Les fruits amers de l’austérité de gauche

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Le mercredi 8 juin, le président François Mitterrand tenait la seconde grande conférence de presse depuis son investiture. Il y prétendait maintenir le cap de sa politique et laissait les projets gouvernementaux dans un flou artistique.

Le 13 juin, le ministre de l’Économie et des Finances, Jacques Delors, annonçait, à l’issue de la réunion de Bruxelles, une dévaluation du franc de 9,59 % par rapport au mark allemand et au florin hollandais. Cette nouvelle dévaluation, huit mois après une dévaluation de 8,5 % en octobre 1981, porte à 60 % la perte du franc par rapport au mark depuis 1975.

Tous les efforts ministériels pour établir une cohérence entre ces mesures et le discours présidentiel ne sont guère convaincants : dans son intervention du 8 juin, François Mitterrand proposait une grande réunion nationale de concertation entre « partenaires sociaux » (gouvernement, patronat et syndicats) « en juillet » ou « en septembre » pour éviter « tout fait accompli ».

Pourtant, en matière de « fait accompli », les travailleurs sont servis. Dès le lundi 14 juin, le gouvernement a fait connaître les « mesures d’accompagnement » destinées à garantir les bénéfices de la dévaluation : blocage des prix (sauf l’essence et certains produits agricoles) et des salaires (sauf le salaire minimum) pour quatre mois ; freinage des prestations sociales (et notamment des allocations familiales) ; nouvelle ponction sur les fonctionnaires au titre de la « solidarité nationale » pour soutenir la caisse de chômage !

En même temps, le gouvernement annonce que sa politique entre dans une nouvelle étape et quitte le plat pour la montagne (à la veille du tour de France, les métaphores cyclistes vont bon train) : la relance par la consommation tentée modérément en 1981 doit céder la place à l’aide à l’investissement.

Les ministres socialistes et communistes ont plus d’un tour dans leur sac et plus d’un mot dans leur dictionnaire : ils parlent, avec éloquence et froncements de sourcils de rigueur, d’effort, de patience, de solidarité… Mais tout travailleur qui préfère appeler un chat un chat, sait de quoi il s’agit : une politique d’austérité toute nue. Encore heureux que le gouvernement ait attendu le lendemain des fastes de Versailles pour montrer la note…

Le test de l’austérité

Ce tournant va constituer une mise à l’épreuve pour tout le monde. Et d’abord, comment faire appliquer le blocage des prix et des salaires ?

Une loi de 1950 établit la liberté de négociation des salaires. Pour bloquer les salaires, il faudrait soit la modifier par une mesure législative soit obtenir l’accord des « partenaires sociaux », non seulement au niveau national, mais encore au niveau des entreprises ou des branches où se négocient les augmentations salariales. Ainsi, des augmentations de 2,5 % étaient prévues à Renault le 1er juillet, à Citroën et chez les fonctionnaires le 1er septembre. Il faudrait que les syndicats renoncent aux clauses signées.

Il y a longtemps que la Confédération française démocratique du travail (CFDT) avait devancé l’appel de l’austérité et son congrès, en mai dernier, avait mandaté la direction pour collaborer activement à ce type de politique, même si une forte opposition s’y était exprimée.

L’annonce des mesures gouvernementales est tombée au moment même où la CGT tenait son propre congrès à Lille, la ville du Premier ministre. Au-delà des refrains habituels sur la nécessité de faire payer les riches et les privilégiés, notamment par le biais de la réforme fiscale, le congrès a accueilli les mauvaises nouvelles avec une remarquable placidité. Il faut dire que le PCF, installé au gouvernement et soucieux de préserver ses positions dans la négociation sur la préparation des élections municipales de l’an prochain, tout en dénonçant les responsabilités du patronat dans les difficultés économiques, demeure solidaire du gouvernement.

Du côté patronal, la première réaction à chaud du patron des patrons, Yvon Gattaz, président du Conseil national du patronat français (CNPF), avait été plutôt bienveillante, promettant une coopération active, au nom du civisme, dans la mobilisation générale contre la crise. Mais, dès le lendemain, le ton du patronat, résolu à pousser l’avantage social et politique, montait d’un cran. Il dénonçait les effets désastreux pour les marges bénéficiaires du blocage des prix et surtout demandait le report des lois Auroux sur les nouveaux droits des travailleurs et des syndicats dans les entreprises.

Enfin, le patronat annonce une campagne d’États généraux des chefs d’entreprise qui devrait culminer en décembre par la tenue d’États généraux nationaux de 14 000 patrons, afin de maintenir à la fois la mobilisation de l’opposition et la pression sur le gouvernement.

