De l’internationalisme à l’Internationale

a) Le débat sur l’Internationale est trop souvent fait d’esquives et de regards entendus. Tout élément nouveau y est interprété comme un assaut tactique longuement mûri. En particulier, certains camarades ont perçu les adhésions individuelles à la IVe [Internationale] survenues, en cours de débat comme des manœuvres de pression et d’intimidation. C’est pourquoi, il nous semble nécessaire devant le congrès de nous expliquer publiquement sur nos décisions.

b) Le climat qui entoure ce débat n’est pas toujours aussi serein qu’on pourrait l’espérer. Certains militants qui piaffent autant d’impuissance que d’impatience l’abordent comme un grand spectacle de cirque. Combien d’amertumes, de frustrations, de cachotteries passées entrent dans les ricanements actuels ? Difficile à évaluer. Nombre de militants qui se sont jadis satisfaits de voir les camarades de la IVe leur transmettre les acquis « positifs » tout en assumant seuls le passif et le « poids » du trotskisme, se sentent peut-être un peu coupables, de démission. La culpabilité retournée en agressivité n’est qu’un vieux mécanisme psychologique. Nous demanderons néanmoins, au seuil de ce débat, à tous les camarades, de laisser leur affectivité sous le paillasson…

c) Enfin, il nous a paru utile de situer notre prise de position politique et sa sanction organisationnelle par rapport à une certaine compréhension du problème. À cet effet, nous avons puisé dans « les bonnes librairies » de longues citations des classiques du marxisme. Non pour les asséner comme une série de lois mises bout à bout, mais pour montrer comment une lecture « orientée » les éclaire et les relie, et comment, en retour, elles donnent un cadre pour résoudre le problème.

A. Fondements de l’internationalisme

Trop souvent passés sous silence au prix de quelques pétitions de principe, les fondements théoriques de l’internationalisme sont curieusement absents de l’amorce de débat. La querelle historique l’emporte vite sur l’analyse politique. C’est pourquoi il est utile, même à grands traits, de rappeler les sources.

1. Les conditions naturelles et, géographiques favorisent la plupart du temps la spécialisation des régions ou des nations dans certains types de productions particulières (élevage, culture de céréales, extraction de minerais ou de pétrole, etc.). Ces conditions naturelles sont modifiées ou accentuées par les conditions sociales et historiques de développement des nations. Il en résulte, à côté d’autres formes de division sociale du travail, une division du travail entre économies nationales : une division internationale du travail.

2. Cette division internationale du travail fait que pour satisfaire leurs besoins, les nations doivent échanger les produits qu’elles détiennent en surabondance contre ceux qui leur font défaut. Elles doivent recourir à un échange international.

Mais cet échange international ne reproduit pas à l’échelle mondiale un système de troc analogue à celui de l’économie féodale, et par lequel chaque nation échangerait ses surplus contre les surplus de la nation voisine, Cet échange international repose sur la division internationale du travail. Mais il ne faut pas croire qu’il ne s’effectue que dans les limites que lui assigne cette division. Les pays n’échangent pas seulement des produits de nature différente, mais aussi des produits similaires. Tel pays par exemple, peut exporter dans tel autre pays non seulement des marchandises que celui-ci ne produit pas ou produit en quantité infime, mais il peut encore exporter ses marchandises en faisant concurrence à la production étrangère. Dans ce cas, l’échange international a son fondement non plus seulement dans la division du travail qui implique la production de valeurs marchandes de diverses natures, mais surtout « dans la différence de frais de production, dans la différence de valeurs individuelles (pour chaque pays) qui, dans l’échange international, se résument dans le temps de travail socialement nécessaire dans le monde 1 », établi par la confrontation des marchandises sur le marché mondial.

Enfin, cet échange international ne se limite pas à la circulation et à l’échange de produits. Il affecte aussi la force de travail et le capital. « De même que dans les limites d’une économie nationale, la répartition de la force de travail est réglée par le taux du salaire qui tend à un niveau identique, de même dans le cadre de l’économie mondiale, le nivellement des différents taux de salaire s’opère au moyen des migrations de main-d’œuvre. La circulation de la force de travail, considérée comme un des pôles du régime de production capitaliste, a son pendant dans la circulation du capital qui représente l’autre pôle. De même que les migrations tendent à niveler les différences nationales dans le salaire, de même la circulation du capital tend à égaliser les taux nationaux du profit, et n’est pas autre chose qu’une des lois générales du mode de production capitaliste dans son ampleur mondiale. » (Boukharine, p. 31, 32, 37.)

3. « La division mondiale du travail et l’échange international impliquent la création et l’existence d’un marché mondial » (Boukharine, p. 14). De la même façon que se forme dans la sphère, de la circulation marchande, le marché mondial des marchandises, se forme le marché mondial du capital-argent qui trouve son expression dans l’égalisation du taux d’intérêt et du taux d’escompte. « Ainsi le facteur financier tend, lui aussi, à contribuer au remplacement de la conjoncture économique de tout pays isolé, par la conjoncture mondiale » (Boukharine, p. 16). Boukharine en conclut que « l’économie mondiale n’est pas une simple somme arithmétique d’économies nationales. L’économie mondiale est définie comme un système de rapports de production et de rapports d’échange correspondants embrassant la totalité du monde » (p. 17).

4. En conséquence, la lutte des classes est une lutte internationale. Par la circulation des marchandises, de la main-d’œuvre, des capitaux et des intérêts, une liaison s’établit entre les ouvriers ainsi qu’entre les capitalistes des différents pays. « Tout le processus de la vie mondiale économique de nos jours consiste à produire de la plus-value et à la répartir entre les divers groupements de la bourgeoisie sur la base d’une reproduction sans cesse accrue des rapports entre deux classes : le prolétariat mondial et la bourgeoisie mondiale » (Boukharine, p. 18).

Il en résulte que la solidarité qui cimente le prolétariat international n’est pas la solidarité sentimentale de ceux qui affrontent un adversaire de même nature (un patronat aussi cupide et féroce aux Indes qu’au Pérou) mais la solidarité vitale de ceux affrontant le même adversaire : la bourgeoisie mondiale en tant que classe. Le lien qui unit les prolétaires de tous les pays n’est pas un lien analogique, tenant au fait que de par le monde les ouvriers mènent des luttes semblables contre des patrons qui se ressemblent, mais un lien organique dressant une classe en lutte contre son adversaire et oppresseur international. C’est ce que soulignait Lénine dès 1895 : « la domination du capital est internationale. Aussi la lutte des ouvriers de tous les pays pour leur émancipation ne peut-elle aussi être couronnée de succès que si les ouvriers combattant ensemble le capital international » (projet de programme).

Et dès le projet de programme de 1902, il synthétise vigoureusement cette compréhension : « Le développement des échanges internationaux et de la production pour le marché mondial a créé entre tous les peuples du monde des liens si étroits que le mouvement ouvrier contemporain devait devenir international et l’est devenu depuis longtemps déjà. La social-démocratie russe se considère comme un des détachements de l’armée mondiale du prolétariat comme une partie de la social-démocratie internationale » (tome VI, p. 22).

