Sectarisme face à la révolution au Nicaragua, scissions et regroupements sans principe sont les constantes de leur politique
Du 24 au 30 juillet 1982 s’est tenue la « Conférence mondiale ouverte aux organisations qui avaient constitué “IVe Internationale-Comité international” en décembre 1980 ». Cette nouvelle conférence a décidé la formation d’un « Centre international de reconstruction (CIR) pour poursuivre le combat engagé pour la reconstruction du parti mondial de la révolution socialiste et la construction de partis révolutionnaires dans chaque pays ».
I – Un bond en avant, deux bonds en arrière
Le comité d’organisation pour la reconstruction de la IVe Internationale (Corqi), animé par l’Organisation communiste internationaliste (OCI) française, la fraction bolchevique (FB), et la tendance léniniste-trotskiste (TLT) principalement issue d’une scission de la LCR en France, avaient constitué ensemble un Comité paritaire en octobre 19791. En décembre 1980, ces trois formations tenaient une conférence internationale au cours de laquelle elles décidaient de se dissoudre en tant que telles pour former le « comité international » (CI). Dès septembre 1981, le comité international éclatait. Réuni à Bogota en Colombie, en janvier 1982, la branche animée par Nahuel Moreno et le Parti socialiste des travailleurs (PST) argentin annonçait la constitution d’une Ligue internationale des travailleurs (LIT). La branche animée par Pierre Lambert et le Parti communiste internationaliste (PCI, ex-OCI) français vient à son tour de constituer le centre international de reconstruction (CIR).
En moins de deux ans, le bilan des « reconstructeurs » de la IVe Internationale est lamentable et désastreux. En septembre 1979, ils ont tourné ensemble le dos à une possibilité réelle d’unification des forces se réclamant du trotskisme, pour se livrer à une manœuvre sans principe et à courte vue. Aujourd’hui, la division est plus profonde, la dispersion plus grande, les obstacles à l’unité plus importants. Les courants lambertiste et moréniste se sont affaiblis mutuellement, tout en portant préjudice à la construction de la IVe Internationale. Les méthodes bureaucratiques employées de part et d’autre, les campagnes de calomnies lancées par les lambertistes contre Ricardo Napuri au Pérou, et par les morénistes contre Camilo Gonzales en Colombie, éclaboussent l’autorité politique et morale de tous ceux qui se revendiquent du marxisme révolutionnaire, notamment en Amérique latine.
Le désastre est à la mesure des prétentions.
Unis par leur sectarisme envers la révolution nicaraguayenne du 19 juillet 1979, Pierre Lambert et Nahuel Moreno présentaient dès 1979 leur accord comme les retrouvailles naturelles de deux courants trotskistes « orthodoxes » victimes du « révisionnisme » du secrétariat unifié (SU) de la IVe Internationale. L’attitude face à la révolution nicaraguayenne constituait selon eux un « nouvel août 1914 » ou un « nouveau mars 1933 » pour la IVe Internationale : une ligne de partage définitive entre orthodoxie et révisionnisme, à partir de laquelle, clamaient-ils, « la IVe Internationale sera reconstruite ».
À la tribune de la conférence constitutive du comité international, de décembre 1980, Pierre Lambert saluait l’événement avec une emphase hors de proportion ; « En un an, nous avons fait un bond en avant, comme il n’y en a jamais eu dans l’histoire de la IVe Internationale. Le seul bond en avant comparable dans l’histoire du mouvement ouvrier international est celui qui a eu lieu pour la constitution de la IIIe Internationale après la victoire de la Révolution russe. » Pour ne pas être en reste, Nahuel Moreno prodiguait à la direction du comité international des auto-félicitations tout aussi lyriques, en la jugeant « bien au-dessus de ce qui avait été atteint à l’époque de Léon Trotski »…
En mai 1981, Nahuel Moreno présentait encore un rapport d’activité optimiste au nom de la direction unanime, annonçant de nouvelles unifications au niveau national entre les deux anciens courants, et des efforts redoublés contre le « révisionnisme du SU ». Quatre mois plus tard, c’était la rupture, sans que l’on puisse discerner ce qui, de la révolution politique polonaise, de la victoire électorale de François Mitterrand en France, ou de l’aplatissement du PST argentin devant la multipartidaria bourgeoise, constituait le « nouvel août 1914 » et la nouvelle frontière programmatique entre les deux courants.
Le comité international, annoncé neuf mois plus tôt comme une conquête sans précédent, était entré sur la voie de sa dislocation : un bond en avant, deux bonds en arrière.
Les raisons de cette crise précoce sont exactement celles que nous avions prévues. Nous disions, dans notre message à la conférence mondiale de décembre 1980 : « En 1963, nous avons réalisé une réunification en défense de la révolution cubaine et de la révolution coloniale en Algérie, et de la montée de la révolution politique en Pologne et en Hongrie. Vous vous unifiez aujourd’hui, à l’inverse, sur la base de la négation d’une révolution en cours et du manquement aux devoirs internationalistes les plus élémentaires. »
La scission organisée en octobre 1979 par les composantes du comité paritaire, et la constitution du comité international, posaient à nos yeux deux questions clefs : celle de l’attitude face aux grands événements de la révolution mondiale (dans ce cas la révolution au Nicaragua) et la conception de la construction même de la IVe Internationale. Nous disions :
« Soit vous reconnaissez vous être trompés sur la révolution nicaraguayenne, et alors le critère que vous forgez a posteriori pour délimiter le “révisionnisme” du “trotskisme orthodoxe” est nul et non avenu. Mais n’attendez pas vingt ans pour le faire. Soit vous confirmez vos positions sur le Nicaragua, mais vous considérez que vous vous êtes trompés, que vous avez eu tort de scissionner, c’est-à-dire d’en faire prématurément un critère susceptible de délimiter une organisation mondiale. Dans ce cas, c’est votre conception de l’Internationale, des exclusives et des exclusions, de la méthode de construction à partir des principes programmatiques fondamentaux qui est en jeu. C’est soit l’un, soit l’autre. »
La conférence mondiale du CIR nous confirme que c’étaient bien là les questions clefs.
II – Encore une fois le test du Nicaragua
Pour le Corqi, la dénonciation sectaire de la révolution nicaraguayenne s’inscrivait dans la continuité de son sectarisme face aux révolutions cubaine, algérienne, vietnamienne, et face à la révolution coloniale en général. Pour la fraction bolchevique, il s’agissait plutôt d’une réaction d’autojustification et de frustration après la mésaventure de la brigade Simon Bolivar au Nicaragua2.
Nous ne reviendrons pas ici sur cette ténébreuse affaire, si ce n’est pour relever les éléments de bilan critique qui se sont exprimés depuis, de la part de camarades alors partie prenante de la fraction bolchevique, comme Camilo Gonzales (coordinateur général de la brigade) ou la direction du Parti socialiste des travailleurs (PST) d’Uruguay, qui écrit dans sa contribution au bilan de la FB :
« La politique de la brigade, à partir du triomphe du sandinisme, fut une combinaison néfaste de sectarisme et d’opportunisme. À partir de la défaite de la Garde nationale de Somoza, les brigadistes se sont répandus par les villes et les villages pour former ou développer les milices et construire les syndicats. Essentiellement correcte, cette orientation fut réalisée en tant que brigade. D’après le camarade Camilo Gonzales, c’est « comme si nous étions allés apporter la solidarité à une grève et que nous avions essayé de virer la direction qui se trouvait depuis des années à la tête du syndicat, en lui piquant le mégaphone dans une assemblée ». […] Nous voulions que le mouvement des masses nicaraguayennes choisisse entre le sandinisme et un petit groupe de camarades dévoués, arrivés à la dernière heure de la lutte, sans aucune tradition au Nicaragua, et sans jouir de l’insertion qui est le fruit d’innombrables petites batailles au sein des masses, de victoires et de défaites, de montées et de reflux. Nous aurions sans doute dû dissoudre la brigade tout de suite après la victoire sandiniste, nous aurions dû nous placer sous les ordres de la direction qui avait conduit à la victoire contre Somoza tout en commençant un travail patient de formation d’un parti trotskiste au Nicaragua, en évitant les conflits prématurés avec une direction qui sortait renforcée et prestigieuse de la victoire. Nous avons cru que la brigade pouvait remplacer le parti, alors que la brigade était seulement un point d’appui pour la construction du parti. Cette erreur sectaire a sa base dans la fameuse théorie moréniste selon laquelle le parti se construit en tirant profit des opportunités. C’est le parachutisme politique qui nous a conduits à d’innombrables échecs3. »
Pour la direction de la FB, il y avait un choix à faire : soit rendre compte de l’échec de la brigade par une autocritique honnête, soit en rejeter la responsabilité sur l’action « contre-révolutionnaire des sandinistes ». La deuxième option a marqué un virage sectaire profond de la direction de la FB et permit un accord momentané avec le Corqi.
