Antoine Artous 1 : Ton livre, Moi, la Révolution2, a souvent été présenté comme un pamphlet politique et commenté comme tel. Je voudrais faire porter la discussion sur un autre aspect, pas ou peu discuté. Celui que tu as indiqué lors d’une émission de Polack en parlant d’un livre de « philosophie populaire ».
Daniel Bensaïd : C’est effectivement un livre à plusieurs dimensions. La première est celle du pamphlet politique immédiat. Mais il y a aussi ce que j’ai voulu sûrement dire en parlant de philosophie populaire : un essai sur une vision de l’histoire et du temps du point de vue des vaincus, qui s’oppose à tout ce qui peut être une histoire de type positiviste liée, en tout cas en France depuis le milieu du XIXe siècle, au discours de l’État et des institutions. Ce renversement de point de vue n’est pas une originalité, voir les références citées dans le livre, mais j’y tiens. Il ne s’agit pas ici d’une vue d’en-bas du côté social, cela a déjà été fait par tout un courant d’école historique, mais une vue d’en-bas du côté « philosophique », c’est-à-dire de la vision du monde.
Le réel et le possible
Antoine Artous : Le thème essentiel est celui du réel et du possible. Quelques formules du livre donnent l’impression que l’expression veut dire « tout est possible » presque en permanence. Mais ce n’est pas cela qui est en jeu. En fait, ce sur quoi tu insistes est cette nécessité de faire apparaître sans cesse le possible par rapport au réel pour, en quelque sorte, féconder l’avenir…
Daniel Bensaïd : Oui, et cela pose évidemment plusieurs problèmes. D’abord celui de la révolution comme événement. C’est, pour ainsi dire, un point de contradictions en fusion. D’où la difficulté de faire, contrairement aux prétentions actuelles, une science de la révolution comme événement qui soit autre qu’une science interprétative, même si elle doit être rigoureuse. Dès que l’on est sur ce terrain, le problème du réel et du possible devient évidemment une question de prise de parti, de regard sur les virtualités, sur ce qui annonce l’avenir.
Pour être plus concret. Il y a des utopies à l’œuvre dans la Révolution française qui sont sans avenir. C’est par exemple, quel qu’en soit le côté fascinant ou pathétique, le cas des utopies robespierristes de 1793, à partir du moment où elles ne postulent qu’une société de petits producteurs égaux. Par contre, les embryons d’utopie sociale, indépendamment du fait de savoir si les conditions étaient réunies ou pas à l’époque, sont une utopie positive. Au sens où elle est appelée à se développer, à se traduire en pratique. C’est dans ce sens-là qu’il y a un parti pris du possible contre l’enregistrement des faits comme faits accomplis.
Antoine Artous : D’accord, mais cela pose un problème, peut être lié à la structure thématique de ton livre. On a une espèce de fresque de tous les possibles, mais ce qui est dynamique dans l’événement, ce qui est moteur, tend à disparaître.
Daniel Bensaïd : C’est peut-être un piège de la forme. À partir du moment où, un peu par provocation, à contre-courant de ce qui domine aujourd’hui, le choix est fait d’insister sur certaines visions subjectives de l’époque, par exemple la radicalité du droit naturel, on risque de ne pas assez insister en termes de dynamique sociale, de classe. C’est vrai. Pourtant je crois que les repères sont donnés. Mais la forme prise par le livre – qui est aussi un choix politique – emballe la subjectivité révolutionnaire au détriment d’une analyse rigoureuse.
Antoine Artous : Ce n’est pas tant le problème de l’appel à la subjectivité révolutionnaire que le fait que tu es amené à rendre compte de la révolution par une théorie de l’événement, qui s’oppose à une démarche qui se veut scientifique sans pour autant tomber dans le positivisme. Ainsi tu expédies rapidement les discussions sur la notion de révolution bourgeoise.
Daniel Bensaïd : Non, là je crois que c’est réellement une question d’éclairage. Bourgeoise, oui par le résultat final. Daniel Guérin d’ailleurs a traité du problème car il n’était pas aussi schématique qu’on le dit parfois : quelle est la classe qui se retrouve au pouvoir ? Quelle est l’idéologie qui triomphe ? Etc.