B) Une stratégie internationale

1. Le développement inégal et combiné, et ses conséquences

a) L’idée que l’économie capitaliste est mondialement structurée, et trouve sa cohésion au niveau international, ne signifie pas une simplification des contradictions de l’impérialisme, leur réduction à une contradiction fondamentale. Au sein de cette réalité organisée internationalement qu’est l’impérialisme, subsistent des parties différenciées qui se développent de façon inégale et combinée. Ainsi la lutte des classes internationale ne se résume pas à l’affrontement dépouillé d’abstractions internationales. Les conditions sont spécifiées nationalement : « II n’est pas vrai que l’économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n’est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu’un supplément aux traits généraux, une sorte de verrue sur la figure. En réalité les particularités nationales forment l’originalité des traits fondamentaux de l’évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années : l’originalité nationale représente le produit final et le plus général de l’inégalité du développement historique » (Trotski, La Révolution permanente,
p. 12-13).

b) Les contradictions intercapitalistes. L’internationalisation de la vie économique ne signifie pas l’internationalisation des intérêts de la bourgeoisie. Au contraire, le mouvement de libération nationale consécutif à la Seconde Guerre mondiale a aiguisé les contradictions entre pays capitalistes. Leur concurrence pour la conquête de marchés fut pendant toute une période évacuée sous forme de luttes sauvages et sanglantes pour la conquête de colonies. Ces affrontements étouffés par les brousses et les savanes étaient tus comme des maladies honteuses, ce qui permettait aux métropoles de préserver un semblant de dignité. La poussée de la révolution coloniale rejette la concurrence intercapitaliste au cœur même des métropoles, pour une nouvelle répartition des marchés. Cette perspective implique une forte centralisation nationale du capital à des fins concurrentielles. De sorte qu’à l’internationalisation de l’économie répond une concentration nationale du capital sans garantie de l’État national, et permettant à chaque bourgeoisie nationale de préserver au mieux sa position dans la compétition mondiale.

c) Contradictions interprolétariennes. De la surexploitation des peuples coloniaux, les bourgeoisies des pays capitalistes avancés tirent d’importants surprofits. Elles peuvent ainsi accorder aux couches les plus avancées et les plus combatives, de leur prolétariat national, quelques miettes de leurs pillages coloniaux. Ainsi se constitue une aristocratie ouvrière qui peut concevoir ses intérêts comme liés à ceux de sa bourgeoisie nationale, au détriment des intérêts internationaux et historiques du prolétariat ; elle conçoit une solidarité relative et momentanée avec sa bourgeoisie. Là réside le fondement de l’idéologie participationniste de la collaboration capital-travail qui lie, dans la compétition internationale, une fraction du prolétariat national à la bourgeoisie qui lui accorde sur le dos du prolétariat colonial quelques gratifications perçues comme autant de privilèges à préserver. Ainsi s’expliquent les coalitions nationales, lors de la guerre impérialiste de 1914 par exemple, par lesquelles les bureaucraties ouvrières, appuyées sur, les aristocraties ouvrières, abandonnent les intérêts internationaux du prolétariat pour défendre la position internationale de leur bourgeoisie et les privilèges pourtant maigres qu’ils en reçoivent. Là réside la source du chauvinisme.

2. la négation de toute perspective stratégique

La loi du développement inégal et combiné implique que les fronts de lutte du prolétariat contre la bourgeoisie ne sont pas uniformes, ne reproduisant pas comme de simples subdivisions l’affrontement international du prolétariat et de la bourgeoisie. Ces fronts sont diversifiés. Mais cette diversité ne signifie pas non plus la juxtaposition géographique de fronts spécifiques étrangers les uns aux autres. Ces fronts sont au contraire en interaction complexe, interdépendants les uns des autres, à plusieurs égards. Un exemple élémentaire l’illustre, celui de la révolution vietnamienne. Elle occupe une place dans la lutte internationale qui dépasse largement celui d’un conflit enfermé dans les frontières du Vietnam. Sur le plan objectif, elle fixe au Vietnam un fort contingent des forces, militaires impérialistes de sorte par exemple qu’il eût été difficile aux États-Unis, d’investir des forces en Palestine lors de la guerre des six jours ou en France en Mai ; de plus la guerre du Vietnam affaiblit intérieurement l’impérialisme US (mouvement antiguerre, lutte des Noirs) ; enfin sur le plan subjectif, la révolution vietnamienne place toute une génération de militants sous le signe de la révolution victorieuse, elle leur prouve que la lutte est possible et les encourage à entrer en lutte (cf. le rôle de la révolution vietnamienne dans le développement des nouvelles avant-gardes).

On ne peut pas se contenter de constater l’interdépendance des fronts de lutte à l’échelle internationale et se dire en conséquence que tout influe sur tout, que toute poussée révolutionnaire en Europe aide en quelque façon le développement et la lutte des avant-gardes patagonnes ou eskimos. L’utilisation maximum du jeu de cette interdépendance des fronts, l’exploitation des maillons faibles de l’impérialisme réclame une stratégie internationale qui apprécie les contradictions principales, permet une répartition consciente des forces, un dosage des efforts. Contrairement à cette nécessité de stratégie internationale, plusieurs conceptions de la lutte de classe internationale reviennent en fait à abolir tout embryon de stratégie.

a) Une première conception revient à la négation de toute stratégie par uniformisation des luttes, par l’abolition des composantes de la totalité structurée qu’est la lutte de classe internationale. Il n’y aurait plus qu’une lutte, partant là même, entre exploiteurs et exploités. Les luttes de libération nationale ne seraient que des rêves nostalgiques ou des concessions à l’esprit petit bourgeois. C’est la position de Rosa Luxemburg sur la Pologne et sur l’Ukraine dans « la Révolution russe ». Elle surestime les traits généraux de l’évolution de l’impérialisme, la polarisation croissante à l’échelle internationale entre prolétariat et bourgeoisie, au détriment des cadres nationaux des luttes de classe. Une telle compréhension, même si elle s’accompagne d’une attitude réellement révolutionnaire, part des mêmes racines que la théorie réformiste du super-impérialisme de Kautsky, selon laquelle les richesses et les moyens de production se concentrent, à l’échelle internationale dans les mains d’une poignée de bourgeois tandis que les rangs du prolétariat s’enflent régulièrement par la décomposition des couches moyennes. À tel point que la perspective de lutte violente devient superflue. Mieux vaut accélérer le processus « naturel » en pensant que l’évolution du rapport de force numérique permettra une expropriation pacifique de la poignée de bourgeois privée d’assises sociales. Une telle conception réduit la lutte des classes internationale à une vision théorique sans stratégie ni tactique.

b) Une seconde conception anéantit toute possibilité de stratégie en décomposant la totalité en segments juxtaposés. Ainsi procèdent les courants chinois, qui à côté d’un embryon de stratégie (théorie de la zone des tempêtes) désintègrent le tissu de la lutte internationale par la théorie de la révolution par étapes. À l’image des coureurs à pied rangés dans leurs couloirs respectifs, les nations doivent accomplir le même parcours historique. De même que tout coureur doit passer aux 25 mètres, aux 50 et aux 75 avant de couper le fil, de même chaque nation doit passer par la révolution démocratique bourgeoise avant de pouvoir prétendre au socialisme. Dans une telle conception l’interaction des fronts de lutte n’a quasiment plus de conséquences. L’existence de révolutions victorieuses ne change pas fondamentalement les conditions de lutte, elles ont seulement valeur d’exemple, elles permettent par leurs enseignements d’éviter les embûches et les faux pas. Ainsi la lutte internationale se ramène à la compétition de segments juxtaposés, linéaires, répétant le même parcours. L’inspiration vient de l’exemple des luttes passées, ce qui fait l’économie d’une stratégie. La seule stratégie consiste à donner la copie la meilleure du modèle révolutionnaire, non à avoir une compréhension d’ensemble du champ de luttes.

