Une philosophie dissidente de l’histoire
Les deux guerres mondiales et les catastrophes de l’entre-deux-guerres (triomphe du nazisme, du stalinisme, guerre d’Espagne…) ne permettent guère de garder intacte la vision cumulative du sens de l’histoire et du progrès. Déjà Nietzsche, Péguy, Sorel avaient vigoureusement rejeté le fétichisme historique et l’idéologie du progrès, qui endorment la vigilance devant l’entassement inéluctable des faits.
Ce que Benjamin comprend profondément, c’est le lien intime entre ces conceptions d’origine positivistes et la représentation du temps mécanique, « homogène et vide ».
Il ne s’agit plus, dès lors, de mettre le présent entre parenthèses pour reconstruire le passé, ni de considérer le présent comme une étape éphémère sur la voie de l’avenir.
Ni déterminisme ni finalisme chez lui. Ni mythe de l’âge d’or, ni utopie de la cité heureuse.
La catégorie centrale, c’est le présent, plus encore l’instant présent, cette pointe acérée, ce grain imperceptible du temps, où tout se joue et se rejoue en permanence, où se décident les possibles et où peut être sauvé le passé dédaigné et piétiné. Le ressort d’une rébellion sans compromis ne réside pas dans la perspective apaisante du confort des générations futures, mais dans le devoir envers les vaincus, dont le triomphe des vainqueurs perpétue le sort. À la différence de l’histoire historienne ou du simple souvenir, la remémoration vive donne une nouvelle chance au passé : regarder en arrière métamorphose.
L’histoire et le progrès ont leurs métaphores, dont la fameuse locomotive lancée sur ses rails. Benjamin renverse les images. Le progrès, c’est la tempête qui souffle du Paradis terrestre et en chasse inexorablement l’Ange déchu. Le progrès authentique ne consiste plus dès lors, dans la ruée vers des lendemains qui chanteraient, mais tout simplement dans l’arrêt et l’interruption de la catastrophe en marche. Non dans le développement pédagogique, pas à pas, d’une conscience, mais dans la lucidité soudaine de l’éveil qui chasse le cauchemar.
Présent, éveil, étonnement : ce renversement, qui brise la linéarité temporelle, en implique un autre. La politique n’est plus le prolongement de l’histoire, son dernier maillon, dans l’enchaînement mécanique des causes et des effets. Désormais la politique prime l’histoire, dans la mesure même où chaque instant présent est plein d’embranchements et de bifurcations. Le choix d’aujourd’hui peut changer le sens de jadis et de naguère.
Ainsi se dessine la figure d’une raison messianique, qui n’est pas attente passive d’une venue assurée, mais affût actif de l’irruption du possible. À l’alternative infernale de la fin annoncée de l’histoire et de l’éternel retour du même, s’oppose le carrefour en étoile des bifurcations entrevu par Blanqui dans son cachot du Fort du Taureau.
Cette raison messianique échappe à la rationalité abstraite du progrès sans rechuter dans le mythe. Elle se propose au contraire de purifier le sol « des broussailles de la folie et du mythe. » Si le mythe selon Nietzsche est une anti-histoire, la politique selon Benjamin est un anti-mythe.
Ni Moscou, ni Jérusalem
Benjamin est toujours aux prises avec des identités obscures et ambiguës. Comment être sauvé sans passer dans le camp des vainqueurs ? Il vit dans une époque où se défait une certaine Europe et où la communauté juive est déchirée, les juifs communistes traitant les sionistes de fascistes juifs et les sionistes traitant les communistes d’assimilationnistes rouges.
Sombre Aufklärer, Benjamin ne cesse de se heurter à ces sommations identitaires.
Alors qu’il fait mouvement vers le communisme, il trouve à Moscou non plus une révolution, mais un début de restauration : la pétrification d’une raison et d’une esthétique d’État. Adhérer à Moscou, ce serait prendre place dans les rangs des vainqueurs. Et déjà Radek lui cherche des noises pour son article sur Goethe dans L’Encyclopédie soviétique. Magnifique lucidité de l’outsider pendant l’hiver 1926-1927 dans son Journal de Moscou.
Pas plus qu’il ne peut adhérer au communisme étatisé, Benjamin, ne peut, malgré les démarches et les invitations de Scholem, se rendre à Jérusalem.
Sa prédilection pour Kafka est éloquente. Kafka, coincé entre la langue allemande de l’assimilation et le « jargon » yiddish, Kafka aux prises avec son corps et avec son peuple : « Mon peuple, à supposer que j’en aie un… » En Palestine se profilent déjà une nouvelle édification étatique et une nouvelle fermeture identitaire auxquelles Benjamin, citoyen des Lumières européennes et héritier du messianisme libertaire d’un peuple sans État, est doublement réfractaire.
Ce choix impossible, cette tension non résolue entre l’universalisme des Lumières et l’identité menacée, cette posture du juif non-Juif, de « spinozant » voué aux seuils et aux passages, lui sera fatale. Faute de pouvoir s’arracher à la culture européenne qui est son horizon indépassable, il viendra se briser sur la frontière close des Pyrénées.