Mais, inversement, réduire les dimensions et l’ouverture de la révolution à ce résultat est très appauvrissant. Car une révolution bourgeoise est déjà paradoxale en elle-même : elle dénoue les contradictions de l’ancien régime, mais pour le faire elle passe par la mobilisation de forces sociales qui ne sont pas bourgeoises. L’idée de ce chevauchement n’est pas nouvelle d’ailleurs.
On peut en donner une interprétation trotskisante : les embryons de révolution permanente à l’œuvre dans la révolution de 1789. Ce qui veut dire qu’autre chose de radicalement différent était réalistement possible.
Pour Michelet, c’était déjà une évidence. Lui, il le pose en termes de « révolution classique » et de « révolution romantique ». Je crois que, dans mon livre, il y a aussi une part de paradoxe, dans la volonté que j’ai de montrer comment des gens qui ont, durant des années, accusé le marxisme d’être un déterminisme mécaniste, arrivent, au nom de la longue durée, des tendances lourdes, à une autre forme de déterminisme.
Cela dit, je pense que, d’un point de vue marxiste, on peut réhabiliter la plénitude et la complexité de l’événement. Nul n’était obligé de construire la première barricade ou de jeter le premier pavé, mais on n’est pas non plus dans un champ d’arbitraire historique. On doit passer, ce qui est une banalité dans les mentalités d’aujourd’hui, y compris la vision des sciences, d’une interprétation mécaniste de l’histoire – je ne crois pas d’ailleurs, qu’elle soit réelle chez Marx – à une interprétation probabiliste qui fasse la part de l’aléatoire.
Cela veut dire qu’il y a des déterminations lourdes, qu’elles existent. Mais elles ne déterminent qu’un champ de possibilités effectives. Tout n’est pas possible, mais tout ce qui est advenu n’était pas la seule hypothèse possible.
Réhabiliter l’événement
Antoine Artous : Au risque de paraître dogmatique par l’insistance, encore un mot sur le sujet. Le problème n’est pas tant de la diversité sociale des forces mises en branle par une révolution bourgeoise et de leur dynamique. Marx et Engels ont d’ailleurs plusieurs fois abordé le problème. Ni de reprendre, sous une forme moderne, le débat entre hasard et nécessité. Là encore, on pourrait citer des lettres du vieil Engels qui mettent clairement en garde contre tout déterminisme mécaniste.
Il s’agit aussi de définir les questions qui nous sont posées par certains courants d’historiens. Je vais prendre un exemple. Soboul et son école, malgré l’intérêt de certaines recherches, n’ont pas réussi à dépasser une certaine vision traditionnelle, présente aussi chez Marx d’ailleurs, des causes profondes de la Révolution française. D’un côté, le développement des forces productives, la vision d’une bourgeoisie arrivée pour ainsi dire à maturité, de l’autre des rapports de production et un État encore féodal que le développement historique doit inévitablement faire sauter.
Cette vision est réellement métaphysique. Furet à ce propos fait des remarques qui touchent juste. Quelle que soit par ailleurs l’explication que lui en donne. Dans une telle situation, l’illustration du marxisme comme théorie capable de rendre compte de l’événement, pour reprendre ton expression, n’est pas seule en cause. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre un déterminisme stalinien et/ou dogmatique, mais de rendre compte de ces conditions « objectives » – selon le jargon – qui ont rendu possible ces révolutions bourgeoises.
Je sais bien que là n’est pas l’objet de ton livre, donc ce n’est pas un reproche. Reste que l’on ne peut lutter contre un nouveau positivisme historique en se contentant de rendre la fraîcheur à l’événement. Car, il ne faut pas l’oublier, le discours qu’on nous tient actuellement sur la fin de l’ère des révolutions s’enracine dans le fait qu’elles ne sont pas seulement souhaitables mais qu’elles ne sont pas non plus nécessaires.
Or, il faut bien rendre compte, d’un point de vue marxiste, autrement que par un recours abstrait à la dialectique des forces productives et des rapports de production, d’une ère historique. Celle justement des révolutions bourgeoises. Il n’est pas besoin d’un dessin pour montrer le lien avec aujourd’hui, et ce que nous désignons comme l’ère historique des révolutions prolétariennes.
