Né en 1926 à Privas (Ardèche), Pierre Broué est décédé le 26 juillet 2005 à Grenoble. Collégien il put découvrir sa vocation en se plongeant dans la bibliothèque d’un professeur d’histoire militant, Élie Reynier. Ce goût précoce pour l’histoire lui permit d’établir très tôt un lien entre étude et engagement, notamment à travers la lecture de l’Histoire de la Révolution russe de Léon Trotski.
Adhérant aux Jeunesses communistes clandestines sous le régime de Vichy, il en fut exclu avec un groupe de condisciples du lycée Henri-IV, pour avoir envisagé un travail d’agitation « internationaliste » auprès de soldats de l’armée d’occupation. Accusé de « trotskisme », le stigmate eut un effet révélateur : il poussa Pierre Broué vers les révolutionnaires ralliés au combat de Trotski contre la réaction stalinienne en Union soviétique et en défense de l’héritage de la révolution d’Octobre. À la Libération, Broué s’attacha à conjuguer la discipline rigoureuse du chercheur et la passion du militant. Adhérent à la section française de la IVe Internationale, il opta, lors de sa scission en 1952, pour le courant majoritaire dit « lambertiste » (du nom de Pierre Lambert, qui devint son principal dirigeant).
Nommé en 1965 à l’Institut d’études politiques de Grenoble, sa disponibilité de pédagogue, son enthousiasme de chercheur, sa lucidité critique, lui valurent l’attachement de générations étudiantes. L’historiographie du mouvement ouvrier contemporain restait alors sous l’hégémonie stalinienne. L’œuvre de Pierre Broué fut synonyme d’ouverture et de découverte. Son premier livre important, La Révolution et la guerre d’Espagne, publié en 1961 aux éditions de Minuit en collaboration avec Pierre Témime, démystifiait ainsi la légende héroïque du Parti communiste espagnol et réhabilitait les victimes de la guerre civile dans la guerre civile qui opposa militants anarchistes et ceux du Poum à la répression stalinienne. Vint ensuite Le Parti bolchevique, qui fit découvrir à la génération des années soixante une histoire de la Révolution russe et de la contre-révolution bureaucratique lavée des mensonges des procès de Moscou.
Ces travaux, ainsi que de nombreuses rééditions annotées et préfacées de classiques du marxisme (Trotski, mais aussi Boukharine, Préobrajensky, Anweiler) et des dossiers critiques sur les conseils ouvriers hongrois de 1956 ou sur la question chinoise dans l’Internationale communiste, contribuèrent à restaurer une mémoire menacée de destruction par les falsifications de la période stalinienne.
À la fin des années soixante-dix, Pierre Broué concentre son travail à l’œuvre de Léon Trotski. Dès l’ouverture, en janvier 1980, des archives de Trotski, à la Houghton Library de Harvard, il s’y précipite. Cette mine lui permettra de compléter ses connaissances et d’entreprendre la publication (aux EDI) des Œuvres de Trotski en vingt-sept volumes couvrant la période de 1933 à sa mort en 1940, plus trois sur les années 1928-1929. Elle lui permet aussi de nourrir les Cahiers Léon Trotski édités à partir de 1977 par l’Institut Léon Trotski, dont Broué fut l’âme et l’animateur. Ces cahiers représentent une source sans équivalent pour la connaissance des controverses et des acteurs de l’Opposition de gauche, de Cuba au Mexique, d’Indonésie en Indochine, des isolateurs russes à l’Afrique du Sud. Ce travail débouche sur la publication en 1988 d’un Trotski aux éditions Fayard.
Enfin, l’Histoire de l’Internationale communiste apparaît en 1997 comme la synthèse du travail d’une vie. Pierre Broué a su cheminer ainsi sur une étroite ligne de crête, entre les tendances lourdes d’une époque et les possibilités aléatoires de l’événement. Ainsi s’insurgeait-il contre « les explications a posteriori de l’histoire des luttes de classes et des révolutions » qui réduisent la dynamique incertaine des événements à un simple reflet des forces économiques : « L’historien qui recherche les explications au niveau de la politique menée par les hommes, partis et organisations, est accusé de faire de l’histoire événementielle et de négliger les véritables explications qui seraient à chercher au seul niveau des structures profondes. Si une telle interprétation était correcte, cela signifierait que la défaite de la révolution socialiste depuis octobre 1917 était inscrite dans la réalité des rapports sociaux. L’honnêteté pour les défenseurs d’une telle interprétation du marxisme serait de se présenter comme les résolus conservateurs qu’ils sont, cherchant à démontrer que la révolution n’a jamais été vaincue que parce qu’elle était impossible. »
Historien des guerres et des révolutions dans un contexte où l’histoire événementielle est plutôt objet de dédain, historien aussi de la grande histoire en un temps plus propice aux microrécits, Pierre Broué s’est efforcé de maintenir une tension féconde entre l’objectivité du chercheur et la subjectivité de son engagement. Historien passionné, syndicaliste enseignant et militant révolutionnaire, il a participé pendant plus de soixante ans aux luttes intestines tumultueuses qui ont divisé le mouvement trotskiste et ravagé son propre courant. Souvent frondeur sans outrepasser un rôle d’opposant de sa majesté, allant jusqu’à jouer un triste rôle de procureur dans des répliques groupusculaires caricaturales des procès tragiques dont il avait si bien démonté le mécanisme, il fut lui-même exclu de son organisation en 1989 sous un prétexte ridicule. Il poursuivit sa vie militante en franc-tireur, éditant presque seul une modeste publication, Le Marxisme aujourd’hui.
En conclusion de son Histoire de l’Internationale communiste, Pierre Broué écrivait : « Les hommes de la fin de ce siècle achèvent, dans leur grande respiration millénaire, une expiration qui laissera place à l’inspiration. » Dans cette histoire sans fin, « les hommes ne copieront aucun modèle, mais ils continueront à monter sur les épaules des générations précédentes, pour ouvrir des voies, anciennes ou nouvelles, à leurs enfants. Ils auront besoin de comprendre cette préhistoire que nous avons tenté de retracer, comme celle que nous vivions et qui nous file entre les doigts comme la glaise des morts de Jacques Prévert. Elle sera la base de leur avenir. »
Rouge, août 2005
www.danielbensaid.org
Bibliographie choisie
– La Révolution et la guerre d’Espagne (avec Pierre Témime, Minuit, 1961)
– Le Parti bolchevique (Minuit, 1963)
– Le Mouvement communiste en France (Minuit, 1967)
– La Révolution en Allemagne (Minuit, 1972)
– La Révolution espagnole (Minuit, 1975)
– Trotski (Fayard, 1988)
– Histoire de l’Internationale communiste (Fayard, 1997)