Dans le cadre du comité international, le courant moréniste a maintenu ce cours. Au Pérou, il a tout fait pour imposer l’éclatement de la coalition électorale de l’Alliance révolutionnaire de la gauche (Ari) (qui pouvait espérer obtenir entre 10 et 20 % des voix, et servir de point de départ à la construction d’un parti ouvrier de masse), au profit de la constitution d’un front des trotskistes. Le front en question obtint 160 000 voix au lieu du million annoncé et promis par Nahuel Moreno4 ! Au Brésil, la Convergence socialiste (CS) développe un cours de dénonciation du Parti des travailleurs (PT) et de sa direction, et semble s’orienter vers une sortie du PT à court terme. Plus généralement, Nahuel Moreno a fixé dans sa lettre au Parti ouvrier socialiste internationaliste (Posi) espagnol, de septembre 1981, un cadre stratégique à cette ligne de construction : sa perspective consiste à opposer « un bloc avec tous les groupes et sectes ultra-gauches » aux vacillations devant le révisionnisme et le menchevisme5… À l’exception bien sûr de l’Argentine, où cette intransigeance s’accommode fort bien de la demande d’entrée dans le front bourgeois de la multipartidaria au côté des partis bourgeois, et du soutien effréné à l’effort de guerre de la dictature lors du conflit des Malouines.
Pour le courant lambertiste, le maintien de la position initiale sur le Nicaragua était difficilement conciliable avec la ligne générale d’accommodements avec la social-démocratie. Il devenait chaque jour plus difficile et indécent de soutenir François Mitterrand dès le premier tour de l’élection présidentielle, de faire le dos rond devant le gouvernement de type Front populaire en France, de décommander une manifestation contre le voyage de Ronald Reagan à Paris, le 5 juin 1982, pour ne pas déplaire au Premier ministre Pierre Mauroy, et de dénoncer en même temps le gouvernement nicaraguayen, tombeur d’Anastasio Somoza, comme un fer de lance de la réaction ! Il devenait difficile de passer au sein du PT brésilien des alliances avec les secteurs les plus modérés, sous prétexte qu’il s’agit d’un parti en évolution, et de dénoncer en même temps le Front sandiniste de libération nationale (FSLN), qui a à son actif le renversement d’une dictature, comme l’incarnation hideuse de la petite bourgeoisie. Comment concilier les précautions extrêmes devant les « illusions des masses » dans un pays impérialiste comme la France, et l’ultimatisme impatient dans un pays dominé comme le Nicaragua ?
Depuis le début de l’année 1982, un tournant s’est dessiné dans les positions du CIR concernant l’Amérique centrale. La conférence mondiale de juillet 1982 confirme et met en forme cette rectification, en caractérisant le gouvernement nicaraguayen comme un « gouvernement ouvrier et paysan ».
Depuis quand ?
La caractérisation du gouvernement nicaraguayen par le CIR est désormais claire : « La conférence mondiale a donc abouti, sur la base de l’ensemble de ces discussions, à la caractérisation du gouvernement du FSLN comme étant un gouvernement ouvrier et paysan tel que le caractérise la IIIe Internationale. » C’est ce qu’écrit Luis Favre dans son éditorial de présentation des travaux et documents de la conférence (Tribune internationale, n° 7, septembre 1982).
Ce qui est moins clair à la lecture de la résolution, c’est de savoir à partir de quand ce changement est intervenu. Dans son éditorial, Luis Favre est plus explicite : « Nous n’avons pas apprécié correctement, dans son développement précis, le cours qu’avait pris la révolution nicaraguayenne. Si nous avions, au moment où s’est produit le départ des représentants bourgeois du gouvernement de reconstruction nationale (GRN) en mars 1980, Alfonso Robelo et Violeta Chamorro, signalé qu’il s’agissait là d’une victoire des ouvriers et des paysans, nous n’avons pas tiré les conclusions qui s’imposaient sur la signification de cette rupture de la part de la bourgeoisie avec le gouvernement de reconstruction nationale et du cours que cette rupture avait imposé au gouvernement du FSLN. Nous aurions dû dire, et nous ne l’avons pas fait, qu’il s’agissait bien d’un gouvernement du FSLN, c’est-à-dire que s’était concrétisé de façon particulière un des mots d’ordre qui étaient au centre de l’activité que nous développions au Nicaragua, quand nous avons opposé à la politique de capitulation du secrétariat unifié (SU) devant le gouvernement de coalition avec la bourgeoisie, la ligne du gouvernement du FSLN sans représentants de la bourgeoisie. »
Laissons pour le moment de côté les falsifications concernant les positions du SU. Elles font partie des méthodes de la maison. Nous y reviendrons. À en croire Luis Favre, la sortie d’Alfonso Robelo et de Violeta Chamorro du gouvernement marque donc la formation d’un gouvernement ouvrier et paysan au Nicaragua. Ce n’est pas sans importance. Cela veut dire que six mois exactement après l’opération de scission contre la IVe Internationale et la formation du comité paritaire, l’un des problèmes invoqué comme raison de la scission (la caractérisation du gouvernement nicaraguayen) était réglé en pratique.
En effet, contrairement aux falsifications tardives de Luis Favre, la résolution adoptée en novembre 1979 par notre XIe congrès mondial insistait sur la nécessité d’une rupture avec la bourgeoisie au niveau gouvernemental : « Toute nouvelle avancée dans la révolution nécessitera la rupture, sous une forme ou sous une autre, de la coalition gouvernementale, et dans ce sens aboutira à une situation analogue à celle qu’a connue la révolution cubaine en juin-juillet 1959… C’est en appuyant toutes les décisions répondant aux besoins des masses laborieuses que se préparent le plus efficacement les heurts à venir dans la lutte pour construire le gouvernement ouvrier et paysan6. » La divergence ne portait donc ni sur la nécessité d’un gouvernement ouvrier et paysan ni sur celle de la rupture avec la bourgeoisie, mais sur la façon de lutter pour un tel gouvernement.
Nous pensions, pour notre part, qu’il était plus juste de démasquer la composante bourgeoise du gouvernement et de la forcer à se retirer en la confrontant aux tâches concrètes de la révolution, comme l’avait fait Fidel Castro avec Manuel Urrutia à Cuba en 1959, qu’en lançant, dès le renversement d’Anastazio Somoza, une grande campagne d’agitation sur le mot d’ordre « Dehors les ministres bourgeois ! ». En revanche, nous insistions sur la nécessité d’illustrer pas à pas, devant chaque nouveau problème, le rôle véritable et les limites de ces « alliés », pour préparer la rupture.
C’est dans sa résolution de septembre 1980 que la majorité du SU enregistrait les preuves de cette rupture et concluait à la constitution d’un gouvernement ouvrier et paysan : « La constitution d’un Conseil d’État consultatif à majorité ouvrière et paysanne, le refus d’obtempérer aux exigences du Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep) sur la nomination des remplaçants d’Alfonso Robelo et de Violeta Chamorro, le rejet des exigences de la bourgeoisie concernant l’organisation d’élections pour 1981 et, parallèlement, l’affirmation que le développement des germes du nouveau pouvoir prime sur les élections, l’affirmation répétée de la prééminence de la direction nationale du FSLN sur les organes gouvernementaux officiels, l’approfondissement de la réforme agraire et la généralisation des milices, tous ces éléments combinés démontrent au Nicaragua l’existence d’un gouvernement qui s’appuie sur les ouvriers et les paysans, qui affirme son indépendance face à la bourgeoisie, un gouvernement ouvrier et paysan, bref épisode vers la dictature du prolétariat7. »
Si nous sommes maintenant d’accord sur le fait qu’il existe un gouvernement ouvrier et paysan au Nicaragua depuis le printemps 1980, en quoi aurait consisté la capitulation programmatique du SU à ce sujet ? En ce que sa minorité a caractérisé le gouvernement nicaraguayen comme ouvrier et paysan dès juillet 1979 ? Mais n’est-ce pas là une discussion, théorique et pratique, légitime dans la même organisation internationale ?
Luis Favre lui-même écrit que la « chute de Somoza ouvrait la révolution prolétarienne au Nicaragua parce qu’elle avait été le produit de la grève générale insurrectionnelle du mouvement des masses, du démantèlement des institutions somozistes qui se confondaient avec l’État bourgeois ». (Tribune internationale, n° 7, septembre 1982.) Et la résolution sur l’Amérique centrale de la conférence mondiale répète : « La puissance de l’activité des masses s’est affirmée dans une situation où, par leur activité révolutionnaire, elles ont détruit la garde nationale et liquidé toutes les institutions qui représentaient l’État bourgeois. L’État bourgeois en est sorti totalement démantelé. »
Si, dès juillet 1979, l’État bourgeois était « totalement démantelé », de même que les institutions qui « se confondaient avec lui » (et réciproquement), n’est-il pas légitime de s’interroger sur la nature de ce gouvernement de coalition dominé par le FSLN ? Il nous a paru que oui. Cette interrogation est apparue à Pierre Lambert et Nahuel Moreno comme un « nouvel août 1914 », justifiant une nouvelle scission, une nouvelle frontière programmatique et organisationnelle, un nouveau regroupement international.
Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que les textes de la conférence mondiale du CIR demeurent aussi discrets sur les implications de cette rectification a posteriori. Ils présentent les choses comme si le comité paritaire, puis le comité international, avaient eu une compréhension correcte des événements et avaient seulement négligé d’en tirer les conclusions au niveau de la caractérisation du gouvernement.