Daniel Bensaïd : C’est vrai qu’il faut remettre en cause une certaine vision des explications données sur les conditions générales des révolutions bourgeoises. D’abord je crois que, par rapport à l’époque de Marx, il y a des progrès des connaissances qui sont indéniables sur l’ancien régime.
De plus, il y a toujours eu une confusion entre la simplification pédagogique du marxisme et son imprégnation, en particulier en France, par le seul moule positiviste universitaire qui épouse assez bien la variante stalinoïde du marxisme. Une vision linéaire, gradualiste de l’histoire, etc.
La connaissance que l’on peut avoir de l’ancien régime par les travaux actuels est bien plus complexe que cette vision simplifiée du conflit entre forces productives et rapports de production. D’ailleurs, cette contradiction-là pouvait ouvrir sur diverses possibilités. Je continue à croire que cela rendait l’événement révolutionnaire possible ou probable, mais pas forcément nécessaire.
En fait, pour continuer avec l’exemple de Furet, aujourd’hui on veut nous enfermer dans le dilemme suivant. Où la révolution était un accident, donc inévitable, et l’on développe une conception évolutionniste. Ou bien elle est le pur produit de la volonté abstraite, normative, imposée à la société. Là-dessus, il y a moins un constat historique : les révolutions ont eu lieu ; au moins jusqu’à présent le dénouement du conflit a pris ces formes-là. Ensuite, l’appréciation plus précise, le degré de développement de ces contradictions, la forme prise entre le probable et l’aléatoire, est un problème historique plus concret, directement politique.
Sur la mémoire
Antoine Artous : Prenons un autre aspect de ton livre, celui de la mémoire. Toujours en accentuant le trait pour amorcer la discussion. Tu dis toute l’importance de la mémoire pour les couches populaires et leurs luttes. Mais, lorsque tu parles des traces de la Révolution française, tu le fais la plupart du temps en termes littéraires ou en termes d’un rapport quasi personnel de l’individu à celles-ci et non pas de la façon dont ces couches, le mouvement ouvrier, sont organisées pour faire vivre cette mémoire.
À un moment, dans ton livre, tu prends un très bel exemple : celui, je crois, des paysans mexicains qui s’organisent depuis longtemps dans un village afin de monter la garde autour des cendres de Zapata que l’État veut transporter ailleurs. C’est bien là un type de rapport entre la mémoire officielle, institutionnelle, et la mémoire vivante, populaire.
C’est ce que faisait en quelque sorte le mouvement ouvrier au tournant du siècle dernier pour la révolution de 1789 : il montait la garde autour d’une certaine mémoire. Si elle a pu, pour ainsi dire, être réactivée, tout en se transformant, par la Révolution russe de 1917, bref fonctionner comme mémoire, c’est qu’elle existait comme mémoire organisée. Il est difficile aujourd’hui de parler de la même façon d’une dynamique inachevée de la Révolution française. Il n’y a pas de paysans pour s’organiser afin de garder ses cendres. Furet s’appuie donc sur quelque chose de réel lorsqu’il dit que la Révolution française est terminée.
Daniel Bensaïd : Ce que tu dis peut sembler vrai, mais je ne suis pas si convaincu. Il y a plusieurs problèmes en jeu. Le premier est directement une bataille d’idées : c’est l’opposition classique de la mémoire à l’histoire. Pas à l’histoire réelle, mais au discours historique comme discours institutionnel qui accapare, confisque cette mémoire au nom de l’histoire pour en faire une mémoire morte, un objet d’enseignement ou de monument. Tu l’as signalé. Ce qui veut dire que la réactivation du passé est forcément un enjeu d’action et pas de nostalgie.
C’est ce qui s’oppose à cette vision linéaire du temps qui voudrait que l’on ait le passé derrière soi, alors que le passé reste un enjeu au présent. Là est, je crois, la trame de mon livre.
