Fascination et vanité des cartes… Celles qui accompagnent le dernier livre de Gilles Perrault1 évoquent les cartes politiques que les vieux maîtres d’écoles suspendaient au-dessus du tableau noir. Chacune dessinait de nouveaux contours, comme si le surgissement et l’effacement des frontières devaient aboutir, selon un vouloir providentiel, à l’Europe contemporaine et à sa mosaïque d’États illusoirement définitive. Par-delà les masses colorées des empires ou les poussières de nations à naître, Le Secret du roi embrasse un siècle de mûrissements et de gestations souvent éclipsés par le rayonnement de l’événement qui le clôt.
Siècle de transition, chargé de possibles déconcertants, où se meurt un monde sans que l’on sache encore celui qui vient. Époque formidable de dégel : « Ce qui fait ce siècle incomparable à aucun autre, et fascinant, c’est qu’il allie étanchéité et perméabilité, rigidité et fluidité. On veut distinguer plus que jamais et on se mélange comme jamais : de cette contradiction détonante naîtra en partie la déflagration finale. » Ainsi voit-on un Casanova ou un Beaumarchais traverser leur temps « à la verticale, s’ouvrant avec facilité des portes que la stratégie la plus patiente ne permettrait pas aujourd’hui d’approcher ». Homme des Lumières, Perrault nous introduit et nous guide dans ce dédale des déjà plus et des pas encore, non sur la trace de héros, plutôt à la poursuite de personnages que l’on croise, perd, et retrouve au gré de leurs cavalcades : les Broglie, Voltaire, D’Eon, Tercier, Bernis, Choiseul, Bernis et tant d’autres.
À l’image d’une époque dont les équilibres se rompent, d’un monde flottant dont les repères s’effacent et les codes se défont, le système politique européen est en désordre. La monarchie prussienne émerge de la Marche électorale du Brandebourg. De la vieille Moscovie surgit un nouvel empire russe tourné vers l’Europe. Partout l’hérédité dynastique donne des signes de défaillance. Au-delà des surrections et affaissements continentaux, se joue déjà le sort des dominations coloniales. Dans ce tourbillon d’intérêts contraires, le Secret, sorte de diplomatie parallèle et clandestine mise en place par Louis XV, a sa boussole. Le roi l’affirme clairement : si la Pologne est « le principal objet de sa correspondance secrète », c’est pour éloigner la Russie, « autant qu’il sera possible des affaires de l’Europe ».
Maastricht aidant, ce passé que l’on croyait révolu nous a rattrapés au tournant. Des tracés que la guerre froide faisait paraître immuables sont redevenus incertains. Des États se brisent, d’autres se fracturent, d’autres enfin apparaissent. Hier comme aujourd’hui, quel regard pour ce spectacle panoramique au sens encore indécis ? En proie à l’illusion rétrospective, certains historiens y verraient sans doute la simple préparation d’un dénouement annoncé : chaque fait deviendrait complice du lecteur ravi d’entendre une fois encore la musique connue d’avance de cette marche du siècle.
Mais Perrault ne fait pas l’historien. Chroniqueur et mémorialiste plutôt, il prend l’espace et le temps d’un siècle tourmenté sous un regard croisé. Le regard d’en haut, panoptique, qui descend des sommets de l’État où se trame le grand Secret, et le regard d’en-bas, découpé par le trou de la serrure, qui surprend les petits secrets. Sous ce regard à double foyer se déploie la tapisserie romanesque d’une histoire à la fois présente et distanciée, tant il est vrai qu’à travers ses scènes bariolées, nous avons toujours affaire à de l’actuel. Les fils des multiples personnages s’y nouent et dénouent selon les caprices d’une réalité qui excède la fiction. Il y a du Saint-Simon dans ce Perrault, mais du Saint-Simon au second degré, chez qui l’humour tient de la passion et jamais du cynisme, chez qui le sens de l’histoire ne perd jamais l’importance du détail. La fresque du siècle ne vaut au contraire que par la minutie des miniatures et la profusion des figurines vouées parfois à disparaître aussitôt que découvertes dans la vivacité de l’instant.