Après mars 1980, le comité paritaire n’a cessé de dénoncer le FSLN comme « une direction contre-révolutionnaire » (La Vérité, juin 1980), qui « reconstruit l’État bourgeois, l’armée bourgeoise et l’économie capitaliste », (Correspondance internationale, n° 2), bref, comme un agent de la bourgeoisie aussi zélé que le Parti communiste espagnol (PCE) en 1937, la social-démocratie allemande en 1918, ou le Parti communiste français (PCF) en 1945 ! Il tirait les conséquences de ces jugements en continuant à revendiquer, après mars 1980, des élections libres contre le « pouvoir autoritaire » du Front sandiniste, au moment où cette revendication était la pièce maîtresse de la campagne « démocratique » des Alfonso Robelo et Violeta Chamorro exclus du gouvernement ! Au moment où les représentants bourgeois se retiraient du gouvernement en protestant contre la composition du Conseil d’État, et où le patronat se refusait à y participer, il maintenait la ligne adoptée par la réunion de Sao Paulo du comité paritaire en février 1980 : « Contre la tentative d’instauration d’un Conseil d’État, instrument antidémocratique au service de la reconstruction de l’État bourgeois, les trotskistes au Nicaragua opposent l’exigence d’une Assemblée constituante souveraine. »
Plus d’un an après la formation (d’après les analyses actuelles du CIR) du gouvernement ouvrier et paysan, Correspondance internationale de mai 1981 publiait un projet de résolution sur l’Amérique centrale disant : « La politique du FSLN se heurte de plus en plus aux aspirations des masses et il va être inévitable que des secteurs de travailleurs commencent à chercher une autre alternative politique. Le gouvernement de reconstruction nationale en crise tend à apparaître clairement pour ce qu’il est : un instrument de domination au service du patronat. »
Quant aux thèses de la conférence de fondation du comité international, qualifiées de document le plus important depuis le Programme de fondation de la IVe Internationale, elles affirment péremptoirement en décembre 1980 : « À l’évidence, en ce qui concerne le GRN au Nicaragua, il va contre tous les principes de notre mouvement de le caractériser comme gouvernement ouvrier et paysan (p. 42). » Ce qui semblait évident, d’après le monument programmatique de décembre 1980, ne l’est déjà plus en 1982. Et ce qui allait à l’encontre de « tous nos principes » est devenu en deux ans conforme aux dits principes. Ce sont pourtant ces « principes » qui ont couvert la scission organisée en 1979…
Le comité international a bâti sur ces principes éphémères une théorie de l’« orthodoxie » opposée au « révisionnisme » qui n’aura pas tenu deux ans. Juste ce qu’il faut pour approfondir la dispersion des forces se réclamant du trotskisme, pour désorienter et écœurer de nombreux militants, pour donner une image sectaire désastreuse du trotskisme.
Comment ?
À la lecture des documents de la conférence internationale, il demeure donc difficile de savoir quand s’est formé, pour les camarades du CIR, le gouvernement ouvrier et paysan au Nicaragua. Luis Favre semble indiquer mars 1980, avec le départ de Violeta Chamorro et d’Alfonso Robelo ; la résolution insiste davantage sur le retrait des représentants du Cosep du Conseil d’État, en novembre 1980, comme « moment important ».
Mais, dans l’une ou l’autre hypothèse, reste à savoir comment s’est produite la rupture avec la bourgeoisie. Sur ce point, la résolution est en revanche très claire : « Sous la double pression, d’une part de la bourgeoisie et de l’impérialisme, et d’autre part de l’activité révolutionnaire des masses, qui, si elle nourrit les développements révolutionnaires dans toute l’Amérique centrale, en bénéficie à son tour, le FSLN a été amené à dépasser les limites du programme de collaboration avec la bourgeoisie et de préservation de la propriété privée, à tenir compte du mouvement des masses pour le cours de sa politique, et à aller plus loin qu’il ne le voulait dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie, même si constamment il tente de vouloir rétablir les bases d’une collaboration avec elle. »
En clair, la rupture est le fruit de la radicalisation des masses et des pressions de l’impérialisme. Le FSLN y a joué, dans le meilleur des cas, un rôle purement passif, se contentant de refléter les pressions. Dans le pire des cas, il a jeté dans la balance toute l’autorité conquise dans la lutte contre Anastasio Somoza pour dresser un obstacle supplémentaire dans la voie de la révolution : « Dès mars 1980, la direction du FSLN a dû ratifier et sanctionner légalement, par des nationalisations, les occupations illégales de terres réalisées dès le début de la révolution. […] C’est l’incapacité de la direction du FSLN à stopper et à faire refluer le mouvement des masses du Nicaragua, qui a conduit la bourgeoisie à décider du retrait de ses représentants du gouvernement de coalition avec le FSLN, le 21 avril 1980. » Cette interprétation pose un problème de fait en même temps qu’une question de méthode.
Du point de vue des faits d’abord, il est faux, purement et simplement faux que le FSLN se soit contenté d’enregistrer passivement la pression des masses. Une révolution est un processus vivant. Une direction révolutionnaire n’y entre pas nécessairement armée de pied en cap. Elle se forge elle-même au feu de la lutte et de l’expérience. À la différence d’une direction réformiste ou contre-révolutionnaire, le Front sandiniste – contrairement aux pronostics du comité paritaire, puis du comité international – a choisi à plusieurs reprises la voie révolutionnaire alors qu’il aurait parfaitement pu capituler.
Prenons un exemple. La résolution évoque la multiplication des manœuvres d’intimidation impérialistes « à partir du deuxième semestre 1980 ». Elle enchaîne : « Cela a conduit le gouvernement du FSLN à appeler à la mobilisation des masses dans les milices populaires. » Il s’agit pour le moins d’un flou dans la chronologie. La construction des milices a été relancée dès février 1980, à l’initiative du FSLN, avant le départ d’Alfonso Robelo et de Violeta Chamorro du gouvernement, et bien avant que l’intimidation impérialiste n’entre dans la phase active du deuxième semestre 1980.
De la même façon, si Alfonso Robelo et Violeta Chamorro se sont retirés du gouvernement, et si le Cosep a refusé d’occuper ses sièges au Conseil d’État, ce n’est pas du fait de la pression des masses. C’est aussi parce que le FSLN a modifié la composition du Conseil d’État en y réduisant la représentation de la bourgeoisie : rien ne l’y obligeait, s’il avait voulu tout faire pour maintenir la collaboration sur la base des accords passés avant le renversement d’Anastasio Somoza ! C’est parce que le FSLN lui-même, et non le gouvernement, a désigné les remplaçants d’Alfonso Robelo et de Violeta Chamorro ; indiquant clairement par là où se trouvait le centre effectif du pouvoir ! C’est parce que le FSLN lui-même, et non le gouvernement, a refusé les élections immédiates alors exigées par les partis bourgeois !
S’il l’a fait sous la pression des masses, c’est qu’il y était en tout cas plus sensible que le comité paritaire qui continuait, lui, à faire chorus avec Alfonso Robelo pour réclamer ces élections…
En fait, le développement du processus révolutionnaire au Nicaragua est le résultat d’un rapport dialectique entre la radicalisation du mouvement de masse et les décisions et les choix conscients de la direction sandiniste :
– Dès l’automne 1979, le FSLN complète les premières mesures d’expropriation du secteur somoziste par la nationalisation des banques, des assurances, des industries minières.
Après la démission du premier gouvernement en décembre 1979, il renforce son contrôle sur les principaux ministères, avec la nomination d’Humberto Ortega à la Défense, d’Henri Ruiz à la Planification et de Jaime Wheelock à l’Agriculture.
– Dès février 1980 sont exposées les grandes lignes de l’organisation des milices populaires (MPS).
– En mars sont encouragées les mesures de contrôle populaire contre le sabotage et la spéculation.
– Fin mars est engagée pour cinq mois la vaste campagne d’alphabétisation qui est aussi un levier pour la politisation et l’organisation des masses, et pour la pénétration des idées révolutionnaires à la campagne.
– Après l’assassinat au Salvador de l’archevêque Oscar Romero, le FSLN renforce sa solidarité avec les organisations révolutionnaires combattantes.
– En avril, il modifie la composition du Conseil d’État pour assurer en son sein une majorité ouvrière et paysanne.
Une direction qui aurait à tout prix voulu remettre le pouvoir à la bourgeoisie aurait-elle été obligée à toutes ces décisions par la seule pression des masses ?
C’est ici qu’intervient le second problème, le problème de méthode.
L’analyse du comité international sur la révolution nicaraguayenne, comme hier sur la révolution cubaine, implique qu’il est possible, par la seule pression des masses, d’aboutir à l’instauration d’un gouvernement ouvrier et paysan, et même d’un État ouvrier, non seulement sans direction révolutionnaire, mais même contre tous les efforts de la direction qui a la confiance de l’écrasante majorité des ouvriers et des paysans.
S’il existe un saut de la mort programmatique, c’en est bien un.
Nous ne nions pas l’importance des « circonstances exceptionnelles ». Mais toute révolution suppose des « circonstances exceptionnelles », qui déterminent la possibilité de la révolution, sans décider à elles seules de son issue.