Tu dis que c’est un traitement littéraire. Oui, d’une certaine façon. Mais tu le dis au sens où cette mémoire n’est pas rapportée à son support social et qu’elle devient une sorte de postulat philosophique, de revendication individuelle. Non, bien sûr, si on parle sérieusement de mémoire, il s’agit de celle des mouvements collectifs sociaux. Du coup, ce n’est pas un fantôme, il faut bien qu’elle soit portée par des couches, un réseau d’organisations : plus, une symbolique, une culture en général.
Est-ce que, aujourd’hui, il y a liquéfaction de ce qui pourrait rester de mémoire, ici concrètement, de la Révolution française ? Je ne suis pas convaincu. Tu peux dire que les pôles de mémoire qui s’étaient constitués et avaient véhiculé une certaine mémoire de cette révolution – le pôle républicain classique ou celui du parti communiste classique – sont affaiblis, effacés par les mutations sociales.
Mais il semble, peut-être j’exagère la chose, que, par-delà le côté nul du Bicentenaire, il continue à se véhiculer des références. Je crois que s’il y a un tel acharnement du courant Furet à considérer la révolution comme un objet mort, c’est parce que, à sa manière, il mène une bataille de mémoire.
Lorsque, aujourd’hui, on est amené à poser un certain nombre d’enjeux en termes de droits de l’homme, au sens large, c’est-à-dire de droits sociaux, une certaine approche du tiers-monde, ou même à trouver une trajectoire, une origine, une légitimité aux revendications des femmes, on puise très naturellement au réservoir symbolique, historique de la révolution…
À propos de la présence de 1789
Antoine Artous : Il y a naturellement un enjeu dans l’interprétation de la Révolution française et une double face contradictoire au message médiatique que diffusent l’État et les institutions sur les droits de l’homme et le reste. Il faut en jouer. Lorsqu’on fait des articles, mène des polémiques, etc., on puise dans cette réserve-là. Mais ma question n’était pas à ce niveau. Elle disait : qui garde la tombe de Zapata ? Quelle est la présence dans les couches populaires d’un passé, d’une mémoire organisée qui éclaire le présent et permette de lui donner une certaine dynamique ? Celle qui justement permettait de situer « la révolution sociale » dans une espèce de prolongement historique direct de la dynamique enclenchée par 1789. À cet égard, la liquéfaction, comme tu dis, de courants classiques comme les républicains ou le PC et une affaire de laminage d’une certaine mémoire populaire qui tient peut-être plus à une histoire politique qu’à des questions de base sociale. Tout au moins, les deux sont inséparables. D’où, à nouveau, cette question de la mémoire organisée.
Daniel Bensaïd : Est-ce que, nous aussi, nous ne sommes pas victimes d’une illusion ? Il y a quelque chose d’indéniable dans ce que tu dis : ce sont les pôles de cristallisations, les vecteurs actifs de mémoire qui flanchent. Mais il reste aussi une mémoire en suspension qui ne peut pas s’exprimer de la même façon, qui est à la recherche d’un renouvellement social. Tout cela renvoie à un autre débat : où en sont les mutations, est-ce qu’il peut y avoir une culture autonome et active face à l’État aujourd’hui, etc. ? Par exemple, tu peux dire que c’est par la petite porte, il y a un phénomène de recherches d’histoire locale actuellement, les enfants des écoles autour du Bicentenaire, et tout cela… Il y a aussi des éclairages qui bougent sur la révolution française : l’objet n’est pas arrêté…
Antoine Artous : Bien sûr. Mais prends les droits de l’homme qui sont, actuellement, un des vecteurs centraux de mobilisation chez des couches de jeunes. On peut dire que la Révolution française est toujours présente, mais se contenter de dire cela, c’est aussi un tour de passe-passe de notre point de vue : ils considèrent les droits de l’homme davantage comme quelque chose à défendre dans la société actuelle, une donnée existante – sinon totalement acceptée – que comme quelque chose qui, pour eux, est lié de façon culturelle, sociale, à la présence de la révolution elle-même.
