PCF, quel tournant ?

Après Mai 68, après l’invasion de la Tchécoslovaquie, le XIXe congrès du PCF aurait pu être celui de l’ouverture. Avec Marchais comme premier violon, il est celui de la continuité stalinienne et de la fidélité à l’URSS. Cette fidélité n’a pas que des raisons idéologiques : à une époque où les forces réformistes ne gagnent leur survie qu’en jouant le rôle de flanc-garde des grandes puissances internationales, elle est nécessaire au PCF et à la cohérence de sa ligne.

Face à cette orientation officielle, Garaudy incarne et symbolise le chemin rejeté. Il est coupable de tous les pêchés et excommunié pour avoir « liquidé le marxisme-léninisme ». L’accusation de l’inquisiteur Marchais n’est pas légère. En toute logique elle impliquerait l’exclusion jadis prodiguée pour bien moins. À moins que la gravité de l’accusation ait pour principal but d’intimider la minorité silencieuse et timorée qu’on soupçonne de sympathies garaudystes.

Chez les « alliés » du PCF, on est plutôt porté à tendre une main chaleureuse à l’accusé. Juste retour des choses pour un homme qui depuis une décade prodigue ses phalanges à qui veut les saisir. Cette fraternisation proposée à Garaudy est placée sous le signe de la grande mise à jour, du concert des esprits neufs… Le tout assaisonné d’une pointe d’anti­communisme, avec des arrière-pensées de manœuvres prosélytes.

« Il n’est plus possible de se taire », répète Garaudy. Et il prend la parole, longuement, dans les 320 pages du Grand tournant du socialisme. Plutôt que de s’extasier sur « la largeur de vue » peu commune dans les colonnes de L’Humanité, voyons ce que dit Garaudy, posons-lui les questions que soulève son « tournant », et réservons notre appréciation quant à l’ampleur de ce tournant.

Garaudy, critique du stalinisme ?

Pour vous, camarade Garaudy, le péché originel de la IIIe Internationale date de 1929 : « En 1929, la première étape de la construction du socialisme avait été victorieusement franchie » (p. 107). Donc à cette date fatidique, tout allait pour le mieux, lorsque se posèrent les deux problèmes de la restauration agricole et de l’industrialisation. C’est alors que Staline trébucha : « dans les deux cas, il choisit de les résoudre par des directives d’en haut et par la contrainte » (p. 112). Il s’agit d’une bévue. Staline aurait pu choisir autrement. Il a commis une erreur de jugement, et de cette erreur découle l’avenir du mouvement ouvrier et de la révolution mondiale. De cette erreur date la « charte du stalinisme » (p. 124) qui s’efforce de la justifier.

Curieux matérialisme, camarade Garaudy ! De cette pichenette divine, de ce coup de dés pipés, de ce choix sartrien dépendent trop de choses ! Peut-être Staline avait-il trop bu pour fêter l’année 1929 et la construction jusque-là victorieuse du socialisme ? Nous ne croyons pas, quant à nous, que le cours de l’histoire puisse dépendre de la bonne volonté d’un individu, si cette volonté n’exprime pas une certaine base sociale. Et si Staline a commis son mauvais choix en 1929, c’est qu’il était poussé à le faire : ce tournant n’est pas un changement de cap, mais une phase d’un perpétuel zigzag.

Après avoir laissé la bride sur le cou aux koulaks pour atténuer la contradiction entre le prolétariat industriel et la paysannerie propriétaire, l’équipe dirigeante se sentait menacée par cette force sociale dont la cohésion se renforçait, la bureaucratie, qui déjà avait pris corps autour des privilèges liés à l’exercice d’un pouvoir bonapartiste, qui risquait de tomber dès que l’équilibre serait rompu. Casser les koulaks, collectiviser la terre à la hâte, c’était donc autant une question de survie politique qu’un problème économique pour la caste dirigeante.

Tout cela, est-ce une omission, camarade Garaudy ? Mais alors c’est une omission qui a sa cohérence, car elle fait suite à d’autres oublis non moins importants. Vous parlez de l’élimination des vieux bolcheviques, des purges de 1936, et pas une fois vous ne mentionnez le nom de Trotski ! Si c’est un oubli diplomatique (nous savons ce que le simple mot soulève dans le PCF), il a son importance. Il vous permet de passer sous silence un fait d’importance : c’est que l’édification (« victorieuse », selon vous) du socialisme jusqu’en 1929, s’est faite au prix du sabotage de la révolution mondiale. La capitulation dans la révolution allemande de 1923, l’affaire du comité anglo-russe en 1926, la tragédie de la révolution chinoise de 1927 ne sont probablement pour vous que des avatars par rapport à la marche victorieuse de l’URSS vers le socialisme ? Et qui plus est des avatars sans conséquences sur les modalités de cette édification ?