Il existe, dans un processus révolutionnaire, une interdépendance entre la situation objective et la politique des directions. Léon Trotski dit bien, dans le Programme de transition, que des directions petites-bourgeoises, y compris les staliniens, peuvent aller plus loin qu’elles ne le voudraient dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. Il ne précise pas si, en « allant plus loin », et pour certaines d’entre elles jusqu’à l’instauration d’un État ouvrier, elles se transforment elles-mêmes en rapport avec le développement de la révolution.
Chaque cas relève d’une analyse concrète, à la fois de la situation et des réponses de la direction, analyse qui seule permet d’établir la différence entre la politique du Parti communiste chinois (PCC) et celle du Parti communiste indonésien (PKI), entre la politique du Parti communiste yougoslave (PCY) pendant la Deuxième Guerre mondiale et celle du Parti communiste grec (PCG), entre celle du FSLN au Nicaragua et celle du Front de libération nationale (FLN) algérien. À moins de tomber dans un spontanéisme intégral et la négation radicale de la théorie léniniste du parti, il faut bien admettre que l’existence ou non d’une direction résolue à lutter pour le pouvoir (c’est-à-dire le facteur subjectif) fait en dernière analyse la différence.
Sinon, comment expliquer que la révolution puisse l’emporter au Nicaragua et la contre-révolution au Chili ? Les masses nicaraguayennes auraient-elles poussé plus fort que les masses chiliennes pour forcer la main d’une direction qui ne voulait pas la révolution ? Pourtant, la classe ouvrière est incomparablement plus forte au Chili qu’au Nicaragua, où elle ne constituait que 10 % de la population active, dispersée dans des petites unités de production, avec 10 % seulement de syndiqués (soit 1 % de la population active).
Un objectivisme intégral ne voyant dans les révolutions victorieuses que l’aboutissement des « circonstances exceptionnelles » ferait la part trop belle aux directions réformistes qui ne cessent d’expliquer elles-mêmes leurs capitulations par l’immaturité des masses. Nous affirmons au contraire que l’élément décisif pour le dénouement d’une crise révolutionnaire, c’est l’existence d’une direction qui, au feu de l’épreuve, répond positivement à la dynamique du mouvement de masse.
Que le FSLN ait joué au Nicaragua ce rôle de direction révolutionnaire n’implique pas qu’il l’ait fait sans erreurs, sans tâtonnements et sans différenciations (mais, dans la tourmente d’une révolution, le Parti bolchevique lui-même ne s’est-il pas divisé, en avril 1917 et à la veille de l’insurrection ?). Ces différenciations étaient prévisibles et annoncées dans la résolution de notre XIe congrès mondial, sans que l’on puisse déterminer par avance qui suivrait quelle trajectoire.
Et la question du parti ?
La caractérisation du rôle joué par le Front sandiniste dans le processus révolutionnaire est directement liée à la question de la construction du parti, qui a été avancée par les initiateurs du comité paritaire comme l’une des raisons politiques clefs de leur initiative de scission. D’après eux, les masses nicaraguayennes allaient à gauche, dans la voie de la révolution, alors que la direction sandiniste allait à droite, dans la voie de la reconstruction capitaliste. Puisque, d’après la mythologie du CIR, la pression des masses l’a emporté contre la volonté du FSLN, il a dû exister au Nicaragua une occasion exceptionnelle pour construire une organisation trotskiste indépendante.
C’était un objectif central de la constitution du comité paritaire : « Nous constituons le comité paritaire pour revendiquer la nécessité de la lutte pour la IVe Internationale, pour constituer des partis trotskistes indépendants, que ce soit à Cuba ou au Nicaragua. » (Interview de Nahuel Moreno à Informations ouvrières au moment de la constitution du comité paritaire.)
À l’époque, le comité paritaire avait deux petits groupes : la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) au Nicaragua et le Parti socialiste des travailleurs (PST) au Salvador. Quel est leur bilan de construction ?
En janvier 1980, se tenait la IIe conférence internationale de la fraction bolchevique, qui réaffirmait solennellement un effort prioritaire de construction en Amérique centrale. Trois mois plus tard, en avril, Nahuel Moreno annonçait au comité central du Parti socialiste des travailleurs (PST) péruvien un tournant à 180°, donnant la priorité à la construction de « partis bolcheviques-trotskistes de masse » en Bolivie et au Pérou. Ce revirement était justifié en ces termes par Nahuel Moreno lui-même : « La résolution la plus importante de la réunion de notre courant fut la résolution apparemment un peu abstraite, théorique, disant que nous pouvons construire des partis révolutionnaires avec une influence de masse. Nous pouvons le faire en Amérique latine. Ce fut précisé par la suite dans une réunion fermée et restreinte. Et nous sommes arrivés à la conclusion que ce n’était pas en Amérique centrale. Parce qu’en Amérique centrale nous avions des digues, des murailles trop grandes pour avoir la certitude, l’assurance de pouvoir construire des partis de masse en deux, trois, quatre ou cinq ans… »
Quelles étaient ces murailles ? « Au Salvador, il y avait l’importance des fronts guérilléristes et le manque de tradition trotskiste… Au Nicaragua, l’échec de l’opération de la brigade Simon Bolivar et l’absence d’une organisation trotskiste solide ont permis que le FSLN capte tout le mouvement de masse… »
Quel aveu !
En quoi consistait la force de ces « murailles », de ces « digues », contre la construction d’une organisation trotskiste ? En quoi consistait leur force alors que leur politique de restauration du capitalisme était censée s’opposer frontalement, pour Nahuel Moreno et Pierre Lambert, aux aspirations révolutionnaires des masses ? De simples appareils contre-révolutionnaires auraient difficilement résisté à la vague montante de la révolution, tant il est vrai que « les lois de l’histoire sont plus fortes que les appareils ». Mais Nahuel Moreno nous explique que le FSLN, en pleine montée révolutionnaire, et bien qu’engagé à fond dans la trahison, a « capté tout le mouvement de masse ». C’est à n’y plus rien comprendre !
À moins de remettre l’histoire sur ses pieds. Si le FSLN a capté tout le mouvement de masse, c’est qu’il a conduit victorieusement le mouvement de masse au renversement d’Anastasio Somoza ! C’est qu’il a su ensuite répondre aux tâches de l’heure, affirmant son hégémonie politique au détriment de la bourgeoisie.
Dès lors, on peut comprendre comment le projet de construire une organisation trotskiste à partir de la dénonciation du rôle contre-révolutionnaire du FSLN était voué à l’échec. Il tournait simplement le dos à la réalité et à la dynamique du mouvement. Le groupe salvadorien, réduit à une activité propagandiste en période de guerre civile, n’existait pratiquement plus à la fin de 1981, et la LMR du Nicaragua, après deux ans d’existence végétative, connaissait une scission supplémentaire en décembre 1981, une minorité formant la Ligue socialiste des travailleurs (LST) et ralliant le CIR.
Au moment du XIe congrès mondial, à l’automne 1979, nous avancions au contraire que la construction du parti révolutionnaire au Nicaragua devait suivre la dynamique de la révolution et partir du rôle joué par le Front sandiniste. Les sectaires ont voulu voir là une liquidation de la IVe Internationale. Nous avons seulement dit l’évidence : qu’il n’était ni juste ni possible de construire, en pleine révolution, une organisation contre le FSLN aussi longtemps que celui-ci jouerait son rôle de direction révolutionnaire au Nicaragua. La résolution du congrès mondial disait en conséquence : « Les militants organisés de la IVe Internationale au Nicaragua seront partie prenante de tout projet du FSLN de construire un parti d’avant-garde. Ils s’y lieront aux meilleurs militants et cadres qui impulsent dans les faits le processus révolutionnaire et défendront l’ensemble de notre programme de construction d’un État ouvrier, d’organisations soviétiques démocratiques des masses laborieuses et d’internationalisme prolétarien. »
Existe-t-il une différence qualitative entre cette perspective de construction de l’Internationale et celle qui est avancée aujourd’hui par la résolution de la conférence internationale du CIR sur la Pologne par exemple ? Cette résolution dit : « Il est naturellement indispensable de constituer dans tous les pays de l’Europe de l’Est des noyaux politiques se situant sur le programme de la IVe Internationale, dans la perspective de la construction de partis de la IVe Internationale dans leurs pays et celle de la reconstruction de la IVe Internationale. Ces noyaux sont indispensables pour réaliser nos tâches politiques immédiates. Mais celles-ci ne peuvent consister à construire directement des partis trotskistes. De tels partis (c’est-à-dire des organisations acquérant une influence réelle dans les masses et jouant un rôle politique réel) ne peuvent être construits à l’étape actuelle. Par contre, les trotskistes peuvent et doivent appuyer la construction d’organisations politiques ouvrières indépendantes. »
Allons-nous hurler à la liquidation de l’Internationale parce que les camarades constatent « l’impossibilité de construire directement des partis trotskistes » en Europe de l’Est ? Non. La recomposition d’une avant-garde et la reconstruction de partis révolutionnaires de masse à l’échelle internationale seront un processus inégal.