Daniel Bensaïd : Tu dis, c’est un peu un phénomène de surface culturelle : on est installé dedans parce que la coïncidence des dates s’y prête. Prends l’exemple de ce qui se passe en URSS. Je ne crois pas que ce soit un effet du Bicentenaire : quelqu’un, dans sa première séance de l’Assemblée, demande s’il faut se décréter souverain pour faire une constitution. Il y a des analogies historiques dans des contextes complètement différents, mais ce qui se réinvestit dans la symbolique, ce sont les états généraux, la souveraineté populaire. Idem pour la Chine. Tu dis, ce sont des acquis…
Antoine Artous : Je veux dire surtout que ce qui se passe actuellement n’est pas l’irruption d’une mémoire populaire, une espèce de réaction semblable à celle qui aurait existé si le gouvernement avait essayé de prendre les cendres de Zapata dans ton village mexicain.
Daniel Bensaïd : Je ne sais pas très bien. Je ne veux pas me faire acculer dans des positions caricaturales. Sur l’URSS et la Chine, on pourrait dire que c’est une espèce de drapeau d’emprunt, de circonstance. Mais on peut se demander si ces sociétés, à leur corps défendant, n’ont pas transmis, véhiculé, dans leur symbolique, une certaine référence. Dans la Révolution russe, le rapport référence à la Révolution française est plus profond qu’on croit. Évidemment, on peut être d’accord sur l’idée qu’il n’existe pas de mémoire désincarnée, les pôles sont fracturés, voire agonisants, mais les retours de flamme s’accumulent.
Ainsi, lorsqu’après la Trilatérale, les Américains ont lancé la campagne des droits de l’homme, Helsinki, etc., dans la littérature politique aux Etats-Unis, la réponse est venue immédiatement : attention, vous renvoyez au vieux fonds de la Révolution française ! Nous, on entend par droits de l’homme, les droits civiques et politiques : il est inévitable qu’avec la crise, avec le tiers-monde, le spectre des droits sociaux refasse surface. De même, les discussions sur les célébrations révèlent en permanence des fantasmes comme ceux-là : voir le 14 Juillet.
Il y a aussi un autre enjeu dans cette question. Je pense que nous n’avons pas assez cultivé cette part de mémoire-là. Le fait que nous avons donné souvent l’impression d’être nés à l’histoire avec la Révolution russe est une faiblesse, pas seulement culturelle d’ailleurs, mais politique. Aujourd’hui, on se trouve peut-être parfois obligé de courir après nos ombres, mais l’effet en est positif.
La fin des utopies
Antoine Artous : Poursuivons. Tu as, nous l’avons vu, une cohérence : la dialectique du réel et du possible. Ce dernier produisant des germes pour le futur, y compris des utopies positives, qui permettent de féconder l’avenir. Paradoxalement, tu insistes aussi sur un autre aspect : la fin des utopies. Non seulement comme un produit de l’histoire actuelle, mais comme quelque chose finalement de positif pour le mouvement ouvrier qui ouvre sur une politique révolutionnaire raisonnable. C’est-à-dire, non pas fondée sur la radicalité de l’utopie – ce serait une tentation de répondre ainsi au pseudo-réalisme dominant –, mais sur la définition d’un projet défini à partir des virtualités du réel.
Daniel Bensaïd : Partons d’un exemple : la méfiance croissante qui s’est développée chez Blanqui et chez Sorel à l’égard des utopies – je ne parle même pas ici de la vision apparue, chez Engels surtout, d’une différence radicale entre socialisme utopique et socialisme scientifique. Cette méfiance s’appuie sur deux idées. D’un côté, il y a des utopies qui ont des tendances normatives au travers de leurs constructions rationnelles. L’envers, dénoncé en particulier par Sorel, est la conséquence gestionnaire : on passe directement de l’utopie maximaliste à la réforme minimale.
Par rapport à ce type de problème, la réponse est bien, comme tu l’as souligné, de définir un projet politique raisonnable au sens rigoureux. C’est-à-dire qui parte du réel pour en développer les virtualités. Alors que l’approche de l’utopie est différente : elle est une espèce de projection vers l’avant.
Une fois dit cela, on retrouve un débat plus général : l’ère des révolutions est-elle close ? Je ne crois pas. À l’échelle du monde, c’est à l’évidence faux, hors du temps. Je crois que nous sommes donc en période de gestation d’un nouveau cycle révolutionnaire.
