François Bon1 s’est fait connaître en 1982 avec Sortie d’usine (éditions de Minuit). Dix ans après, il nous offre Temps machine. C’est superbe. D’une écriture qui heurte, qui blesse, qui rentre dans le corps, avec son poids de fatigue et de bonheur. Une poésie industrielle aux prises avec la matière, sans trace de cette démagogie populiste qui corrompt si souvent la littérature bien intentionnée sur « le monde du travail ». Ici, la langue vient de l’intérieur. Elle circule dans l’invention d’une écriture où les outils, les machines, les techniques, la graisse, la poussière, jusqu’au moindre boulon ou roulement à billes ont leur place. Un monde trop souvent invisible émerge soudain dans ce vocabulaire millionnaire des travaux et des formes.
Ce langage est celui d’une aristocratie. « Une aristocratie du passage », note François Bon, qui a connu la bourlingue des intérimaires hautement qualifiés. Comme il y eut l’aristocratie du compagnonnage et des métiers. Qui dit aristocratie dit dynastie. Un chapitre nous présente celle de la « Maison Bon », des ajusteurs, des garagistes et dresse l’arbre généalogique de l’atelier mécanique.
Cette aristocratie d’en-bas parle pour les sans voix en prêtant la sienne aux anonymes tombés au champ du labeur. Le dernier chapitre, « Aux morts », leur dresse un modeste et poignant monument de mots. Au-delà de leurs noms, gravés dans le métal, c’est un monde qui s’en va « Un monde emporté vivant dans l’abîme, et nous accrochés au rebord, qu’il avait requis et modelé pour lui. La résistance même où il nous fallait se dresser pour tenir, contribuant à nous figer debout dans sa perte trop vite advenue. Pour la capacité d’absorption de la fourmilière poreuse du monde et la manière douce qu’ont les usines pour se laisser démonter une fois vides et nous tous recasés, comme les légendes du sable dit mouvant ou ces armées enterrées avec armes, masques et montures dans les civilisations passées, auxquelles nous ajoutons celle qui finit maintenant de tomber. »
Comme si le travail lui-même était en train de perdre son contenu. Comme s’il perdait de sa dignité en s’éloignant du fier défi à la matière. Comme s’il était dépouillé du savoir-faire qui donne la force de dire non à ceux d’en-haut. Comme si ne subsistaient que des hommes réduits à la carcasse du temps et assignés aux opérations fantomatiques d’un travail sans substance. Des gestes vides sur des formes vides, où se perdent le respect des mots et des choses (« le respect dans les mots queue-d’aronde quand soixante ans plus tard ils le prononcent, pour une forme qu’on ne sait plus faire et dont on n’a plus que faire ») qui est aussi celui des personnes.
Le livre de François Bon ne romance pas. Il prend date d’une grande mise au rebut. Il contemple le rejet en masse du travailleur d’hier « vers ces fonds d’entrepôt où l’embauche désormais gît, aux bords des villes les commerces de gros où tout l’effort est de déballer des cartons et gérer des factures, conditionner sur soi le sourire obligé des vendeuses. »
Simple flux et reflux de la marée industrielle ? Ou anéantissement définitif d’un monde terrassé : « Et la constellation, l’emboîtement où tout cela s’imbriquait pour tenir d’un bloc avec en amont ou à côté ces garages où quelques dizaines d’hommes s’employaient artisanalement aux enroulements de cuivre des transformateurs haute tension, aux usinages sur métaux spéciaux ou à l’élaboration de systèmes de pompage sur clapets et roulements à billes, et en aval ceux qui tout autour avaient fonction de bistrotiers, de conducteurs de trains qui tous ensemble à heure fixe nous dépotaient… Le monde est fragile et s’alourdit : les morts sont dans les immeubles et attendent, ils descendent dans les villes au soir, les morts débordent parce que même dans les cubes de tôle des campagnes on les rejette à côté pour ne plus servir de rien, ce n’est plus un siècle à mains, les morts restent là debout et c’est pire encore de les voir non plus hurler et se plaindre mais attendre au bord des entrepôts. »
Archives personnelles, 1992, publication inconnue