Il impliquera de multiples médiations organisationnelles. La question décisive dans ce processus inégal sera d’assurer aussi son caractère combiné, en maintenant le cap sur la construction de la IVe Internationale, partout dans le monde, comme instrument nécessaire pour la construction d’une Internationale révolutionnaire de masse.
Tournant ou pas ?
Les positions de la conférence du CIR sur l’Amérique centrale constituent-elles un tournant politique, oui ou non ? À l’évidence oui, bien que ses dirigeants fassent tout pour en minimiser la portée et inventer une impossible continuité de leurs positions.
Il y a plusieurs raisons à ce procédé.
Reconnaître l’ampleur du tournant impliquerait de faire un bilan critique de tous les choix qui ont été faits concernant la scission de la IVe Internationale et la formation du comité paritaire. Un tel bilan supposerait dans les rangs du CIR une discussion démocratique, alors que, curieusement, le revirement spectaculaire sur le Nicaragua n’a donné lieu à aucune discussion, à aucun débat.
Reconnaître l’ampleur du tournant impliquerait aussi de revenir sur le bilan du comité paritaire et du comité international dans l’activité de solidarité internationale avec la révolution nicaraguayenne. En fait de solidarité, le comité paritaire n’a guère à son « actif » que la campagne contre la « répression » et contre la révolution sandiniste, organisée à l’automne 1979 !
Pour éluder leurs responsabilités, les camarades dénoncent la participation du secrétariat unifié (SU) de la IVe Internationale au forum international de solidarité avec la révolution salvadorienne réuni à Mexico en mars 1982. Nous aurions, à cette occasion, soutenu le plan du président mexicain José Lopez Portillo pour l’Amérique centrale. Les positions du secrétariat unifié concernant ce plan sont exprimées on ne peut plus clairement dans sa résolution du 12 mars 1982 : « En réclamant une solution d’ensemble pour toute la région, les propositions de négociations de José Lopez Portillo cherchent à définir les termes d’un marchandage global et à fixer le prix à payer pour éviter l’intervention militaire américaine : un arrêt du processus révolutionnaire en Amérique centrale. En appuyant une stabilisation de la situation telle qu’elle est au Nicaragua, elles constituent un encouragement à la bourgeoisie nicaraguayenne dans l’attente d’une solution globale pour la région. En misant sur l’impossibilité d’un dénouement militaire dans l’immédiat au Salvador, elles cherchent à provoquer des divisions et des différenciations dans la résistance, à propos des négociations. » (Inprecor, numéro 121, du 22 mars 1982.)
En revanche, nous revendiquons avec fierté le rôle joué par la IVe Internationale et ses sections, en particulier la section mexicaine, dans la constitution d’un Front mondial de solidarité avec le Salvador, à l’occasion du forum de Mexico. L’appel du forum soutient la lutte armée des organisations salvadoriennes, dénonce les élections frauduleuses, appelle à une mobilisation mondiale contre l’intervention impérialiste, et prend appui sur toutes les initiatives diplomatiques et humanitaires susceptibles d’isoler davantage la junte militaire. Cent quatre-vingt-seize organisations politiques, syndicales et démocratiques dans le monde se sont associées à cet appel. C’est l’initiative militante de solidarité la plus importante à l’échelle internationale.
Les camarades du CIR ont cherché un prétexte pour s’en tenir à l’écart. Il faut pourtant noter que la seule militante du CIR présente à la conférence, qui représentait la Ligue ouvrière marxiste (Lom) mexicaine, interpellée après son abstention (la seule du forum) sur l’appel, a changé son vote en vote pour.
Toutes ces polémiques constituent autant de diversions par rapport à la question centrale : trois ans après la formation du comité paritaire, à la lumière de sa trajectoire ultérieure et des positions récentes de ses composantes, les faits ont-ils donné raison à Nahuel Moreno et à Pierre Lambert dans leur entreprise de scission et de reconstruction de la IVe Internationale ?
Toujours et encore la conception de la IVe Internationale
Le secrétariat unifié n’a pas liquidé la IVe Internationale. Nahuel Moreno et Pierre Lambert, après avoir promis des miracles, n’ont donné le jour qu’à un regroupement éphémère, dont les composantes s’accusent aujourd’hui mutuellement de révisionnisme. La révolution nicaraguayenne est allée de l’avant, jusqu’à la formation d’un gouvernement ouvrier et paysan. Au lieu de tourner le dos au Front sandiniste pour venir gonfler une organisation « trotskiste indépendante », « tout le mouvement de masse » nicaraguayen a été capté par le FSLN, d’après Nahuel Moreno lui-même.
La dernière excuse de ce fiasco, Pierre Lambert va la chercher auprès de la Ligue socialiste des travailleurs (LST) nicaraguayenne, scission de la LMR, dont le représentant explique à Informations ouvrières : « La politique sectaire impulsée par la LMR, de lutte ouverte contre le gouvernement de reconstruction nationale au moment même où les masses se mobilisaient dans le cadre du FSLN (tiens, tiens !), nous avait profondément isolés. » Nous n’en sommes pas surpris. Mais la « politique sectaire » de la LMR était-elle autre chose que la fidèle application de la politique du comité paritaire puis du comité international ? Le porte-parole de la LST ajoute ensuite : « Lorsque nous étions membres de la fraction bolchevique, on nous a souvent imposé une orientation qui était inapplicable dans la réalité8. » La vérité finit par sortir du puits… On voudrait en savoir plus pour pouvoir tirer des leçons précises. Qu’est-ce qui était « inapplicable » ? Qu’est-ce qui était faux ? Et cette orientation imposée par la FB s’est-elle poursuivie en 1980-1981, sous l’autorité du comité international, alors que la FB, en théorie du moins, était dissoute ?
Comme toujours, Pierre Lambert se lave les mains dans l’évier du voisin. Enfin, on apprend tout de même au passage que « les exclusions puis la rupture avec la LMR se sont faites sur la base de notre décision de nous inscrire dans les milices populaires ». C’est un comble ! Voilà des camarades qui accusaient depuis trois ans le FSLN de ne pas pouvoir construire des milices. Le FSLN a entrepris de le faire dès février 1980. En revanche, les champions des milices de la LMR, eux, ont mis près de deux ans à se décider à y entrer, et encore au prix d’une scission ! Il est vrai qu’il y avait une certaine cohérence entre ce sectarisme et les thèses du comité international (pas seulement de la FB) de décembre 1980 !
Nous avons dit, en son temps, que la scission organisée par Nahuel Moreno et Pierre Lambert à l’automne 1979, contre la IVe Internationale et sur le dos de la révolution nicaraguayenne, était sans principe. L’histoire s’est chargée de le vérifier.
Pourtant, il n’y a pas d’erreur gratuite en la matière. Apparemment, il suffirait de constater que les camarades du CIR ont maintenant convenu de l’existence d’un gouvernement ouvrier et paysan au Nicaragua pour revenir à la case de départ, pour dérouler le film à rebours, pour effacer les faux pas.
Nous avons toujours dit que, de notre point de vue, il n’était pas sérieux de conclure en quelques semaines que la révolution nicaraguayenne était « l’août 1914 » de la IVe Internationale. Nous avons dit et répété que, pour une Internationale comme la nôtre, qui n’est pas encore une internationale implantée dans les masses, il fallait se donner le temps de poursuivre les discussions à la lumière des événements ; qu’il fallait agir avec d’autant plus de prudence qu’une implantation limitée nous donne des informations partielles et souvent tardives. Nous avons déclaré que les divergences apparues sur le Nicaragua étaient graves, mais qu’elles pouvaient être discutées et peut-être résorbées par la discussion dans la même Internationale.
Mais ce qui est plus grave que les divergences apparues à propos de la révolution nicaraguayenne, c’est la conception de l’Internationale révélée par l’attitude de Nahuel Moreno et Pierre Lambert.
La « nouvelle frontière »
C’est l’idée selon laquelle chaque événement majeur de la lutte des classes internationale détermine une nouvelle frontière programmatique et organisationnelle, une nouvelle ligne de regroupement et de partage entre révisionnisme et orthodoxie.
En 1979, la révolution nicaraguayenne était censée constituer une telle ligne de partage. Rien d’étonnant à ce que la victoire de François Mitterrand aux élections du 10 mai 1981 en ait fourni une nouvelle à Nahuel Moreno.
Nous avons caractérisé cette conception de l’Internationale monolithique comme celle d’une Internationale-fraction. Elle aboutit à un double résultat : des scissions sans principe d’un côté, et des blocs sans principe de l’autre.
Pour ce qui est des scissions sans principe, il ne manque pas de sel de voir le CIR s’indigner aujourd’hui, dans la résolution générale de sa conférence : « Répétons-le : Nahuel Moreno avait la possibilité, s’il n’avait pas décidé d’organiser une scission sans principe, de dénouer la crise qu’il avait déclenchée en venant défendre et confronter ses positions dans les organismes de direction de l’Internationale dont il est membre. » C’est ce que nous avons dit et répété au moment de la scission de 1979. Nahuel Moreno et Pierre Lambert ont fait à l’époque la sourde oreille. Aujourd’hui, c’est l’arroseur arrosé.