Un des éléments qui a mis en crise la culture révolutionnaire cumulative qui va de la Révolution française à la Révolution russe est certainement le phénomène du stalinisme. La possibilité – je ne dis pas du point de vue chronologique forcément, mais comme une des conditions nécessaires – de formuler à nouveau un projet révolutionnaire inclut, et suppose, une crise radicale des systèmes bureaucratiques qui pose de façon nouvelle les rapports entre revendications sociales, revendications démocratiques, socialisme, etc.
Antoine Artous : Là-dessus, je suis complètement d’accord avec toi. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de ne pas laisser d’équivoque sur les conditions générales dans lesquelles on se trouve à l’entrée de ce nouveau cycle. Et, en particulier, la nécessité de bien comprendre cette « crise de la culture révolutionnaire cumulative qui va de la Révolution française à la Révolution russe » pour reprendre tes formules.
Daniel Bensaïd : Il est bien sûr nécessaire de « garder les yeux en face des trous », comme dit l’autre, et voir ce qui se passe. Ainsi, les événements de Chine : il y a des dynamiques, des courants, des forces, contradictoires d’ailleurs. Mais l’effet de brouillage idéologique et politique provoqué par la réaction de la bureaucratie – qui s’ajoute aux précédents – est colossal. On peut toujours dire que, s’il se prolonge, le dégel en URSS ou en Hongrie ouvre tout grand la carte de la mémoire ; mais de là va sortir un tourbillon. Il serait illusoire de croire qu’il suffira de renouer le fil de la continuité, et que l’on peut traiter l’histoire passée comme une parenthèse : en gros, il y a eu un mauvais cauchemar et l’on va retrouver l’opposition de gauche des années trente comme alternative au stalinisme…
C’est donc une boîte de pandore qui s’ouvre et va appeler des redéfinitions. Mais, dans cette gestation-là, il y a un enjeu. Nous parlions de bataille sur le front de la mémoire ; on pourrait aborder cette question autrement, mais continuons à traiter de ce que nous avons dit, de la nécessité de lui trouver des vecteurs sociaux, de sa nécessaire cristallisation en pôles sociaux, etc. La bataille d’idées, même artisanale, en guérilla, en fait partie. Il peut y avoir, en effet, une réponse dans cette redéfinition qui est de dire, comme Furet, ou Edgard Morin dans son article du Monde, que 1789 l’emporte sur 1917. Un simple retour à l’origine démocratique : ici le cauchemar ne serait plus le stalinisme, mais tout simplement l’ère des révolutions.
C’est une vision possible. L’autre vision, que nous devons défendre, consiste à donner un nouvel éclairage de la révolution elle-même. Je suis d’ailleurs frappé par le renouvellement du regard qui existe sur la Révolution française, même si, comme tu le faisais remarquer, il n’y a pas de support institutionnel, social, à cela, à la façon dont le PC a pu le faire à une époque.
Ainsi, tout ce qui existe d’interrogations sur la démocratie, ou sur cette question d’économie morale traitée encore de façon marginale en France (l’idée qu’il n’y a pas seulement des soulèvements d’exaspérations, de révolte, qu’il y a aussi une idée de la légitimité, du droit qui est à l’œuvre)… Tous ces éclairages de renouvellement dans la vision de la révolution nous concernent directement. Par exemple, à propos de la Terreur, on est obligé – en évitant naturellement les jugements anachroniques – de repenser le problème de la représentation politique.
Ce type de travail est une des conditions, un des aspects de la bataille que nous devons mener à l’entrée de ce nouveau cycle.
Morale, droit et politique
Antoine Artous : Finissons sur la question de la morale que tu abordes plusieurs fois dans ton livre. C’est vrai que, dans l’après 1968, ces problèmes ne nous intéressaient pas beaucoup. Ou, plus exactement, la politique révolutionnaire absorbait pour ainsi dire tout l’horizon. Elle était tout à la fois politique, morale, utopie, bref, une espèce de vision du monde.