3. Un cadre stratégique : la théorie de la révolution permanente

a) « La théorie de la révolution permanente démontre qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques que se proposent les pays bourgeois arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour ». (Trotski, p. 42.) Cela signifie en particulier que le développement des révolutions ne se fait pas selon une loi de répétition historique. À l’époque de l’impérialisme, il n’y a pas de place pour le développement de bourgeoisies nationales indépendantes politiquement et économiquement. Les bourgeoisies compradores sont liées vitalement à leurs appuis internationaux (fantoches asiatiques ou latino-américains). Il en résulte que la révolution dans les pays coloniaux ne peut faire halte à des étapes intermédiaires sans courir de graves dangers de contre-révolution éventuellement exportée par l’impérialisme. Le seul moyen de garantir la révolution, c’est de détruire l’appareil d’État bourgeois avant même qu’il se soit affermi. La révolution doit être socialiste ou ne pas être. Ce qui ne veut pas dire qu’elle sera inévitablement socialiste. Mais qu’elle doit tendre à la révolution socialiste, comprendre que, le renversement de la bourgeoisie est son objectif, sans quoi elle est à la merci de contrecoups réactionnaires. La révolution socialiste n’est pas inévitable mais l’avant-garde en lutte définit les médiations et les perspectives stratégiques en fonction de cet objectif.

b) Après la prise du pouvoir politique, « la révolution socialiste elle-même » se caractérise par une période de « lutte intérieure continuelle ». « Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu’ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes pacifiques. Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même. » (Trotski, p. 43.) Après la prise du pouvoir, tant que subsiste un système capitaliste international, la révolution reste menacée par la réaction de l’intérieur et de l’extérieur. La tâche principale consiste à maintenir le politique au poste de commandement, c’est-à-dire à ne pas céder aux tentations de la compétition économique, à continuer de conduire la révolution en fonction des intérêts internationaux du prolétariat.

c) « La révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu’un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux, représente un processus permanent. » (Trotski, p. 44.) Il n’y a pas de révolution socialiste définitivement victorieuse dans ses propres limites nationales, capable de vivre comme une enclave dans le système capitaliste international. L’exemple de l’URSS qui, après une période de relative autarcie, est entrée en compétition, sur les marchés mondiaux, avec les puissances impérialistes, a tissé des liens avec les entreprises capitalistes, l’illustre. Si la révolution peut dans un premier temps triompher dans le cadre national, par le renversement de l’État bourgeois, elle n’échappe pas à terme à la toile du système international : « la loi du développement inégal ne remplace ni n’annule les lois de l’économie mondiale : elle s’incline devant elles et s’y soumet. » (Trotski, p. 14.) Ce qui veut dire que la révolution ne sera réellement victorieuse que lorsque les lois du capitalisme auront été abolies à l’échelle internationale par la destruction du système impérialiste dans son ensemble. C’est pourquoi les intérêts de toute révolution victorieuse demeurent subordonnés aux intérêts internationaux du prolétariat mondial.

d) Cette théorie de la révolution permanente qui insiste sur le développement inégal et combiné, sur le caractère organique de la lutte des classes internationale, sur l’interaction complète des fronts, permet une lecture et une compréhension stratégiques des phénomènes nouveaux. Ce que les sociologues ou les universitaires à la Marcuse interprètent comme des phénomènes marginaux s’éclaire autrement si l’on conçoit la structuration internationale des forces impérialistes, du stalinisme, leur complémentarité et leurs maillons faibles communs. Ainsi le Black Power ou le mouvement étudiant qui seront pour un dogmatique des accidents résiduels et des luttes d’arrière-garde prennent une autre signification et une autre densité politique. De même pour la révolution coloniale dans son ensemble et la révolution vietnamienne en particulier comprise comme la clef de voûte de la situation mondiale à un moment donné. Surtout, il n’y a pas de lecture neutre, journalistique, des événements politiques. Il n’y a qu’une lecture stratégique, et la théorie de la révolution permanente nous fournit cette grille. L’importance du Vietnam ne tenait pas pour nous à la place que lui accordait à la une la presse bourgeoise, ni à l’indignation humanitaire qui pouvait en résulter. Les maoïstes quant à eux y voyaient la plus éclatante illustration de la théorie de la zone des tempêtes ; ce qui est déjà une lecture stratégique rudimentaire. Quant à nous, nous y lisions un processus de révolution permanente, une remise en route de la révolution mondiale, minant le statu quo, affaiblissant l’impérialisme, et menaçant l’immobilisme nécessaire à la survie du stalinisme ; nous y voyions le point de bascule de la situation internationale. Ce qui permettait une lecture et une compréhension de Le Duan autres que celle des maoïstes, ce qui permettait une compréhension du soutien à la révolution vietnamienne, de son importance, de sa fonction dans le dégagement de nouvelles avant-gardes autre que celle de Voix ouvrière (VO) ou de la Fédération des étudiants révolutionnaires (FER) ; ce qui permettait une conception des comités Vietnam autre que celle de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML), une appréciation des interférences autre que celle des tiers-mondistes des fanonistes ou des Vigier 2.

En fait, seul le cadre de la révolution permanente permettait une lecture stratégique et non pas anecdotique des principaux événements internationaux de ces dernières années.

C) Construire une Internationale

1. Pas de stratégie sans organisation

Il ne suffit pas de constater qu’il y a interaction entre les divers fronts de lutte à l’échelle internationale et d’en déduire qu’il y a une dimension stratégique de la lutte de classe internationale. Une stratégie de fait n’en est pas une. Il n’y a stratégie qu’à partir du moment où l’interdépendance des fronts est consciemment utilisée et exploitée par une force organisée à l’échelle internationale, capable d’élaborer et d’assumer cette stratégie.

a) Le propre de cette organisation internationale est de représenter organisationnellement les intérêts historiques généraux, internationaux du prolétariat. C’est ce qui permet de comprendre qu’au deuxième congrès des peuples d’Orient, Lénine reconnaisse à une poignée d’intellectuels mongols le droit de se parer du titre de parti communiste. Alors que le prolétariat mongol est quasi inexistant, que l’insertion des intellectuels dans les masses est dérisoire, ils sont néanmoins le PC mongol, parce que, de par leur appartenance à l’Internationale, ils sont les militants du parti mondial de la révolution, par leur référence à la stratégie de l’Internationale, ils représentent les intérêts historiques du prolétariat mondial. Il importe dès à présent de souligner à propos de cet exemple précis que la caractérisation de l’avant-garde mongole n’est pas descriptive (degré d’insertion dans les masses), mais programmatique (ligne de l’IC), c’est-à-dire stratégique.

b) L’Internationale n’est pas seulement le brain-trust de la révolution, elle ne se contente pas de divulguer une stratégie révolutionnaire, elle la pratique. Ce qui veut dire des choix stratégiques à opérer en matière d’investissement financier (armement), militant, de répartition des cadres, de répartition des tâches à l’intérieur de l’organisation, etc. Ce qui veut dire aussi la capacité de développer cette stratégie, de la spécifier tactiquement, par exemple par l’estimation concrète des alliés possibles (rôle du castrisme en Amérique latine, les courants chinois) par des prises de positions qui ne ferment pas par dogmatisme toute possibilité militante.

c) C’est-à-dire que l’internationale, parce qu’elle n’est pas un meuble qui perpétue à travers l’histoire un recueil de paroles révolutionnaires, mais les passe en permanence au critérium de la pratique, permet d’éviter les réductions de l’internationalisme. La réduction livresque et dogmatique qui confronte la réalité vivante de la lutte des classes avec les « écrits classiques » qui fixeraient une fois pour toutes l’étalon d’internationalisme déposé au pavillon de Breteuil. La réduction spontanéiste comme celle de Falce Martello qui accepte de mettre en sourdine, « tactiquement » et pour un temps, tout acquis stratégique et organisationnel, pour ne pas élever de barrières artificielles entre l’avant-garde délimitée et l’avant-garde potentielle. Cette concession d’abord conçue comme temporaire, devant permettre de développer une « pédagogie politique », de partir du même pied que l’avant-garde potentielle encore confuse pour lui faire refaire le chemin en la guidant par la main. Ainsi on renonce à tout internationalisme stratégique pour s’adresser à la fibre internationaliste sentimentale, en appelant à la solidarité de fait avec tous ceux qui luttent les armes à la main. Mais le renoncement provisoire à toute délimitation politique et organisationnelle a une dynamique, celle de la dissolution.

d) Enfin, compte tenu du phénomène de bureaucratisation des directions ouvrières appuyées sur les aristocraties ouvrières, on voit apparaître des partis politiques qui représentent les intérêts de ces couches. Ils restent ouvriers par leur composition sociale, mais bourgeois par leur position de classe. Ils défendent leurs privilèges indissociables de la place conquise par leur bourgeoisie sur le marché mondial. Autrement dit, ils sont prêts dans un conflit international à défendre leur bourgeoisie y compris aux prix d’une boucherie avec le prolétariat des pays voisins, pour préserver leurs propres avantages : « le parti ouvrier bourgeois est typique et inévitable pour tous les pays impérialistes » (Lénine. tome XXIII, p. 128).