Les exploités vont payer l’addition

Les remèdes de rebouteux du gouvernement ne s’attaquent pas à la racine des problèmes.

Les dirigeants socialistes ou communistes peuvent dénoncer plus ou moins les responsabilités des États-Unis, le refus d’investir du patronat, les évasions de capitaux. Ils n’ont en général pour solution que la réforme fiscale, dont on sait parfaitement que l’efficacité pour frapper les riches ne sera jamais que relative.

Quant au blocage des prix et des salaires, la gauche dans l’opposition avait dénoncé son injustice chaque fois que les gouvernements de droite avaient envisagé des mesures analogues. Les salaires peuvent être bel et bien bloqués et les prestations sociales effectivement réduites, alors que le patronat a mille moyens de contourner le blocage des prix, par le lancement de nouveaux produits par exemple. Il n’y a en même temps aucun moyen de contrôler l’investissement et de bloquer l’évasion de capital.

Au bout du compte, le bilan de l’année n’est pas si mauvais pour la bourgeoisie.

Le gouvernement a mis en œuvre la décentralisation et la réforme de la planification destinées à assouplir les institutions ultra-centralistes et rigides de la Ve République et à multiplier les niveaux de négociations et de concertation.

Les nationalisations ont été confortablement indemnisées et permettent un mouvement de centralisation et redistribution du capital privé.

Les directions syndicales semblent dans leur majorité disposées à collaborer à la mise en œuvre d’une « austérité de gauche ».

Il demeure pourtant une difficulté majeure. Ce n’est pas là le mandat que l’écrasante majorité des travailleurs a donné au gouvernement à majorité socialo-communiste. Ce n’est pas ce qu’ils en attendent. Et, depuis le 10 mai 1981, les grands partis réformistes au gouvernement et les syndicats n’ont pas accru substantiellement leurs effectifs ni renforcé leur contrôle sur la classe ouvrière, au point de pouvoir garantir une acceptation disciplinée de la nouvelle politique gouvernementale.

Au seuil d’une nouvelle situation

Jusqu’à présent, le nouveau gouvernement a bénéficié de ce que François Mitterrand a appelé « l’état de grâce » et qui était une période d’observation.

La lourde défaite de la droite aux élections du 10 mai et du 21 juin 1981 a bien exprimé des rapports de forces sociaux. Mais elle est venue, pour nombre de travailleurs, comme une divine surprise ; non comme le produit d’une mobilisation, mais après trois ans de division profonde de leurs rangs, de tassement des luttes (l’année 1980 a connu le nombre de jours de grève le plus bas depuis 1953), et d’effritement des effectifs syndicaux. C’est pourquoi l’initiative est restée entre les mains du président, du gouvernement et de la majorité parlementaire sous la forme des grandes réformes annoncées par le candidat François Mitterrand : décentralisation, nationalisations, audiovisuel, logement, libertés démocratiques.

Les travailleurs ont mené des luttes locales pour défendre leur emploi ou leurs salaires, pour mettre fin au despotisme patronal dans certaines entreprises. Mais globalement, ils sont restés attentistes face aux réformes, quitte à intervenir vigoureusement pour les corriger quand elles portaient atteinte à leurs avantages acquis, comme dans le cas de la loi sur la semaine de 39 heures.

Maintenant, la politique de relance a échoué. Le train de réformes est terminé (il reste à approuver la réforme fiscale). L’heure de l’austérité a sonné. Et les gros dossiers en attente, comme celui de la Sécurité sociale, vont se traduire par de nouvelles demandes de sacrifices. Enfin, il y a toujours deux millions de chômeurs et le chiffre continue à grimper.

Le gouvernement peut compter sur les mois d’été pour faire avaler l’amère pilule. Mais les résultats de la médication sont incertains, et les rendez-vous de l’automne devraient marquer un changement sur le terrain des luttes sociales. Au-delà, les élections municipales et régionales du printemps 1983 apporteront un premier jugement d’ensemble sur la politique de la majorité socialiste et communiste.

Les révolutionnaires s’engageront résolument dans ces batailles sous leur propre drapeau. Le gouvernement demande du temps et des délais pour réussir le changement dans la durée. Le changement est des plus maigres. Le temps qui passe apporte de nouvelles concessions aux patrons et demande de nouveaux sacrifices aux travailleurs. Cette politique organise la déception de ceux qui ont voté contre la droite et prépare le retour en force de la réaction. Elle creuse le lit de défaites futures.

C’est pourquoi elle doit être rejetée clairement et fermement.

Inprecor n° 129 du 28 juin 1982

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