La connaissance indicielle
La connaissance n’est pas l’autodéveloppement triomphal de la Raison majuscule. Il s’agit, plus modestement, de réveiller le monde du rêve qu’il fait de lui-même et de retrouver la « concrétude » de toute une époque dans le montage de ses fragments (entreprise des Passages).
À cette fin, la critique de la connaissance doit rejoindre celle de l’histoire. Sa notion centrale n’est pas plus qu’en histoire celle de progrès, mais celle d’actualisation, où l’on retrouve le primat du présent. De même qu’en histoire, un événement communique avec un autre, une époque avec une autre, sans lien de continuité et de causalité directe, de même la connaissance opère par rapprochements et frictions, par déplacements et condensations.
La corrélation entre les fondements sociaux, économiques, et les fantasmagories de la ville, de la mode, de la culture, n’est pas causale mais expressive. C’est pourquoi la connaissance procède par images, nées du choc entre Autrefois et Maintenant. C’est pourquoi aussi, il s’agit de « découvrir dans le petit événement singulier le cristal de l’événement total ».
Cette connaissance ne relève pas de la domination possessive de la nature et de la fabrication des systèmes, mais de la quête patiente des indices et des traces. Le théoricien se fait détective et chasseur aux aguets. L’acte de connaissance c’est l’étonnement de celui qui se frotte soudain les yeux, surpris d’échapper aux fantasmagories du monde enchanté de la marchandise.
Si les rapports de connaissance ne sont, pas plus que les rapports historiques, d’enchaînement et de continuité, mais d’attraction et de gravitation, ils déterminent un style et une forme de connaissance : citation, mosaïque, montage (qui brise aussi la continuité abstraite du temps).
À compléter peut-être avec quelque chose sur la philosophie du langage (mais c’est difficile et abstrait) ou avec le sens de la polémique Benjamin/Adorno sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Terrain de chasse
Les villes sont le terrain de prédilection de cette chasse. Elles sont aussi « des champs de bataille ». Dans les villes, devenues jungles, tous les liens sont rompus. Les cadavres disparaissent, les coupables s’évanouissent. Il ne reste que lambeaux et fragments qui sont le matériau de l’enquête.
Car la ville est structurée comme un langage. Son corps est tatoué des hiéroglyphes de la marchandise. Et les passages sont les « rues lascives du commerce propres seulement à éveiller les désirs ».
Tout ici, gravite autour de l’énigme de la marchandise, qui détient le secret d’un crime primordial. La prostitution, d’abord, métaphore du corps fait marchandise. La mode, simulacre morbide du nouveau, prisonnier de l’éternel retour de la marchandise. Les déchets enfin : épaves dérisoires, qui s’élèvent du rang de marchandise périssable à celui d’œuvres singulières, pour ressusciter, « détachées de toutes leurs fonctions primitives », délivrées des servitudes de l’usage et de l’échange et affranchies des mesquineries de la vie quotidienne.
Dans cette jungle, le sauveur est un chiffonnier qui remplit inlassablement sa hotte d’oubli, pour que rien ne soit dédaigné et abandonné ; et le héros est le flâneur singulier et mélancolique, limier en puissance, qui se découpe sur la foule anonyme des simples badauds.
Europe sans lumières
« Les circonstances mêmes qui menacent si grandement ma situation européenne rendront probablement impossible mon émigration aux États-Unis » (lettre d’avril 1939). Benjamin pressentait l’impossibilité de ce départ pour l’Amérique. Comme avait été impossible le départ pour la Palestine : « Y a-t-il là-bas pour moi, vu ce que je puis faire et ce que je sais, plus de place qu’en Europe ? S’il n’y en a pas plus, il y en a moins. Cette phrase n’a besoin d’aucune explication. Et pas davantage cette dernière : si je pouvais accroître là-bas ma science et mes capacités sans perdre mon acquis, je ne manquerais pas de m’y résoudre (lettre de mai 1933).
Impossibilité intellectuelle avant que matérielle.
Benjamin est incurablement européen dans une Europe qui se défait, européen des Lumières dans une époque où les lumières s’éteignent. « Avec une assurance de somnambule, écrit Hannah Arendt, sa maladresse le conduisit toujours en un foyer de malchance actuel ou futur. » Et Scholem lui avait prédit : « avec une vie comme la tienne, tu arriveras toujours, plus que tout autre, ailleurs que là où tu veux ».
Il porte en lui ce destin de naufragé qu’il avait lui-même défini : « Un naufragé qui dérive sur une épave, en grimpant à l’extrémité du mât, qui est déjà fendu. Mais il a une chance de donner de là-haut un signal de détresse » (lettre d’avril 1931).
Car il est, comme Péguy, un mécontemporain. Arc-bouté, à l’instar de son ange, contre la tempête du progrès, qui l’éloigne du paradis.