Rompre ce silence sur la période antérieure à 1929 vous aurait amené à reprendre le grand débat historique entre les deux courants du mouvement ouvrier. Votre ouverture à tous les vents de la modernité en aurait certainement été affectée au profit d’une autre rigueur et d’une meilleure cohérence dans les perspectives politiques.

À moins bien sûr que tout cela soit secondaire. Car ces bévues, ces mauvais choix, personne selon vous n’en porterait la responsabilité, si ce ne sont les conditions objectives. Votre livre s’ouvre sur les nouvelles conditions créées par « la révolution scientifique et technique ». Sous-entendu : en deçà de cette révolution, à l’impossible nul n’était tenu ; au-delà et grâce à elle, « la subjectivité humaine émerge avec force », nous quittons enfin la préhistoire. Élégante façon de vous disculper, votre parti et vous-même, camarade Garaudy, vous qui vous êtes tu si longtemps.

Vous constatez que les successeurs de Lénine, de Staline à Brejnev (Khrouchtchev inclus), ternissent l’image de la révolution. Vous constatez même que Brejnev est allé plus loin que Staline « qui n’avait pas envahi la Yougoslavie » ! Vous constatez encore une continuité entre l’excommunication de la Yougoslavie en 1948 et l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, sans pour autant remettre en cause l’interprétation stalinienne des soulèvements hongrois et polonais de 1956 que vous continuez à expliquer par un complot de la réaction. Et pour cause ! Que faisiez-vous alors ? Vous chantiez ? Et bien dansez maintenant…

Et vous espérez que la révolution scientifique et technique vous rendra une virginité politique. Et vous espérez recevoir ce que jamais vous n’auriez pu conquérir, votre dominante politique étant la passivité. Vous ôtez même tout mérite, toute initiative au parti bolchevique en 1917 en l’habillant de votre propre passivité : il n’a pas lutté pour le pouvoir ; « c’est seulement parce que tous les autres partis ont rallié les rangs de la contre-révolution que le parti bolchevique est resté le seul capable […] ». Et pourquoi ce simple constat ? [Dieu], que l’histoire est simple sous votre plume !

Garaudy internationaliste ?

Vous constatez aussi (décidément, vos yeux se sont ouverts) que la révolution scientifique et technique a nourri de nouvelles avant-gardes, que le mouvement communiste officiel n’a plus le monopole de la lutte. Respectueux de l’opinion d’autrui, vous proposez de mettre à profit la situation en affirmant « la nécessaire et légitime diversité des modèles du socialisme », en prônant l’« unité symphonique de partis recherchant des modèles spécifiques du socialisme ».

Puisque le modèle soviétique est rebutant, il faut donner à chacun sa chance de faire l’expérience susceptible de réhabiliter le socialisme. Et vous enfourchez, camarade Garaudy, le modèle Yougoslave ! Au moment même où la direction titiste chasse les étudiants qui animaient le journal Student, au moment où elle restreint l’éligibilité des délégués d’usine, au moment où les conseils d’entreprise ne peuvent plus intervenir que sur la répartition de la plus-value et non sur l’orientation de la production ! Et pas un mot sur les positions yougoslaves concernant la Corée ou le Vietnam, alors que la direction yougoslave rejoint le chœur des pays « non engagés » et refuse son soutien internationaliste aux combattants vietnamiens ! Belle performance, camarade Garaudy !

En fait, à ce jeu de comparaison des modèles, vous trouvez votre compte : que chacun choisisse sa propre voie par ses propres moyens. Vous voulez une collection de socialisme dans un seul pays, un étalage de modèles clos. Ça vous évite de revoir vos principes ! Mais que devient la solidarité internationale du mouvement ouvrier face à l’impérialisme, que devient l’interdépendance des fronts de luttes, que devient l’internationalisme prolétarien ?

Vous vous contentez, camarade Garaudy, d’un aménagement de la coexistence pacifique. Alors que le statisme de cette coexistence est contredit par les faits de façon flagrante, vous la dynamisez un peu pour la mettre au goût du jour : « Ce qui est possible dans l’immédiat, c’est de peser dans le sens d’un capitalisme finalisé aux États-Unis, d’un socialisme démocratisé en Union soviétique, de la recherche de critères nouveaux et de méthodes nouvelles du développement dans le tiers-monde. »

Quelle harmonie ! Vous êtes un « novateur » prudent, camarade Garaudy !

Garaudy stratège ?