Voici tel marquis, comploteur et séducteur incorrigible, qui « séduisit à la hussarde la comtesse de Saint-Germain, maîtresse du roi de Sardaigne, lequel exigea son rappel. Il fait une fin honorable dans l’armée française comme commandant de la place de Haneau, et si la vie de garnison lui parut fade, il avait au moins des souvenirs pour se désennuyer ». Exit le marquis. Et voici tel autre, « engagé dans l’armée ; déserteur par amour d’une comédienne qu’il suit en Espagne, sauvé par miracle du suicide ; secrétaire de légation à Constantinople où condamné au pal pour s’être introduit dans le sérail, il s’échappe de justesse ; rescapé encore d’un assassinat machiné par une maîtresse romaine trop jalouse ; regagé dans l’armée française, blessé, réformé ; amant de la tumultueuse duchesse de Wurtemberg ; réfugié à Potsdam où il épouse au grand dam de Frédéric, une petite actrice française… ». Et l’abbé Bernis à trente ans, « un petit abbé à la mode, coqueluche des salons, ambitieux comme on l’est forcément quand on n’a rien…, ni vrai prêtre, ni bon poète, amant-ami recherché mais dont la passion n’embrasse nulle existence… ». Chacun tient son rôle dans la vaine comédie mondaine et tombe comme une douille vide.
Dans ce tourbillon étourdissant, le Secret seul semble échapper aux frivolités. Perrault confesse pour cette obscure besogne une vieille passion, et pour Charles de Broglie, sa cheville ouvrière, une singulière affinité. Comme si les hommes du Secret, échappant à l’air du temps et aux succès éphémères, travaillaient dans la dimension de la durée, corrigeant de leur obstination l’inconstance politique de l’époque. Ils démêlent patiemment le fil ténu qui peut conduire vers l’issue d’un étrange labyrinthe diplomatique, tenant à la fois du grand jeu stratégique et de la carte du tendre. Quelque chose vient en effet, par-delà ces ennuis, ces disgrâces et ces futilités d’alcôve. Quelque chose que nul ne prévoit et qui pourtant fraie son chemin. Avec Voltaire – et ses coups de génie médiatique – prend forme ce qui deviendra l’espace public. Avec les audaces victorieuses de Frédéric face aux temporisations désastreuses de Soubise, préfigure la guerre totale moderne.
De même, contrastant avec les ciselures d’une diplomatie et de conflits « en dentelles », la persévérance du Secret et la longévité de ses artisans annoncent les nouvelles pratiques de l’État, la continuité de ses institutions et l’entêtement de sa raison. Les hommes doubles du sous-sol se révèlent somme toute plus entiers que les hommes simples œuvrant à ciel ouvert. Leur duplicité assumée leur permet de mieux traverser les apparences et de décoder le texte des profondeurs sous celui de la surface. À tenir les deux bouts de la chaîne, à lire entre les lignes, à connaître l’envers et l’endroit, on se raconte moins d’histoires et on en fait davantage. Tous ne sont pas des aventuriers étincelants comme d’Éon ou Casanova : souvent de laborieux fonctionnaires, comme Tercier et Durand. Mais ils ont pour eux de suivre une idée, un projet qui survit aux péripéties et revers de fortune. Mieux que les puissants du jour, ils finissent par forcer l’événement.
Car le « service », selon Perrault, a sa logique et son éthique. Sans fidélité ni loyauté point de service. Au moment où Rousseau constate l’avènement « du temps du mépris », temps du dédoublement et de la déliaison sociale généralisée, les hommes doubles gardent le cap. Le grand mensonge organisé et le grand jeu les protègent en quelque sorte de l’acide des petits mensonges quotidiens. Au terme du premier volume de ce Secret du roi, on demeure impatient de savoir comment et par quels cheminements La Passion polonaise les conduira à La Revanche américaine. Autrement dit, comment une cause épousée par conviction, peut, et sans le moindre reniement, conduire sur le rivage qui paraissait opposé. Comment une fidélité d’ancien régime mène à la république américaine. Ou comment, à l’étonnement du narrateur, le côté de Méséglise rejoint celui de Guermantes…
Il suffit pour cela de se laisser entraîner par l’écriture de Perrault qui circule, limpide, entre portraits incisifs et anecdotes croustillantes, qui s’enfonce dans des chemins de traverses sans nous faire perdre la piste principale. Une écriture claire, tracée, franche, une écriture de raison, à l’image de ce XVIIIe siècle pour lequel l’auteur nous apprend à partager son amour.
Rouge n° 1523, 24 décembre 1992