C’est pourquoi il ajoute qu’« un programme et une tactique strictement prolétariens sont le programme et la tactique de la social-démocratie révolutionnaire internationale ».

2. Actualité et urgence du problème

a) Les contradictions du capitalisme s’aiguisent. L’accent se déplace de la concurrence coloniale à la concurrence intercapitaliste incluant la métropole. Il en résulte une marge de manœuvre restreinte pour les bourgeoisies.

b) La poussée révolutionnaire que nous connaissons est la plus généralisée qui ait jamais existé. Dans toutes les parties du monde, l’affrontement direct est à l’ordre du jour. C’est une vague révolutionnaire sans précédent historique, qui dépasse de loin celle des années 1918-1920 limitées à l’Europe occidentale. Cette poussée met à l’ordre du jour l’actualité et l’urgence d’une Internationale permettant l’intervention consciente et calculée des révolutionnaires dans cette période d’effondrement de l’impérialisme. De plus son ampleur permet pour la première fois peut-être d’envisager une Internationale qui soit réellement une organisation d’élaboration collective et non l’agrégat de groupes révolutionnaires autour d’un épicentre hégémonique (Angleterre pour la Ire, Allemagne pour la IIe, URSS pour la IIIe).

c) Enfin, la crise du stalinisme corrélative à cette poussée révolutionnaire et à l’ébranlement de l’impérialisme, libère le surgissement de nouvelles avant-gardes et dégage les éléments militants d’une nouvelle Internationale.

3. Principe et systèmes d’organisation internationale

a) L’existence d’une Internationale n’est pas une nécessité conjoncturelle liée à des tâches précises mais un objectif et une nécessité permanente répondant aux principes stratégiques de l’internationalisme dans la période d’actualité de la révolution.

C’est pourquoi Lénine s’efforce en permanence de définir un système d’organisation qui tende à l’application des principes : « la IIe Internationale est morte, vaincue par l’opportunisme. À bas l’opportunisme, et vive la IIIe Internationale débarrassée non seulement des transfuges, mais aussi de l’opportunisme ! La IIe Internationale a accompli, pour sa part, un utile travail préparatoire d’organisation des masses prolétariennes, pendant une longue époque pacifique qui a été celle de l’esclavage capitaliste le plus cruel et du progrès capitaliste le plus rapide : le dernier quart du XIXe et le début du XXe. À la IIIe Internationale revient la tâche d’organiser les forces du prolétariat en vue de l’assaut révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, de la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays pour le pouvoir politique, pour la victoire du socialisme ! » (Lénine, tome XXI, p. 35). Ainsi dès la faillite de la IIe Internationale, la IIIe est proclamée et le projet lancé) même si sa réalisation n’est pas immédiatement possible. L’intérim sera néanmoins assuré par un regroupement international que Lénine, va même jusqu’à gratifier du titre d’Internationale : L’Internationale de Zimmerwald. De même, dès son retour en Russie, dans les Thèses d’avril, il met le problème de l’Internationale à l’ordre du jour : « rénover l’Internationale […]. Prendre, l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire contre les social-chauvins et contre le centre. »

Ainsi, Lénine s’efforce en permanence de consacrer les principes internationalistes par un système organisationnel qui leur donne la meilleure sanction concrète, compte tenu des circonstances et des conditions historiques.

Le problème est donc clair. Si l’on veut bien admettre que la question de l’Internationale est une question de principes, partie intégrante de la théorie léniniste de l’organisation, il ne saurait être question de bricoler des Internationales d’occasion sans relation avec ces principes. On ne saurait davantage considérer que l’Internationale est nécessaire en certaines périodes, pour certaines tâches, et le reste du temps taire le problème. La question de la construction d’une Internationale se pose en permanence pour nous ; on ne lui donne pas une réponse en faisant l’inventaire des forces « révolutionnaires » réelles et militantes ; l’Internationale n’est pas le fait des brocanteurs : on cherche une réponse en termes programmatiques, l’Internationale doit exprimer la position stratégique du prolétariat mondial. Là réside le principe de sa délimitation. À ce principe correspondent des systèmes plus ou moins adaptés : une Internationale de combat en certains cas (IIIe en 1920), une Internationale intérimaire (Internationale de Zimmerwald), une Internationale de cadres (IVe) en période de recul du mouvement ouvrier.

Dans n’importe quel cas, la délimitation de l’Internationale n’est ni affaire de nombre, ni d’implantation dans les masses velues et compactes, mais de position stratégique :

« On ne peut tolérer davantage le marais de Zimmerwald. On ne peut rester plus longtemps, à cause des Kautskystes de Zimmerwald, en demi-liaison avec l’Internationale chauvine des Plekhencre et des Scheldemann. Il faut rompre tout de suite avec cette Internationale. Il faut rester à Zimmerwald uniquement en qualité d’observateurs.

C’est précisément à nous et précisément à l’heure, actuelle qu’il appartient, de fonder sans retard une nouvelle Internationale, une Internationale révolutionnaire, prolétarienne ; plus exactement, nous ne devons pas craindre de proclamer hautement qu’elle est déjà fondée et qu’elle agit.

C’est l’Internationale des véritables internationalistes que j’ai dénombrés plus haut (une poignée). Eux, et eux seuls sont les représentants et non les corrupteurs des masses internationalistes révolutionnaires. Ces socialistes sont peu nombreux, mais que chaque ouvrier russe se demande si, à la veille de la révolution de février-mars 1917, il y avait beaucoup de révolutionnaires conscients en Russie.

Ce n’est pas le nombre qui importe, mais l’expression fidèle des idées et de la politique du prolétariat véritablement révolutionnaire. L’essentiel n’est pas de proclamer l’internationalisme ; c’est de savoir être, même aux moments les plus difficiles, de vrais internationalistes. » (Lénine, tome XXIV, p. 75.)

D) Quelle internationale ?

« Certains camarades craignaient que notre résolution ne nous isole. Non, camarades ! Elle nous isole de ceux qui hésitent. Il n’existe qu’un moyen d’aider ceux qui hésitent, c’est de cesser d’hésiter soi-même. » (Lénine, tome XXIV, p. 331).

1. Les termes du choix

Si nous nous posons le problème de construire aujourd’hui, devant la montée internationale de la révolution, devant l’urgence des tâches qui en découlent, un système organisationnel s’efforçant de répondre aux principes internationalistes, nous devons éviter de fausser les solutions, en formulant de fausses questions.

a) Tout d’abord, il ne saurait s’agir d’un choix, gros défaut consistant à passer en revue ce qui existe (courant chinois, Olas, conférences étudiantes, IVe) pour retenir le moins mauvais. Il n’est pas question d’une éliminatoire conclue par un choix négatif, mais bien de choisir positivement ou de construire l’organisation qui répond le mieux programmatiquement aux principes internationalistes.

b) Il ne s’agit pas non plus de différer la réponse sous prétexte d’un manque d’information, de méconnaissance des forces réelles, de leur implantation, etc. Une telle position relèverait d’une conception empiriste (bourgeoise) de la connaissance : on ne connaît que ce qu’on a vu. Ou bien, il faut valider les sources d’information, quelles sont leurs garanties d’objectivité : quelle est l’interprétation politique de la réalité qu’elles véhiculent ? Ou bien il faut quérir des bribes de documents au hasard des migrations politiques. En gros, l’argument de méconnaissance condamne son tenant à une vocation, de globe-trotter révolutionnaire : ou bien il devra se fier à des sources d’information diverses, politiquement bigarrées, et souvent mal définies ; ou bien il devra arpenter lui-même le globe pour se rendre compte. Et encore une fois le tour du monde bouclé, la situation ayant changé du point de départ, peut-être devra-t-il recommencer… On ne se tire pas du problème si on demeure sur le terrain d’une connaissance empirique des luttes internationales ; on ne peut la résoudre qu’à partir d’un autre type de connaissance, une connaissance stratégique portant sur la position programmatique des groupes révolutionnaires considérés.

