En ces temps de tripotage du code de la nationalité, de trains de la honte réservés aux expulsions, de vindicatifs esprits de chapelle et de clocher, voici un livre salutaire. Après L’Âme atomique (écrit avec Guy Hocquenghem) et son Pari sur l’impossible, René Schérer nous invite, de Plutarque à Pasolini, en passant par Kant, Fourier et Proudhon, à redécouvrir l’esprit d’hospitalité1.
L’hospitalité, « vertu ou institution » ?
Telle est la question inaugurale. Il semble en effet que l’expansion de la loi et l’enregistrement étatique du droit vident de substance la vertu civique, jusqu’à la réduire progressivement à une vertu privée, à la réminiscence résiduelle d’un principe d’accueil. Ainsi s’achèverait au XIXe siècle un mouvement de longue durée par lequel l’hospitalité s’abolit dans son « devenir-droit ». Schérer corrige aussitôt ou nuance la brutalité de cette abolition. Ne fût-ce que par sa trace, le principe d’hospitalité résiste encore aux impératifs de la modernité : « Il se passe en ce conflit de l’hospitalité avec le droit quelque chose d’analogue à ce qui s’est passé dans l’art pictural avec l’apparition de la photographie… Pas plus que l’art ne s’est effacé devant la science, avec l’irruption du droit, l’hospitalité n’est devenue inutile. »
Il y a toujours un « reste ».
Qui fait d’elle non un rebut, « mais un diamant d’éclat inaccoutumé ».
Soit donc, originellement, l’hospitalité.
Déjà, les Suppliantes d’Eschyle, tragédie de l’hospitalité, exposaient aux Grecs le droit proclamé par le roi d’Argos en faveur des cinquante filles de Danaos fuyant fémininement les assiduités de leurs cinquante cousins Egyptides : « Que vous ayez osé si hardiment venir en ce pays, sans hérauts ni proxènes et sans guides, voilà qui est surprenant ! » Une aussi surprenante audace est fondatrice de droit. Ce que nous appellerions le droit d’asile, d’emblée distinct dans sa reconnaissance étatique, de l’hospitalité irréductible au code juridique.
En tant que rapport de sociabilité ou vertu civique, à ne pas confondre avec la morale privée, l’hospitalité est d’abord la loi du cœur, non celle de l’État et de ses douteuses raisons. Jadis, rapporte l’Ancien Testament, « le métèque ne nuitait pas dehors ». Subversive formule. Ce n’est pas l’homme abstrait, mais le métèque en son altérité, qui fait obligation d’accueil : « l’amour du prochain est véhiculé et rendu manifeste par l’hospitalité, parce que c’est en elle que Dieu apparaît sous la forme de l’étranger ».
La règle de l’hospitalité chemine donc parallèlement au droit institué qu’elle ne semble pouvoir rejoindre qu’à l’horizon toujours fuyant de l’universalisation accomplie. En attendant, la vertu travaille dans les failles et les vides de l’institution. Vertu « interstitielle », déclare René Schérer, reprenant une notion utilisée par Michel Maffesoli à propos de l’utopie. Pourtant, à travers la lecture du Projet de paix perpétuelle de Kant, cette modeste besogne de bouche-trou prend une autre dimension. Le vide du droit n’est pas seulement aux jointures et aux soudures. Il est enveloppant, tourbillonnant, cosmique. « On s’étonne, dit Kant, que le mot droit n’ait pas encore été tout à fait banni de la politique de la guerre. » Il n’est pas selon lui, en matière internationale, de droit concevable, si ce n’est le déguisement légalisé de la force. À défaut de fondement d’une souveraineté politique mondiale, les relations entre États ne sauraient être envisagées comme la réplique des rapports entre citoyens d’une même République.
Ce n’est plus l’hospitalité qui vient mourir dans le droit, mais le droit qui s’efface devant la vertu qu’aucune autorité ne saurait garantir. Ainsi, le troisième principe décisif du projet kantien est-il que « le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle ». Or, les conquérants ont abusé de leur droit de visite. Car l’hospitalité est toujours réciproque. Dans ce même texte, Kant qualifie donc d’« inhospitalière » la conduite des Européens envers les peuples d’Afrique ou du nouveau monde. Cet abus en annonçait bien d’autres. « La lecture du texte de Kant, commente Schérer, est revivifiante. Elle rétablit l’ordre de préséance dans les indésirabilités. Qui est ou fut le plus indésirable : l’Algérien ou le Nègre en France, ou le grand colon ou la compagnie financière qui a mis leur pays en coupe réglée ? » En matière d’hospitalité, les manquements sont asymétriques.