Cela correspond d’ailleurs à une certaine tradition dans le marxisme : elle explique que le problème traditionnel de la morale est résolu puisque les jugements de faits et de valeurs coïncident. Ou, dit autrement, comme Trotski le faisait dans Leur morale et la nôtre, morale et politique se confondent, mais la fin ne justifie pas les moyens, car, du point de vue des nécessités de la lutte pour l’émancipation du prolétariat, tous les moyens ne sont pas bons : puisque l’objectif est de le rendre conscient, on ne peut employer n’importe quelle méthode.
Il y avait donc une mise en relation directe des prises de positions d’un individu avec une collectivité, avec un groupe social. Ce qui faisait justement que ce n’était pas tout à fait de la morale au sens classique. Toi, tu as une démarche complètement différente et cela éclaire un peu ton livre. Tu dis qu’il faut fonder une morale de l’homme sans Dieu, le pari n’est plus celui de Pascal mais celui du possible par rapport au réel.
Pour une fois, je vais te citer, ou plutôt citer ta révolution qui parle : « J’ai pu douter de tout, sans jamais abdiquer mon principe d’espérance. Dans une histoire sans jugement dernier ni terre promise, ma responsabilité est entière. C’est la seule morale pratique digne de ce nom. » Est-ce une théorie de l’engagement humain sur un pari possible, qu’on peut juger, d’une certaine façon, très sartrienne, et qui éclaire les problèmes que l’on vient de discuter, ou bien veux-tu dire autre chose ?
Daniel Bensaïd : Tu mets encore le doigt sur le problème. En gros, il y a deux idées. D’abord, sartrienne ou pas, une évidence : dès lors qu’il n’y a pas d’absolu de la morale – ni divin ni scientifique – on est dans l’espace du pari raisonné, de l’engagement individuel.
Le problème plus vaste qui est derrière, et qu’en fait tu veux souligner, dépasse cette remarque. Mais je ne l’aborderai pas tout à fait comme toi. Il découle en grande partie de ce que l’on peut tirer justement comme leçons des méfaits ou des ravages des postulats d’homogénéité sociale, qui ont leurs conséquences, par exemple sur le problème de représentation politique. On peut maintenir comme perspective historique l’idée d’une socialisation du pouvoir, de l’État et du droit, de leur dépérissement. Mais, à l’horizon prévisible, toutes les expériences montrent que l’on ne peut viser à une résorption rapide et totale de l’État et du droit dans la société.
À partir du moment où il reste un degré d’autonomie du droit par rapport au pouvoir – et il y a eu d’ailleurs à ce propos une vraie réflexion dans la tradition soviétique – il découle une certaine autonomie entre le droit privé et le droit civil…
Antoine Artous : Justement, la chose me semble décisive du point de vue politique comme théorique, et je ne voudrais pas qu’on la dissolve, l’évite, par un simple recours à la conscience morale et à un pathos de l’irréductibilité de l’engagement individuel…
Daniel Bensaïd : Peut-être le terme de morale est-il connoté et donc discutable, mais il y a une dialectique de l’interprétation entre droit privé et droit positif. Ce n’est pas une morale individuelle face à l’éternité, c’est une morale qui interprète l’intérêt collectif, qui se situe dans le cadre d’une morale collective, mais sur laquelle personne ne peut avoir le dernier mot.
L’interprétation est une prise de risque. Il restera toujours le recours de la protestation et de la conscience individuelle face au collectif. C’est indiqué dans le bouquin au travers des procès de Jeanne d’Arc ou de Boukharine. C’est une morale très laïque, sans dernier mot. Finalement, très responsable : comment être capable d’interpréter le mouvement de l’intérêt collectif sans être sûr de pouvoir en dire le dernier mot ? Plus généralement, il faut bien constater qu’il existe une dialectique de l’individu en démocratie qu’il est nécessaire de prendre en compte lorsqu’on repense la révolution.
Critique communiste n° 89, octobre 1989
Documents joints
- Antoine Artous, docteur en sciences politiques, a notamment écrit, Marx, l’État et la politique, Syllepse, 1999, et Démocratie, citoyenneté, émancipation, Syllepse 2010.
- Daniel Bensaïd, Moi la révolution, Au vif du sujet, 1989, Paris, Gallimard.