Pour ce qui est des blocs sans principe, l’aventure du comité paritaire puis celle du comité international constituent un triste exemple. Nous avions annoncé dès l’origine qu’un tel regroupement international lancé sur une tête d’épingle (la dénonciation de la « répression sandiniste » au Nicaragua) ne serait qu’un bloc de fractions voué à la dislocation. L’histoire est allée seulement plus vite que nous ne l’avions prédit.
Pour faire la démonstration précipitée qu’ils étaient autre chose qu’un bloc de fractions, Nahuel Moreno et Pierre Lambert ont mis en scène la conférence ouverte de décembre 1980, avec à l’ordre du jour l’adoption de « thèses historiques ». Dans notre message à la conférence, nous disions notre opinion : « Vous caractérisez ces thèses comme un accord de bronze ; certains ont parlé ici sans modestie du texte le plus important depuis le Programme de transition. Nous le considérons plutôt comme le fruit du compromis. On y voit les coutures et les coups de pinceaux des uns et des autres. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on se rappelle qu’en mars 1979 encore, le représentant de la FB au sein du SU était contre l’ouverture des discussions avec le Corqi, caractérisé comme une « secte dégénérée ». » Les congressistes ont pu voir là de la mauvaise humeur.
Or, on apprend aujourd’hui que le projet des thèses n’a été « adopté dans sa version définitive lors du conseil général du comité international » qu’au mois de mai 1981, « au cours duquel la discussion s’est poursuivie ». En dehors du congrès souverain, faut-il le préciser… On apprend, dans le bilan de la fraction bolchevique tiré par le PST d’Uruguay, que cette organisation n’a eu connaissance des thèses historiques que… « quatre mois après leur approbation ». On apprend dans ce bilan qu’il n’y eut aucun effort ni aucune intention de la part de la direction internationale d’organiser une véritable discussion sur ces thèses. On apprend, par Nahuel Moreno lui-même, qu’il y a eu des manques et des faiblesses dans ces thèses de bronze : sur le front unique, sur la social-démocratie, sur le gouvernement ouvrier, sur le front unique anti-impérialiste, sur la révolution politique… Rien que ça !
Le bilan du PST d’Uruguay en tire des conclusions sur ce que fut le comité international (CI) : « Pour nous, le CI fut dès le début un front sans principe. Il fut en réalité un bloc de deux fractions internationales qui avaient une conception complètement erronée de la construction de l’Internationale, qui imposent à leurs sections, face au danger fédéraliste, leurs initiatives et résolutions par les procédés bureaucratiques les plus violents. Bien que, paradoxalement, pendant un peu moins d’un an, les deux courants aient formé une superstructure qui jouait le rôle de fédération des deux fractions internationales, qui n’ont jamais cessé d’agir comme telles… »
Tout cela est logique. En tournant le dos à une méthode rigoureuse de construction, laissant la possibilité de commettre et de corriger des erreurs sans cesser de construire la même organisation, Nahuel Moreno et Pierre Lambert prennent des initiatives de construction, ruptures et regroupements, dictées exclusivement par les considérations tactiques (c’est-à-dire les intérêts propres de chaque fraction) du moment. Autrement dit, des manœuvres au mauvais sens du terme. Dans cette logique, un regroupement national et international n’est pas le résultat d’une convergence entre deux courants qui se considèrent réciproquement comme révolutionnaires et ont surmonté ces divergences par la discussion et la pratique communes. Il s’agit d’un pacte circonstanciel entre deux fractions partageant la même conception du parti fraction politique.
C’est ce qui explique que Pierre Lambert puisse tourner le dos avec tant de légèreté au rapprochement en cours avec le SU en 1979 pour faire cause commune avec Nahuel Moreno à propos du Nicaragua ; lequel Nahuel Moreno lui tourne à son tour le dos à la première occasion. Rien de sérieux ne sortira d’une telle pratique. Les dégâts, en revanche, sont énormes, pour la construction de l’Internationale et pour l’autorité de tous ceux qui se réclament du trotskisme.
Sectarisme politique (face aux révolutions en cours) et sectarisme organisationnel sont les deux faces de la même médaille. La conception du parti fraction ne laisse pas de place pour le désaccord tactique et partiel, et finit par étouffer le débat politique au sein même des organisations qui se réclament du trotskisme. Si la vérité est une et indivisible, si l’Internationale et ses sections sont des fractions monolithiques, il n’y a plus loin du désaccord à la trahison. Ainsi, du jour au lendemain, Ricardo Napuri au Pérou devient un sénateur véreux pour Pierre Lambert, de même que Camilo Gonzalez en Colombie un déserteur petit-bourgeois pour Nahuel Moreno : tous deux bons pour les poubelles de l’histoire.
Dès lors, l’existence de révolutions et de révolutionnaires, avec leurs limites propres, en dehors des rangs de la IVe Internationale, devient impensable. La seule solution pour les sectaires consiste alors à nier la réalité de ces révolutions ou à ne les admettre que comme produits naturels de « circonstances exceptionnelles » venues à terme malgré la politique contraire de leurs propres directions.
L’échec d’une méthode
Nahuel Moreno et Pierre Lambert peuvent prétendre une fois de plus qu’ils ont été l’un et l’autre trahis de l’intérieur, victimes des félons révisionnistes infiltrés dans le royaume de l’orthodoxie, au moment où ils touchaient la terre promise de la IVe Internationale « reconstruite ». Ils ne parviendront pas à minimiser leur échec, qui est celui de toute une méthode.
Aujourd’hui, il faut prendre la mesure des pots cassés. En 1979, Nahuel Moreno et Pierre Lambert ont abandonné pour une manœuvre aventureuse et à courte vue la seule voie sérieuse et patiente de construction et de regroupement des forces dans laquelle nous étions engagés.
La dislocation du comité international a donné naissance à deux nouveaux regroupements internationaux, la Ligue internationale des travailleurs (LIT), fondée à Bogota en janvier 1982, et le Comité international de reconstruction (CIR), dont la conférence de juillet 1982 vient de définir les références politiques et le cadre organisationnel.
La LIT s’est créée dans la stricte continuité des méthodes du comité paritaire. Ce dernier s’était formé sur une base minimum, celle de la lutte contre la répression au Nicaragua. La LIT est née d’une conférence convoquée sur la seule question de la défense de Ricardo Napuri face aux calomnies lambertistes. Encore une fois, la manœuvre organisationnelle commande, la politique se contente de suivre… Quand elle y parvient !
La LIT ne se réclame déjà plus des thèses de la conférence mondiale de décembre 1980, qu’elle considère à présent comme un compromis pourri avec le révisionnisme lambertiste. On ne sait pas pour autant si Nahuel Moreno rétablit ou non la référence aux documents de la réunification de 1963, si catégoriquement répudiés par les thèses de 1980.
Quoi qu’il en soit, cette accumulation de zigzags en épingle à cheveu, au gré des circonstances, a fini par provoquer une crise profonde de désagrégation du courant moréniste, y compris en Amérique latine. La majorité du PST colombien a suivi Camilo Gonzales dans sa rupture. La Ligue socialiste révolutionnaire (LSR) d’Italie et le PST d’Uruguay sont restés en dehors des deux nouveaux regroupements, le PST uruguayen maintenant la référence à la réunification de 1963. La Convergence socialiste (CS) du Brésil, engagée dans un cours ultra-sectaire au sein du Parti des travailleurs (PT), connaît une crise chronique.
Le PST argentin lui-même n’est pas épargné. Il a connu plusieurs scissions, numériquement modestes mais significatives, ces trois dernières années. Il est aujourd’hui surtout secoué par le bilan de son orientation face à la guerre des Malouines. Au début de la crise, le PST avait lié la mobilisation contre l’impérialisme britannique aux mots d’ordre démocratiques sur la libération des prisonniers, la convocation d’une Assemblée constituante souveraine, et le renversement de la dictature. Fin avril-début mai, la direction en exil imposait un brusque tournant, subordonnant la mobilisation de la classe ouvrière à l’effort de guerre et abandonnant le mot d’ordre de renversement de la dictature. Le tract du PST du 3 mai 1982 ne mentionnait plus l’Assemblée constituante et encore moins le renversement de la dictature.
Emboîtant le pas avec zèle, la Convergence socialiste du Brésil allait, dans un éditorial du 23 juin 1982, jusqu’à dénoncer « la cinquième colonne de gauche qui a profité de la guerre pour faire une grande campagne contre la dictature argentine, exigeant sa chute » !
Les organisations argentine et brésilienne de la LIT n’ont pas fini de payer le prix de cette politique.
En comparaison avec la LIT, le CIR se trouve dans une situation plus confortable. Il peut au moins sauver une apparence de continuité, en maintenant la référence aux thèses de la conférence de décembre 1980 et en acceptant au passage quelques bombes à retardement, comme la théorie des « révolutions de février9 ». Il est vrai que, dans le comité paritaire, le courant lambertiste n’avait pas eu à renier son passé comme l’a fait le courant moréniste, éliminant d’un trait de plume quatorze années de présence dans les rangs de la IVe Internationale et du secrétariat unifié.