Bien sûr ce n’est pas une garantie suffisante, mais c’est la seule garantie nécessaire qu’on puisse déterminer. C’est pourquoi l’argument de patience selon lequel on ne peut se prononcer sur la IVe faute de connaître ses sections est un piètre argument. Si l’on pense qu’il y a une relation entre le programme ou même le cadre programmatique d’une organisation, et la vie de cette organisation elle-même, alors c’est sur le programme de la IVe qu’il faut s’interroger et non la démembrer pour voir si tous ses rouages sont sains.

c) Enfin on ne saurait remplacer cet attentisme justifié par la méconnaissance, par un autre attentisme refusant des délimitations précoces susceptibles de dresser des obstacles entre nous et des forces encore mal décantées. Sous prétexte de ne pas cultiver des particularismes internationaux, certains sont toujours prêts à cultiver leurs particularismes nationaux ; de même que sous prétexte de ne pas créer un particularisme national, certains furent toujours disposés à perpétuer leur particularisme régional ou local. Ainsi le Groupe 66 de Marseille estimait en 1966 prétentieuse « l’autoproclamation » d’une organisation nationale qui ne serait en fait qu’une fédération de groupes. Mieux valait créer des groupes locaux, les confronter dans des stages d’échange d’expériences, etc. Pourtant l’organisation nationale a permis d’homogénéiser l’avant-garde, de compenser les inégalités régionales, de faire bénéficier les villes peu solides, en Mai, du poids de l’organisation nationale. Et c’est dans l’ombre de cette organisation que le Groupe 66 a pu vivoter. Aujourd’hui on espère et attend l’évolution de certains courants castristes, maoïstes, spontanéistes. Pour la faciliter on veut éviter de brusquer, les traiter en compagnon de raids, briser avec eux le pain théorique, parcourir avec eux le long cheminement de la révélation chrétienne. Trêve de veulerie ! Dresser devant eux une organisation internationale, ce n’est pas créer un obstacle organisationnel artificiel, c’est leur poser un problème politique fondamental, non plus verbalement, mais dans sa sanction pratique. Ce n’est pas s’ajouter une dimension pour faire aux autres courants le coup de la carotte, c’est poser le problème de la stratégie révolutionnaire à partir d’un point de vue qualitativement différent. La seule façon de faire évoluer aujourd’hui les courants confus sur les problèmes de l’internationalisme et de stratégie internationale, c’est de dépasser les bavardages de bon ton et de poser ces problèmes sans les dissocier de leur sanction organisationnelle.

d) Au CL d’août les auteurs de ce texte avaient défendu une position selon laquelle nous devions procéder à une double mutation : la IVe se transformerait en tirant les conséquences du bilan de l’entrisme pendant que nous nous transformerions d’organisation nationale en organisation internationaliste. La période de ces mutations parallèles serait sanctionnée par un statut d’observateur de la Ligue à la IVe. Cette position était abstraite et intellectuelle à deux titres au moins. D’une part, elle posait le problème en termes de négociations d’égal à égal entre partenaires sans voir la relation d’inégalité entre une organisation internationale et un groupe national qui a une pratique internationaliste dans une certaine mesure, mais une faible éducation internationaliste et une compréhension quasi nulle de l’internationalisme. Introduire l’illusion de cette parité dans le débat c’était en entretenir une autre, plus grave : celle que le débat serait mené « proprement », à un bon niveau, entre interlocuteurs de même taille. C’était encourager toutes les prétentions, toutes les théorisations de divergences, visant à ennoblir les rancœurs, les réticences ou la simple veulerie politique au rang de ligne ou d’orientation.

2. Les liquidateurs mao-spontex

a) « Nous sommes internationalistes. Nous sommes conscients de l’importance qu’aurait une Internationale. » Na ! Et n’y revenons pas ; pas de « discussions vaseuses ». Ainsi commence le texte 9. Par une pétition de principe, suspecte déjà dans sa hâte et dans sa brusquerie. Quelques lignes plus bas on se plaint que le problème de nos rapports avec la IVe, s’il était « inévitable pour des raisons organisationnelles », n’en est pas moins ennuyeux dans la mesure où il nous détourne de vastes questions stratégiques inaugurées par Mai (Soupir). Quelle tristesse, devoir s’échiner à des trivialités organisationnelles, alors que s’ouvraient à peine à nous les grands espaces stratégiques ! Ainsi d’emblée on tend à dissocier l’élaboration stratégique, tâche prioritaire, de la basse besogne organisationnelle, techniquement nécessaire à la limite, mais politiquement peu enthousiasmante.

b) En fait, tout le texte tourne autour de ce problème. Pour se légitimer il brandit Lénine : « pas d’organisation d’avant-garde sans théorie d’avant-garde » et non nécessairement la réciproque. Mais est-ce qu’on ne doit pas compléter Lénine en disant : sans organisation d’avant-garde pas de stratégie révolutionnaire ? La stratégie n’est pas déposée sur un parchemin. Les mots d’ordre et les objectifs qu’elle définit font le lien entre les nécessités politiques et les capacités organisationnelles à les assumer ; ils visent à modifier le rapport de force où est impliquée l’organisation révolutionnaire. Le Cercle 1 234 a bien senti le problème, qui s’est cru obligé d’ajouter au texte l’amendement suivant : « à propos de la théorie révolutionnaire : le marxisme étant un guide pour l’action, la théorie c’est la théorie révolutionnaire, c’est-à-dire la théorie de la révolution à faire, l’application des principes d’analyse du marxisme à l’étude des conditions présentes de la révolution ». Alors ? Faudrait savoir ! Si on parle de la théorie « de la révolution à faire », n’est-ce pas une stratégie ? Et si c’est une stratégie, où se trouve posé le problème organisationnel indissociable de tout problème stratégique ? En fait le texte s’arrête à l’inventaire émerveillé de la diversité des formes de lutte : « FNL, Pouvoir noir, castrisme, luttes étudiantes, grèves de masse, Révolution culturelle… » C’est bariolé comme un bazar de la plage ; mais quelle est l’unité de toutes ces richesses ? Suffit-il d’en dresser le constat et de s’interposer contre tout « état-major » plaqué susceptible de faire entrer ce foisonnement dans des carcans préétablis ? Le texte ricane démagogiquement sur le fait que les masses n’obéissent pas au claquement de doigts d’une avant-garde, qu’on ne peut les manœuvrer « comme des bataillons à Austerlitz », qu’on ne peut décider où et quand elles se mettront en branle. D’accord. Mais cette surestimation confiante des masses peut aussi valoir à l’échelon national : on ne déclenche pas de grève générale à volonté, on ne sait pas à l’avance quel secteur du prolétariat, ou même quel secteur marginal, engagera la lutte. À quoi bon coiffer le terrain miné de la lutte des classes d’un état-major sans pouvoir ? En fait le raisonnement débouche sur la négation de toute intervention consciente d’une volonté collective dans la lutte des classes. Or, c’est bien là la première propriété de l’avant-garde : introduire dans la lutte des classes un élément conscient, armé théoriquement, qui échappe au mécanisme des lois capitalistes et par sa seule présence et action modifie l’ensemble du champ politique. Ce rôle conscient intervient tant dans le déclenchement que dans le cours des luttes. Finalement, sous couvert d’un ricanement et d’une évidence (on ne fait pas ce qu’on veut des masses) c’est tout le léninisme qu’on balaie dans l’égout.

