidence. Elles nous renforçaient dans l’idée qu’une minorité doit oser prendre ses responsabilités, quitte à se couper provisoirement du gros de la troupe. Bref, nous étions mûrs pour la rupture.

Ce fut tout de même un déchirement. J’en ai pleuré. Une seule fois. La dernière. Nous laissions derrière nous l’appareil et ses fonctionnaires, mais aussi des militants (comme mes propres cousins) pour qui nous étions des étudiants à qui la promotion sociale tournait la tête. D’autres, qui partageaient nos doutes et nos critiques, choisirent de rester, en attendant d’autres preuves, d’autres épreuves décisives, plutôt que de conclure que ce parti encore pétri de contradictions était devenu un cadavre politique. Mais un cadavre secoué de frissons et de soubresauts. Sinon, tout aurait été plus simple. Si simple…

Un dernier sanglot donc, un coup de mouchoir énergique, et en avant pour l’aventure. J’y ai gagné plus de trente ans de liberté de pensée, d’initiative et d’action. Et bientôt quarante ans de fidélité militante. Car je ne me suis jamais défini comme un « intellectuel engagé », mais plutôt comme un engagé intellectuel, un activiste qui essaie de réfléchir, un militant en somme. Car militer n’a jamais évoqué à mes yeux une image d’enrôlement, d’embrigadement fusionnel, militaire ou religieux, mais plus simplement une éthique élémentaire de la politique (de même que l’enseignement devrait être l’éthique de la pensée ou de la recherche), son principe de réalité et d’humilité, le lien nourricier entre la théorie et la pratique, l’invention quotidienne d’un singulier collectif.

Je faisais donc de la politique…

Archives personnelles, 26 décembre 2003
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, avril 2004, p. 451.
  2. FTP-MOI : Francs-tireurs et partisans-Main d’œuvre immigrée.
  3. Voir sur ce site « Pourquoi j’aime Gatti ? », texte de 1963. http://danielbensaid.org/Pourquoi-j-aime-Gatti
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