Pourtant, si on considère les organisations participant à la formation du comité international de reconstruction, le bilan est maigre. Sur la liste des 31 groupes et organisations, la plupart sont des groupuscules ou sectes insignifiants, présents presque exclusivement en Europe et en Amérique latine. Les deux seules organisations réellement significatives sont le PCI en France et l’Organisation socialiste internationaliste (OSI) au Brésil.
La politique du PCI face au gouvernement de Pierre Mauroy en France avait soulevé des critiques parmi les participants à la conférence. Certaines de ces critiques étaient justifiées, et en tout cas parfaitement discutables dans le cadre d’une même organisation internationale. Mais l’existence d’un véritable débat international constituerait une menace pour le monolithisme interne du PCI.
C’est pourquoi les participants à la conférence ont préféré parvenir à une résolution de compromis, très générale, sur la France, mais votée à l’unanimité et « sans aucune abstention », souligne l’article de présentation. C’est évidemment au prix de formules acrobatiques ou évasives sur les questions concrètes. Ainsi, pour être unanime, la résolution parvient à dire dans la même phrase que la présence de radicaux et de gaullistes de gauche au gouvernement est et n’est pas « significative » : « Le caractère marginal des ministres radicaux et gaullistes de gauche, bien que non significative parce que représentant un secteur marginal de la bourgeoisie, ne diminue pas la signification de leur présence. »
Ainsi, on ne sait pas si la résolution avalise ou non la politique traditionnelle du PCI de soutien électoral à la social-démocratie dès le premier tour : « Sans pour autant considérer que le combat politique du PCI sur le terrain électoral ait fait son temps (cela serait commettre une erreur majeure), bien au contraire, le PCI devra utiliser les élections municipales pour promouvoir sur le terrain de la lutte des classes, sur la ligne du front unique, une politique de rupture avec la bourgeoisie, le combat pour défaire la bourgeoisie que toute la politique du Front populaire cherche à fortifier. »
Enfin, la résolution se contente de l’affirmation générale selon laquelle « la politique du PCI ne doit pas être déterminée par les illusions des masses vis-à-vis du gouvernement actuel », sans préciser la moindre position concrète sur la ligne suivie par le PCI depuis un an, vis-à-vis du gouvernement, et notamment dans le mouvement syndical.
Mais la véritable difficulté réside dans les perspectives de construction de la IVe Internationale. Le « rétablissement du centralisme démocratique », c’est-à-dire d’un fonctionnement centralisé et démocratique à l’échelle internationale, devient de plus en plus une ligne d’horizon inaccessible ou un rocher de Sysiphe. Dans son article de présentation générale, Luis Favre énonce « trois raisons » empêchant le rétablissement du centralisme démocratique.
La première, c’est qu’il serait « équivalent à la reconstruction de la IVe Internationale comme parti mondial » et supposerait « l’existence d’une direction internationale reconnue ».
« La deuxième, c’est que cette reconstruction s’identifie aussi au combat nécessaire pour éliminer les conséquences du pablisme et le pablisme lui-même dans les rangs de ceux qui se réclament de la IVe Internationale. »
La troisième raison, c’est que « la reconstruction de l’Internationale intervient dans un processus beaucoup plus large englobant les organisations qui se réclament du programme de la IVe Internationale, intégré dans le processus même de regroupement de la classe ouvrière à l’échelle internationale […], c’est-à-dire que la reconstruction de la IVe Internationale s’identifie largement pour nous à cette reconstruction du mouvement ouvrier à l’échelle internationale. »
Tout cela est bien alambiqué. Il en ressort, en clair, que le centralisme démocratique n’est concevable que dans une Internationale révolutionnaire de masse, ayant qualitativement modifié les rapports de forces avec le stalinisme et la social-démocratie, et disposant d’une direction reconnue grâce à des succès significatifs dans la lutte de classe…
Ce n’était pas la position de Léon Trotski en 1938, car elle aurait impliqué de renoncer à la construction d’une internationale démocratiquement centralisée. Mais surtout, Luis Favre ne dit pas ce qui est en vigueur, en attendant le rétablissement du centralisme démocratique.
Les dispositions statutaires adoptées par la conférence ne signifient certainement pas une limitation du centralisme. La conférence mondiale élit un conseil général de 18 membres qui peut « révoquer ou coopter de nouveaux membres », et même prononcer l’exclusion « d’un militant ou d’une section ». En revanche, il n’y a guère de précisions sur les droits démocratiques des militants et aucune mention des droits de tendance ou de fraction. En somme, le non-rétablissement du centralisme démocratique signifie la perpétuation d’un centralisme sans démocratie : on peut ainsi imaginer Sysiphe heureux.
Nous sommes, quant à nous, conscients que les principes du centralisme démocratique ne s’appliquent pas en permanence sous les mêmes formes, indépendamment de la situation concrète, de l’histoire, de l’autorité de la direction.
Nous devons être conscients de la nature et du rôle sans précédent de la IVe Internationale. Elle n’est pas née d’une montée du mouvement ouvrier, comme la Ire et la IIe Internationale, ni sous les coups de marteau d’une révolution, comme la IIIe. Elle ne s’appuyait pas à sa fondation sur des sections massives puissamment enracinées dans la classe ouvrière. Elle regroupait une avant-garde qui avait résisté difficilement aux colossales défaites des années 1930 et avait pour tâche de maintenir vivant l’héritage révolutionnaire. Les longues années passées à contre-courant n’ont pas été sans effet. On ne traverse pas impunément un aussi long désert. L’ossification sectaire comme réflexe de protection et les raccourcis opportunistes ont été les deux pôles permanents de la tentation pour une Internationale qui doit être un instrument pour la construction d’une Internationale de masse.
Nous éprouvons nous-mêmes les difficultés de la tâche. Nous sommes obligés de répondre à des situations inédites. Il existe ainsi aujourd’hui un débat, en partie public, entre les camarades du Socialist Workers Party (SWP) des États-Unis et la majorité du secrétariat unifié. Mais, en même temps que nous menons ce débat, aussi bien par voie de bulletins que d’articles, nous maintenons le cap de la construction de l’Internationale, de sa presse, de son système de formation, de ses campagnes, dans le cadre de structures démocratiquement élues, sans avoir le besoin de dissimuler les divergences.
Nous tendons en permanence à l’application des principes du centralisme démocratique, car y renoncer ne pourrait aboutir qu’à une combinaison destructrice de monolithisme à l’intérieur de fractions et de fédéralisme entre ces fractions.
Ainsi, le comité international n’a pas été autre chose, pendant sa brève existence qu’un bloc de fractions.
Reste à savoir maintenant comment le nouveau comité international de reconstruction entend surmonter la dispersion.
La « conférence mondiale ouverte », une méthode ?
« C’est ainsi que la contradiction entre le mouvement objectif et la nécessité subjective non encore résolue de l’Internationale des partis révolutionnaires, toutes ces circonstances nous obligent à prendre l’initiative de mettre à l’ordre du jour de la conférence mondiale la question de la convocation d’une conférence internationale des organisations et partis en voie de rupture ou ayant rompu avec la bureaucratie stalinienne, la social-démocratie et le nationalisme bourgeois. » Telle est la perspective ouverte par la résolution de la conférence internationale de juillet 1982.
Nous sommes convaincus que l’Internationale révolutionnaire de masse dont nous avons besoin ne se réduira pas à des trotskistes en accord avec l’intégralité de notre programme. Léon Trotski lui-même envisageait que les marxistes révolutionnaires ne puissent être qu’un courant ou une fraction dans ce processus de construction. Encore faut-il que les autres courants soient aussi d’accord sur au moins deux points fondamentaux :
– la nécessité de construire une Internationale ;
– le respect de son fonctionnement démocratique pour pouvoir résoudre, à travers l’expérience et la discussion, les problèmes sur lesquels il y a désaccord.
La véritable question, aujourd’hui, n’est donc pas de savoir si l’on est pour ou contre une conférence ouverte d’organisations révolutionnaires en rupture avec le réformisme et le stalinisme, mais si les conditions sont mûres pour une telle conférence, c’est-à-dire s’il existe des courants significatifs susceptibles de s’engager dans la construction d’une Internationale. C’est ce qui était envisageable en 1933, mais ne l’était déjà plus en 1938, au moment de la proclamation de la IVe Internationale. Une telle situation peut se présenter à nouveau, et nous devons nous attacher à la préparer.
Mais, aujourd’hui même, les forces ne se sont pas encore dégagées, qui permettent de donner vie à une telle perspective. La proposition du CIR manque d’autant plus de sincérité qu’il s’acharne à nier, en dehors de ses propres rangs, l’existence d’autres courants révolutionnaires sincères : les groupes centristes ne sont à ses yeux que des petits-bourgeois décomposés, et les organisations liées au SU des groupes révisionnistes. Même une organisation qui dirige une révolution, comme le Front sandiniste au Nicaragua, est dénoncée comme une organisation contre-révolutionnaire poussée contre son gré à prendre le pouvoir.