En fait, après avoir proclamé son internationalisme, le texte 9 corrige, introduit des précautions, rappelle que la révolution nationale est pour chaque peuple l’acte initial de la révolution mondiale. Et que « en opposant arbitrairement organisation nationale et organisation internationale on risque de sauter par-dessus les caractères spécifiques de cet acte initial. En identifiant internationalisme et organisation internationale, non seulement on risque, mais on saute par-dessus les caractéristiques spécifiquement nationales de chaque révolution », Et voilà ! Le tour est joué, Après avoir rappelé « l’importance » qu’aurait une Internationale, on mesure quels seraient ses inconvénients, les dangers qu’elle ferait courir. Comme un épicier bourgeois ou un bureaucrate stalinien pèserait le pour et le contre. On en conclut à séparer internationalisme et organisation internationale alors que l’internationalisme inclut le projet organisationnel. On réduit cet internationalisme à une attitude : la prise en considération du FNL, de la Révo culturelle, du Pouvoir noir, du castrisme… Plus c’est varié, plus l’internationalisme est de bon aloi. En fait on lui a substitué un joyeux exotisme révolutionnaire offert par Trigano. En fait le problème de stratégie internationale ne se pose plus mais seulement celui de « stratégies spécifiques » respectant le rythme propre des révolutions.

Qui a dit : « Les circonstances variant à l’échelle et aux différentes époques, à l’échelle internationale, les voies de la révolution varient et par conséquent, l’instrument de cette révolution varie » ? Togliatti, répondront sans hésiter ceux qui ont usé leurs culottes, politiques sur les bancs de l’UEC, ! Non pourtant ; c’est le texte 9, page 4…

c) En fait le texte 9 en vient à un internationalisme sporadique : « L’Internationale change de caractère selon les époques, et même elle existe ou n’existe pas ». Qu’est-ce que ça signifie ? Ce n’est pas seulement l’existence de l’organisation qui est en jeu, mais la possibilité d’une stratégie internationale : la stratégie existerait ou n’existerait pas, selon les circonstances. Le texte 9 dresse ainsi une chronologie historique qui prouve qu’il n’y a pas toujours eu d’Internationale : entre la première et la seconde, entre la seconde et la troisième, Il y a eu des « trous ». On ne dit pas de quoi ces trous furent faits, comment ils furent en partie comblés par les liaisons internationales conservées par Marx et Engels, par l’Internationale de Zimmerwald. Comme un manuel d’histoire bourgeois, on se contente de constater les faits, les événements, et de souligner leur discontinuité. Tout point de vue politique est abandonné.

Ce à quoi renonce le texte 9. c’est à la relation entre système et principes d’organisation à l’échelle internationale. « Le besoin qu’ont les révolutionnaires d’une Internationale est fonction des tâches qu’ils s’assignent ». Sous-entendu des tâches de l’heure, et non pas des principes stratégiques de l’internationalisme tels que nous les avons rappelés. « Les révolutionnaires ne pourront construire cette Internationale qu’à partir des exigences de leur pratique ». Là encore l’Internationale est réduite à un besoin empirique, sans référence aucune aux fondements de l’internationalisme.

À la limite, il faut redémontrer dans chaque situation concrète, non plus la possibilité d’une Internationale, mais sa nécessité : « en fonction des circonstances, les théoriciens marxistes ont jugé nécessaire ou pas de créer ou de perpétuer une Internationale ». Il s’agit donc « d’en fonder à chaque époque la nécessité », Ce à quoi renonce le texte, c’est donc bien la relation entre principes et système d’organisation. La nécessité de l’organisation internationale est permanente, c’est une nécessité de principe ; le système d’organisation représente sa possibilité concrète d’application dans des conditions historiques concrètes. En fait la théorie de l’organisation implicite dans le texte 9 est une théorie instrumentaliste : l’organisation n’est qu’un outil que l’on prend et rejette selon les besoins ; « les partis ne sont que les instruments de l’histoire ». Ramener les partis à ce rôle de simple instrument plus ou moins utile selon les cas, c’est appauvrir la lutte politique et détruire sa spécificité, c’est n’en faire qu’un prolongement des luttes sociales, de même que le parti ne serait qu’un prolongement technique de la classe.

La liquidation de la théorie de l’organisation est donc complète dans le texte 9 ; elle affecte l’organisation nationale au même titre que l’organisation internationale.

3. Le doute créachien

L’argumentation créachienne sur la question de l’Internationale part d’une considération générale : admettons à la rigueur, que l’organisation internationale soit une nécessité permanente ; il n’en demeure pas moins que cette nécessité doit être spécifiée en fonction de l’analyse de la période. Ainsi la première Internationale, aux débuts du mouvement ouvrier, n’était pas exempte de confusion politique ; anarchistes, marxistes et proudhoniens s’y côtoyaient et Marx devait le tolérer. La tâche fondamentale par rapport à la période était l’affirmation de l’existence d’un mouvement ouvrier international autonome. De même la IIIe Internationale spécifiait les principes généraux de l’internationalisme par rapport à la période d’actualité de la révolution : reconnaissance des soviets, rupture envers le social-chauvinisme sont ses critères fondamentaux. De même enfin concède parfois Créach, la IVe Internationale a joué historiquement un rôle utile dont nous lui sommes reconnaissants. Pendant la période de recul de la révolution mondiale, elle a conservé les acquis du marxisme révolutionnaire contre les attaques du stalinisme triomphant. La justification historique fondamentale de la IVe c’est donc la lutte contre le stalinisme au sein du mouvement ouvrier.

Or précisément, poursuit Créach, on doit revenir aujourd’hui sur la notion de stalinisme. Ce qui distingue fondamentalement le stalinisme de la social-démocratie ordinaire, c’est son caractère international. Les bureaucraties staliniennes ne sont pas de simples bureaucraties social-démocrates appuyées sur des aristocraties ouvrières. Elles détiennent une grande part de leur pouvoir, de ce qu’elles sont investies du prestige des défroqués d’Octobre et de la caution du Kremlin. Mais aujourd’hui, en période de crise du stalinisme, les partis staliniens tendent de plus en plus, dans leur processus de social-démocratisation, à faire passer leurs intérêts nationaux avant leurs dettes envers la bureaucratie soviétique ; ainsi pour ménager ses alliés bourgeois électoraux éventuels, le PCF est-il prêt à désavouer l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. De tels phénomènes témoigneraient de l’effondrement du stalinisme et du retour des partis staliniens à une social-démocratie plus traditionnelle.

Mais si la spécificité de la IVe fut la lutte contre le stalinisme, son existence doit prendre fin avec l’agonie du stalinisme. Les critères de délimitation qu’elle instaurait entre le mouvement stalinien et le marxisme révolutionnaire (théorie de la révolution permanente, critique du stalinisme) ne sont plus suffisants, Il faudrait trouver les critères réels actuels, permettant non plus de simples délimitations idéologiques, mais des délimitations pratiques. En particulier l’appréciation de la portée internationale de la Révolution culturelle, de l’état de dégénérescence des États ouvriers et de leurs tendances restauratrices fournirait de tels critères et permettrait un redécoupage de l’avant-garde non plus en fonction de reliques idéologiques jalousement préservées, mais en fonction des tâches de l’heure.