Pourtant, dans le cadre de votre modèle français de socialisme, vous faites assaut d’audace, camarade Garaudy. Vous analysez avec fermeté le dépérissement du parlementarisme et concluez bravement que « le Parlement ne peut plus jouer le rôle moteur dans la vie politique, ni pour la conquête du pouvoir, ni pour la gestion des affaires du pays ». Ce n’est pas très neuf pour nous, mais dans votre parti c’est une idée hardie. Mais vous allez plus loin, jusqu’à mettre en cause cette notion de gauche, alliance de partis, forgée dans une optique parlementaire. Merveilleux ! Et vous continuez en avançant que « l’unité peut aujourd’hui être pensée en termes de couches sociales à souder directement ». Directement ? Qu’est-ce à dire ? Et vous voilà parti à expliquer que la lutte politique fut privilégiée au temps de Lénine, mais qu’aujourd’hui la lutte économique est beaucoup plus efficace face au système et à l’État « dont la fonction essentielle est économique ».

Cela rappelle déjà la vieille chanson réformiste ! Le rôle « essentiellement économique » de l’État, camarade Garaudy ? Et son rôle de répression, de verrou des rapports de production, d’organe politique de la classe dominante, d’appareil qu’il faudra briser ? Il n’en est plus question ?

À l’unité de la gauche, vous opposez le bloc historique des couches anti-monopolistes. Comme vous quittez le terrain de la lutte politique contre l’État bourgeois, vous ne parlez plus de la crise révolutionnaire, période de lutte et d’affrontement, où la classe ouvrière s’organise et gagne ses alliés ; pour vous le « bloc historique » est un cadeau de la révolution scientifique. Et vous préférez parler de « grève nationale » que de crise révolutionnaire ; reconnaissons que la formule a le mérite d’être plus pacifique, plus gradualiste, et plus patriote. Elle est de Santiago Carillo, secrétaire du Parti communiste espagnol qui l’emploie à dessein : « nationale » n’est pas dit à la légère, il s’agit bien de constituer un front pour la liberté ouvert aux phalangistes de gauche… Un peu comme le Kuomintang jadis, ou le Nasakom !

Et pour vous, Mai 68 n’était pas une crise prérévolutionnaire, mais « l’indice de la possibilité d’une grève nationale ». Beau détour pour dégager la responsabilité du PCF !

Garaudy communiste ?

Il serait dommage de faire le chemin à moitié. Dans votre frénésie d’ouverture et de dialogue, vous allez jusqu’à affirmer qu’« une société pluraliste repose nécessairement sur la distinction de la philosophie et de la politique ». Curieuse interprétation de Marx : curieuse interprétation de l’unité, de la théorie et de la pratique, de la mort de la philosophie, de l’aspect idéologique de la lutte des classes !

Cette distinction de la philosophie et de la politique vous permet d’accueillir les Chrétiens résolus dans le parti, de « type nouveau » bien sûr. Heureux renforts. Ils pourront vous aider à expliquer par la volonté divine les erreurs de Staline et à prier pour les victimes des purges. À force de mettre l’économique au poste de commandement, révolution scientifique en tête, la lutte idéologique devient aussi superflue pour vous que la lutte politique.

Et au fond, la prise de position face à la révolution scientifique et technique devient davantage une affaire de prise de conscience et d’engagement individuel que de lutte des classes. Vous affirmez à plusieurs reprises « qu’il faut se sentir personnellement responsable », que « chacun de nous est personnellement responsable de l’actualisation des possibles ». Vous voguez vers un nouvel humanisme, individualiste bien sûr, en espérant y résoudre votre cas de conscience assurément inextricable.

Et pour donner un fondement « objectif » à votre évolution, vous prenez prétexte de la cybernétisation, de la décentralisation des centres de décision, de la nécessité d’initiative à tous les niveaux pour calquer le parti de type nouveau sur l’évolution tendancielle de l’organisation du travail. Ainsi, il suffirait de coordonner les centres de décisions en libérant l’initiative des intellectuels. Sur le plan organisationnel, vous glissez au spontanéisme, ce qui ne veut pas dire au gauchisme. Au contraire, dans la mesure où votre escamotage le plus grave, celui de la nature et du rôle de l’État bourgeois, vous confirme comme un réformiste bon teint. Ce qui ne nous surprend pas, camarade Garaudy.

À grands mots, donc, petits effets. Vous parlez camarade Garaudy, d’« un grand tournant » ; vous vous contentez en fait d’un petit écart. Vous rejetez la forme en gardant le fond : la coexistence pacifique, le socialisme dans un seul pays, les voies pacifiques. Et vous restez un stalinien, à peine repenti.

Rouge, n° 51, février 1970
www.danielbensaid.org

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