Dans ces conditions, qui seraient les partenaires d’une conférence « ouverte » ? Avec un tel point de vue, une conférence ouverte ne saurait être qu’un gadget publicitaire ou une mise en scène pour capter une poignée de groupes ou de militants, mais non un tremplin vers une phase supérieure de construction. C’est ce qu’a encore vérifié la fameuse conférence « ouverte » de 1980, qui était en fait une conférence arbitrairement fermée, y compris à des groupes d’Argentine ou du Costa Rica qui s’en sont vus refuser l’accès10.
Ce maniement manœuvrier de la proposition de conférence ouverte provient toujours de la même divergence de méthode. Si l’on considère, comme Nahuel Moreno et Pierre Lambert, que chaque événement de la lutte de classe, hier la révolution nicaraguayenne, aujourd’hui la victoire de François Mitterrand en France, ou encore les développements de la révolution politique en Pologne, détermine la délimitation et le regroupement des révolutionnaires sur de nouveaux axes, on peut être conduit à proposer une conférence ouverte tous les six mois.
C’est d’ailleurs ce qu’ont fait Pierre Lambert et Camilo Gonzales en nous proposant, en janvier 1982, une conférence ouverte sur la Pologne. Notre position sur la révolution politique en Pologne nous aurait-elle réhabilités à leurs yeux ? Aurait-elle suffi à effacer de leur point de vue la « trahison » qui les avait conduits à scissionner deux ans plus tôt sur le Nicaragua ? Pierre Lambert n’a jamais dit cela, et Nahuel Moreno a écrit le contraire. Et, en effet, notre position sur la Pologne ne retire rien à notre ligne et à nos convictions sur la révolution en Amérique centrale, qui avaient été au centre de la scission de 1979.
C’est bien là le fond du problème. Nahuel Moreno et Pierre Lambert nous ont souvent accusés de démembrer en secteurs l’unité de la révolution mondiale. Nous pensons au contraire que la construction d’une Internationale doit partir de la révolution mondiale prise dans son ensemble. On ne peut en déterminer les frontières hier exclusivement en fonction du Nicaragua, aujourd’hui en fonction de la Pologne, et demain à nouveau en fonction du Liban ou du Salvador. Les conférences ouvertes « unithématiques » ne sont pas une méthode de construction, même si un compromis sur des thèses kilométriques couvre la fragilité d’un accord purement tactique et conjoncturel.
Front unique des trotskistes ?
L’autre proposition qui est apparue, de la part de Nahuel Moreno, à propos de la Pologne, est celle d’un front unique des trotskistes. Dans de nombreux textes des années 1930, Léon Trotski insistait, en particulier pour de petites organisations, sur la distinction nécessaire entre ce qui relève de la construction du parti et ce qui relève du front unique. La première suppose un accord de programme, la seconde un accord limité pour l’action la plus large. Dans le cas de la Pologne, nous distinguons la perspective de construction d’une section de la IVe Internationale et l’unité la plus large pour la levée de l’état de guerre, la libération des prisonniers politiques et le rétablissement des conquêtes démocratiques.
En ce qui concerne la construction du parti, nous ne voyons pas comment ce travail pourrait être mené en commun avec des courants qui nous considèrent comme « révisionnistes ». Il n’y a aucune raison pour que notre activité en Pologne fasse à leurs yeux exception à la règle. Nous avons donc entrepris de longue date une activité qui s’est notamment matérialisée, à partir de juin 1981, par la publication régulière d’Inprekor en polonais, défendant les orientations du secrétariat unifié de la IVe Internationale.
Quant à l’unité d’action, nous cherchons l’unité la plus large des organisations ouvrières, syndicales et politiques, pour l’aide matérielle, la défense des prisonniers, la levée de l’état de siège. Cette unité d’action s’est réalisée, inégalement selon les pays. Par rapport à ce travail, un « front trotskiste international » sur la Pologne est un non-sens. Il ne s’agirait ni de construire une Internationale en commun (ce n’est pas ceux qui ont jugé nécessaire de quitter l’Internationale en 1979 qui nous contrediront), et pas davantage d’un véritable front unique large et mobilisateur : il s’agirait d’un « front unique d’avant-garde » sur une plate-forme minimum ! En un mot, d’un monstre.
Pour résumer, nous tenons à partir de la distinction entre la construction du parti, qui demande un clair accord programmatique sur la révolution mondiale prise dans son ensemble, et l’unité d’action. Pour mettre en œuvre l’unité d’action, nous n’excluons pas la tenue de conférences ouvertes sur des questions particulières, comme la solidarité avec la révolution en Amérique centrale, avec la révolution politique en Pologne ou contre la politique impérialiste de course aux armements. Mais sur des objectifs ainsi délimités, il n’y a aucune raison de limiter ces conférences aux organisations se réclamant du trotskisme. Elles doivent au contraire être un lieu de rencontre et de confrontation entre tous les courants révolutionnaires prêts à agir ensemble, et déboucher sur des propositions de front unique pour l’ensemble du mouvement ouvrier et anti-impérialiste.
Quant à la construction de l’Internationale, elle passe par une discussion programmatique sérieuse, dans un cadre ou dans une perspective organisationnelle précise, puisqu’il s’agit bel et bien de construire une organisation internationale, et non pas une quelconque coordination autour du plus petit dénominateur commun.
Qui refuse la discussion ?
Les textes du CIR répètent fréquemment que le secrétariat unifié refuse la discussion.
Nous n’avons cessé de répéter, au contraire, depuis 1979, qu’il fallait regarder en face la nouvelle situation créée par l’initiative de la scission. Nous ne voulons pas de conciliabules à huis clos qui seraient une perte de temps. En revanche, nous sommes toujours disponibles à la discussion et à la confrontation publiques les plus larges.
Nous avons publié une brochure accompagnée de documents sur la scission de 1979. Nous avons publié, dans la revue Quatrième Internationale, un article du camarade Ernest Mandel faisant le point sur nos principales divergences. Nous avons publié en brochure notre intervention à la tribune de la conférence de décembre 1980. Les camarades du comité international avaient alors dit qu’ils éditeraient cette intervention pour leurs militants avec les documents de la conférence. Il n’en a rien été. Au vu du débat qui a éclaté sur la France entre Nahuel Moreno et Pierre Lambert, nous avons exprimé publiquement notre opinion dans un article. Nous le faisons encore aujourd’hui et nous continuerons à le faire11.
Nous sommes également disponibles à l’unité d’action, convaincus que seule la pratique commune, soit sur des campagnes internationales, soit dans des pays comme la France où existent de part et d’autre des forces substantielles, permettrait de surmonter les divergences et les défiances accumulées. Quand nous parlons de pratique commune, nous ne pensons pas à des accords symboliques sur des déclarations, mais à l’action commune dans le mouvement de masse et à la capacité de s’adresser sur une même orientation aux courants qui rompent avec le réformisme et le stalinisme. C’est une démarche patiente, à l’opposé de tout raccourci manœuvrier. Nous n’en dévierons pas.
Inprecor n° 137 du 22 novembre 1982
Documents joints
- Sur la scission de 1979 et la constitution du comité paritaire, voir la brochure de Daniel Bensaïd et François Olivier, Révolution au Nicaragua, discussion et scission dans la IVe Internationale, supplément à Rouge n° 905.
- Ibid. (mémorandum sur la brigade Simon Bolivar, p. 27).
- Contribution au bilan de la fraction bolchevique, document ronéotypé, par le Parti socialiste des travailleurs d’Uruguay (PSTU). Cette organisation, qui a appartenu à la fraction bolchevique puis au comité international, n’est aujourd’hui membre d’aucun regroupement international.
- Ibid.
- Lettre de Nahuel Moreno au comité central du Posi des 17 et 18 octobre 1981.
- Résolutions du XIe congrès mondial de la IVe Internationale (supplément spécial à Inprecor), p. 203-204.
- Inprecor, n° 87-88. p. 32.
- Interview publiée par Informations ouvrières, août 1982.
- À propos de cette théorie, voir l’article de Daniel Bensaïd dans la revue Quatrième Internationale, 3e série, n° 5.
- Notamment l’organisation socialiste des travailleurs (OST) du Costa Rica, dirigée par Fausto Amador, et une tendance expulsée du PST argentin, et qui a constitué depuis le groupe Restetencia.
- Ces documents sont les suivants : Révolution au Nicaragua, de François Oilivier et Daniel Bensaïd, supplément à Rouge n° 905 ; intervention du représentant du secrétariat unifié à la Conférence mondiale ouverte du comité paritaire, supplément spécial à Inprecor, décembre 1980 ; lettre ouverte du secrétariat unifié (SU) aux militants et organisations du comité international du 12 novembre 1981, Critique communiste, décembre 1981 ; Ernest Mandel, « Nos divergences avec le comité paritaire et sa conférence ouverte », Quatrième Internationale, 3e série, n° 2 ; Daniel Bensaïd, « Les thèses du Comité international, trotskisme orthodoxe ou mythologie sectaire ? », Quatrième Internationale, n° 5 ; Daniel Bensaïd, « La question du Front populaire et la scission du comité international », Quatrième Internationale, n° 8. Tous ces documents n’ont jamais reçu de réponse, et l’intervention à la conférence ouverte dont les camarades avaient annoncé la publication dans le compte rendu des travaux, n’a jamais été publiée par eux.