En outre, si l’acquis théorique perpétué jusqu’à nous par la IVe conserve quelque valeur politique, il n’est plus le monopole de la IVe, plusieurs groupes internationaux, distincts de la IVe, se le seraient approprié : action communiste en Espagne, certaines fractions de la Zengakuren, certaines individualités du SDS, nous-mêmes et le groupe 66 en France ont correctement interprété la révolution vietnamienne, sont capables d’une certaine compréhension du stalinisme. Là sont les forces vives de l’avant-garde ; notre tâche serait, plutôt que d’aller cultiver les particularismes de la IVe, de favoriser le renforcement des groupes d’avant-garde, leur stabilisation, des conférences de confrontation, etc.

En bref, la IVe, ayant fait son œuvre aurait vécu ; à vouloir se survivre, elle serait condamnée à dégénérer ou à éclater. Il serait donc aberrant d’aller prendre notre part de cet éclatement.

4. Céder un peu c’est capituler beaucoup

Voilà le fond de l’envolée créachienne sur le problème de l’Internationale. Pourtant le doute qu’il avance n’est même pas méthodique. Accordons-nous sur des généralités qui caractérisent la période : déclin et chute du stalinisme, crise généralisée de l’impérialisme. Mais du déclin du stalinisme peut-on déduire que le ciel serait redevenu serein comme après le déluge ?

En fait, il ne faut pas avoir une vue restrictive et limitative du stalinisme mais bien y voir le phénomène politique déterminant de notre époque. Il ne s’agit pas d’un simple vice bureaucratique affligeant les organisations ouvrières et circonscrit dans leur pourtour organisationnel. Il faut y voir bien davantage : le plus grandiose avortement historique. À l’époque où la bourgeoisie vient historiquement à bout de son rôle, où elle n’a plus aucune créativité historique, où ses valeurs autrefois triomphantes (liberté, égalité, patrie, etc.), apparaissent comme des bibelots désuets, seul le prolétariat est capable d’apporter des solutions et des valeurs nouvelles, de débloquer le statu quo historique, de sortir l’humanité du marasme. La faillite de ses directions révolutionnaires provoque un avortement historique qui caractérise l’ensemble de la période : « La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat. » (Programme de transition.)

Cette crise, cette faillite, affecte donc non seulement le mouvement ouvrier, mais l’ensemble du champ politique dont elle paralyse le principal centre nerveux. Ainsi, la bourgeoisie, à court d’innovation et de ressources, retrouve-t-elle un regain d’ardeur inespéré qui se nourrit de l’impuissance du prolétariat. Ainsi, les idéologies de la bourgeoisie se fraient-elles à nouveau un chemin dans cette place laissée vacante par la démission historique des organisations ouvrières. On ne peut comprendre autrement, après la Révolution russe, le second souffle de l’idéologie anarchiste (idéologie typiquement bourgeoise fondée sur l’éclatement de la pratique politique réduite au quotidien et à l’anecdotique) qui se nourrit de la dégénérescence stalinienne. De même sur le plan idéologique, le surréalisme n’est, par bien des aspects, que le clair-obscur du stalinisme ravivant des valeurs bourgeoises faute de pouvoir les dépasser par un projet révolutionnaire organisé.

Ainsi encore le stalinisme a pendant toute sa période d’euphorie châtré tout apport spécifique des intellectuels au mouvement ouvrier. Les intellectuels qui étalent au début du mouvement ouvrier des militants à part entière ne sont plus, pour le stalinisme triomphant, que des cautions de luxe proprement prostituées (Aragon), ou bien la conscience malheureuse du mouvement ouvrier (Nizan) ou bien encore sont acculés au suicide (Crevel, Pavèse). Mais ils ne font plus aucun apport théorique réel au mouvement ouvrier ; ils doivent s’estimer reconnaissants et pardonnés devant l’histoire si ce dernier les tolère.

Ainsi le stalinisme n’est pas un phénomène interne au mouvement ouvrier ; facteur de stagnation historique, il structure l’ensemble de l’horizon politique d’une époque. Il conditionne même les solutions de rechange et la survie inespérée de la bourgeoisie.

Si l’on comprend ainsi dans toute son ampleur la portée du stalinisme, on ne peut penser que ses conséquences cessent mécaniquement avec la crise de ses causes. Ce n’est pas parce que le stalinisme est en crise que tout redevient clair et limpide au sein du mouvement ouvrier. Les éléments nés de la crise demeurent issus du stalinisme et dans une certaine mesure prisonniers de lui tant qu’ils n’ont pas clairement pris conscience de sa nature et de son rôle historique. Ainsi les courants maoïstes ou spontanéistes, dans leur confusion, demeurent tributaires du stalinisme, marqués par ce qu’ils lui doivent.

Notre rôle à leur égard est de clarifier ce problème, d’amener à une critique radicale du stalinisme. Et à cet effet les critères stratégiques fondamentaux de la IVe Internationale demeurent pleinement valides dans cette opération de clarification, tant que le stalinisme n’aura pas été politiquement jugé.

Il ne suffit pas de dire qu’il y a des problèmes, de les constater ; et de dire que ces problèmes introduiront des critères nouveaux dans la délimitation des avant-gardes de demain. Encore faut-il définir quel cadre théorique permet de les formuler et de les résoudre politiquement. Par exemple, on ne peut prétendre que la révolution culturelle représente dans la lutte des classes internationale un œuf miraculeux répétant le miracle, de la nativité.

On ne peut en analyser et en comprendre la portée qu’en comprenant nettement le cadre historique de la genèse de la révolution chinoise : la tragédie de 1927, la révolution de 1949 contraire aux conseils de Staline, l’empirisme de la pensée de Mao contrainte de ruser envers les dogmes staliniens, la formation de la direction chinoise. Indépendamment des rapports entre la révolution chinoise et le stalinisme on ne saurait fournir aucune grille d’interprétation du conflit sino-soviétique et de la Révolution culturelle. De même qu’en dehors du stalinisme on ne peut comprendre la constitution, l’évolution, et apprécier l’état de dégénérescence des États ouvriers.

La théorie de la révolution permanente et l’analyse du stalinisme constituent donc bien, même en période de crise du stalinisme, la trame stratégique minimale qui spécifie l’avant-garde. Celle trame n’est pas le patrimoine du mouvement ouvrier dans son ensemble. Faute de la détenir de nombreux courants tournent en rond et se heurtent la tête à l’incompréhension du stalinisme et de ses conséquences.

Mais, objecte Créach, il est bien évident que cet acquis n’appartient pas encore à l’ensemble du mouvement ouvrier ; néanmoins il n’est plus le monopole de la IVe, certains groupes d’avant-garde se le sont approprié. Question : est-ce qu’il suffit de s’approprier un acquis internationaliste ou est-ce qu’il faut aussi le faire vivre dans la pratique ? Et combien de temps les groupes évoqués seraient-ils capables de faire vivre cet acquis indépendamment de leur relation directe ou indirecte à une organisation internationale, la IVe ? La présence de militants IVe au sein de l’ex-JCR, d’Action communiste, de la Zengakuren, n’est pas un mystère. Les liens avec la IVe d’animateurs des mouvements anglais ou allemands ne sont pas non plus ignorés. Enfin les avortons historiques (groupe 66, groupe pablistes) sont des rejetons indirects de la IVe. Sans se contenter d’énumérer les liens concrets, il faudrait encore apprécier l’influence politique, en déterminer les canaux et les médiations ; ce qui, compte tenu de l’expérience entriste n’est pas toujours facile…

C’est avec ces groupes que Créach propose des conférences internationales pour la construction d’une Internationale. Ici se pose un problème parallèle à celui des groupes autonomes de la classe posé par le texte 7 ; nous aurions affaire à des groupes autonomes… de l’avant-garde. Nouvelle question : doit-on les stabiliser, les confirmer parfois dans leurs prétentions de groupes nationaux ? Ou doit-on dépasser leur internationalisme balbutiant en leur posant dans la pratique, par la sanction organisationnelle, le problème d’un internationalisme conséquent ? De même que pour « les groupes autonomes de la classe », l’existence de ces groupes d’avant-garde est déterminée par l’état du rapport de force à l’échelle internationale entre le stalinisme et l’avant-garde marxiste révolutionnaire. Ce rapport de force, encore trop défavorable à l’avant-garde, leur abandonne un éventail d’hésitations ; notre tâche, par notre résolution et notre choix, est de resserrer cet éventail non pas de le perpétrer.

Enfin, Créach propose que nous ayons des relations avec la IVe au même titre qu’avec d’autres groupements internationaux dans la mesure où elle pourrait encore nous léguer quelques vieilles ficelles éprouvées mais utiles. Encore faudrait-il définir les autres groupements internationaux. Et puis qu’est-ce que cet internationalisme d’abeille qui consisterait à butiner les acquis aux quatre coins des jardins théoriques ? N’est-ce pas admettre implicitement que nous sommes aptes à trier, à choisir parmi ces acquis d’origines diverses ? Ce qui signifierait que, client avisé des boutiques internationales, nous serions capables d’en juger l’apport. Ce qui signifierait encore que nous serions les seuls internationalistes capables de synthétiser les acquis en provenance d’horizons divers. À moins encore que nous soyons prêts à dire que personne n’a d’acquis privilégiés aujourd’hui, que chacun doit déverser les siens sur le marché et que de cette foire aux puces sortira bien un jour une Internationale arlequinée dont nous serons un rapiéçage parmi d’autres…

Comme quoi, à céder un peu sur les acquis, on risque de capituler beaucoup sur les principes…

En avant… ! (variante léniniste : Allons-y !)

1. Posant que la fin de la IVe doit coïncider avec la crise du stalinisme, Créach augure pour la IVe la dégénérescence ou l’éclatement. Il oublie une autre voie dont Lénine livre la notion : celle de la transcroissance organisationnelle. Nous pensons quant à nous que le cadre stratégique qui est le sien demeure primordial par rapport à la période. En outre, le problème ne se pose pas seulement de ce que la IVe nous apporte, mais aussi de ce que nous pouvons lui apporter. Si nous nous posons aujourd’hui le problème de nouveaux critères pratiques de regroupement de l’avant-garde, il faut bien voir qu’il n’y a pas discontinuité dans ces critères. Il n’y a pas les anciens critères qui seraient « idéologiques », et de nouveaux, « vrais et réels », qui seraient pratiques. Ces qualifications ne signifient rien, l’essentiel est qu’entre les deux il y ait une continuité stratégique. Il faut voir également que nous ne posons pas ces problèmes parce que nous serions plus futés, éveillés et vifs que d’autres, mais parce que la pratique militante nous les pose impérativement. Notre entrée dans la IVe ne peut qu’accroître leur urgence pour la IVe elle-même.

Adhérer à la IVe pour nous c’est gagner le lieu d’où se déploie la stratégie révolutionnaire dont notre pratique déjà était investie. C’est donner sanction consciente, théorique et pratique, systématique, donc organisationnelle, aux expériences de luttes que nous avons menées. C’est reconnaître à travers l’histoire un fil conducteur qui n’est ni de l’ordre des idées, ni de l’ordre des fantasmes, mais lien réel, lien d’organisation au prolétariat en lutte. Les marxistes révolutionnaires n’ont pas d’intérêts différents de ceux du prolétariat. Cela non en tant qu’individus ni en tant que force politique valant par son poids dans une direction mal assurée (il faut s’assurer de l’origine de la trajectoire). C’est par leur position de Parti que les marxistes révolutionnaires affirment leur lien intangible à la réalisation des besoins historiques du prolétariat. Une stratégie est inconcevable hors du champ politique et de ce qui la porte dans la détermination de ce champ : l’organisation révolutionnaire de type léniniste. Tout projet politique qui n’englobe pas un projet organisationnel est de l’ordre des velléités et non des luttes politiques réelles. De mauvais augures présagent du destin de l’Internationale. Ils n’empêcheront pas ce destin. Mais leur choix est clair, de position ils n’ont que celle du spectateur. Ils peuvent redouter, craindre et soupirer, les tâches de l’heure dissipent les humeurs des militants révolutionnaires. Aux autres la métaphysique. Nous ne cultivons pas les angoisses.

Il y a toujours des attentistes qui piétinent sur les quais de gare pour sauter dans le dernier wagon, dépourvus d’initiative, irrémédiablement stériles et impuissante. Éternels roquets historiques, ils ne peuvent que commenter les initiatives qu’ils n’ont pas prises, les lignes qu’ils n’ont pas élaborées, en souligner les virages et les dangers. Ne soyons pas ces roquets, prenons délibérément nos responsabilités. La IVe est aujourd’hui en passe d’opérer une transcroissance d’Internationale de cadres, elle-même dépendante du stalinisme qu’elle combattait, en Internationale à l’offensive prenant l’initiative de la construction d’une Internationale implantée dans les masses. Il dépend de nous de prendre notre part à cette tâche ou de temporiser devant ses difficultés.

Il dépend de nous d’assumer cette tâche qui est notre tâche historique ou de faillir. Parler de transcroissance c’est désigner ce mouvement par lequel une génération nouvelle de militants révolutionnaires, serait la braise de la Révolution là où une génération de militants, cadres révolutionnaires trempés à l’épreuve du stalinisme et du fascisme, l’ont portée, pour faire avec mille bras vigoureux ce qu’un seul ne pouvait faire : allumer les innombrables feux de la plaine, les innombrables foyers de la Révolution socialiste.

Créach parle d’un probable éclatement de la IVe. Deux choses différentes sont un éclatement par épuisement et un éclatement délibéré, choisi. Si l’effondrement définitif du stalinisme, sa condamnation historique, met à l’ordre du jour de nouveaux découpages entre avant-gardes, il est possible d’envisager la création d’une Ve Internationale menant à terme la révolution mondiale. Dans cette perspective la IVe envisagera et préparera de gaîté de cœur son propre éclatement. Elle se retrouvera dans cet éclatement même. Tel l’arbre dont les feuilles surgies du bourgeon qui se déchire et s’ouvre. Mais cette hypothèse fait intervenir trop d’inconnues quant au développement des luttes pour qu’on puisse dès maintenant régler sur elle notre conduite. Acquittons-nous donc des tâches de l’heure, c’est la meilleure façon de nous préparer aux tâches futures et de ne pas renoncer au nom de précautions multiples et tortueuses à nos responsabilités actuelles.

Dans la période d’éclatement du stalinisme et de l’impérialisme, comme systèmes mondiaux complémentaires, notre tâche première est de restaurer non seulement en parole, mais aussi, pour rester cohérents, dans ses conséquences organisationnelles, l’internationalisme prolétarien. C’est pourquoi nous avons adhéré à la IVe, c’est pourquoi nous militons pour l’adhésion de la jeune maison dans son ensemble.

Bulletin des diffuseurs de Rouge n° 24, 1969
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Boukharine, L’Économie mondiale et l’impérialisme, p. 16.
  2. [VO aujourd’hui Lutte ouvrière (LO). FER aujourd’hui Parti ouvrier internationaliste (POI). UJCML jeunes maoïstes. Frantz Fanon (1925-1961), psychiatre et essayiste français, martiniquais et algérien ; combattant des Forces françaises libres, il s’engage dès 1954 aux côtés de la résistance algérienne. Il est l’auteur entre autres de Peau noire, masques blancs et de Les Damnés de la Terre, manifeste pour la lutte anticoloniale, perçu rétrospectivement comme fondateur de la critique tiers-mondiste. Jean-Pierre Vigier (1920-2004), physicien français, résistant communiste puis en rupture avec le PCF. Mobilisé contre la guerre du Vietnam (participation au tribunal Russel) il fut également très actif en Mai 68 (directeur gérant du journal Action, entre autres). Note du site.
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