L’hospitalité, qui se dérobe au concept politique, s’affirme ainsi, dans son mouvement volontaire vers l’autre, comme le contrepoint critique du droit. Elle perpétue ce que l’institution ne saurait absorber ni épuiser. Elle exige de passer outre les clôtures et autres frontières. Car le national, écrit Schérer, « bloque le principe d’hospitalité dans son élan… Alors que nous n’éprouvons aucune gêne à problématiser l’hospitalité, nous n’osons plus problématiser le national ni l’étatique qui en est la doublure politique. » La remarque vise juste. Elle invite à une problématisation dont la réorganisation générale de l’espace géopolitique, la désintégration des empires, les résurgences identitaires exclusives, indiquent l’urgence.
On regrettera que le livre ne s’engage pas plus loin dans cette voie qu’il contribue à tracer. Dès le premier chapitre, l’interprétation conceptuelle efface la périodisation historique : « Il n’y a pas d’évolution unilinéaire de l’histoire. La frontière ne passe pas entre l’Antiquité païenne en général et le christianisme en général – du moins à l’origine –, mais entre des modes de pensée, des attitudes d’esprit différentes, selon qu’elles subissent ou non la tentation du pouvoir ; selon qu’elles penchent vers la Loi écrite et ses codes prescriptifs, ou vers une loi non écrite, tout aussi impérative, mais dans un autre code qu’il appartient à chacun d’inventer pour lui-même. La loi du cœur. » Peut-être le parallèle fécond entre la vertu et l’institution, devient-il obstacle.
Qu’il n’y ait pas d’évolution unilinéaire de l’histoire, nous en sommes parfaitement d’accord. Si deux attitudes d’esprit différentes peuvent être départagées selon leur rapport à la loi, elles n’en ont pas moins leurs propres développements et leurs métamorphoses. Elles ne peuvent éviter de croiser l’histoire. Les notions d’accueil et de réciprocité que met en jeu la vertu hospitalière impliquent une représentation de l’étranger, variant selon que l’espace politique est circonscrit par la cité antique, l’empire, ou la nation moderne. Au fur et à mesure que se cristallisent l’État et le territoire, le discours de la Révolution française définit un nouveau statut de l’étranger. De même c’est sous la IIIe République, à l’époque où un nouveau pacte national, alliant conquêtes coloniales et compromis scolaire, est scellé sur les cendres de la Commune, qu’apparaît le code de la nationalité. L’idéologie de l’impérialisme triomphant a élaboré à son tour un mécanisme de légitimation en imputant à l’étranger une substance raciale.
Par-delà ces évolutions qu’il s’agisse de l’État-nation ou de « l’Occident », la désignation de l’étranger s’inscrivait toujours dans la dissociation spatiale entre un dedans homogène et un dehors chaotique. Nous sommes aujourd’hui engagés dans une mutation où ces configurations sont soumises à rude épreuve. La guerre froide structurait à sa manière un imaginaire bipolaire de la sécurité et du péril, où l’ennemi supposé avait la même couleur et plongeait partiellement ses racines dans la même culture historique. À présent, le lieu commun journalistique de la polarité Nord-Sud cherche à définir les contours d’un nouveau limes, à repérer de « nouvelles » (souvent fort anciennes) fractures économiques et démographiques, alors même que l’internationalisation accrue de la production et des échanges accélère la circulation de la force de travail et brasse plus que jamais les populations. Il en résulte nécessairement un changement de l’idée même d’étranger, d’autant plus inquiétante désormais qu’elle n’obéit plus à un simple principe de rangement spatial.
L’étranger n’est plus ailleurs.
Il est partout, « dedans » comme « dehors ». À Los Angeles comme à Mantes-la-Jolie, le Sud est dans le Nord. Le vieux monde perd sa boussole. D’où les paniques identitaires et la tentation criminelle de répondre à ce brouillage des appartenances par un aggiornamento restrictif de l’idée de nationalité.
Problématiser au présent le national et l’étatique, comme nous y invite le beau livre de René Schérer, impliquerait d’approfondir la logique de ces évolutions et les périls qu’elles charrient. Peut-être est-il encore trop tôt pour le faire. Il est d’ores et déjà possible néanmoins de percevoir des tendances. Ainsi, le discours humanitaire, abstraitement universaliste répond aux différentialismes autarciques. Il prospère dans le sillage de l’offensive libérale, du repli sélectif de l’État dans le domaine social (non contradictoire avec son renforcement militaire et répressif), de l’érosion des solidarités de classe. Il se veut fondateur d’une pratique du droit international qui serait une sorte d’hospitalité retournée, sans réciprocité, à sens unique, autrement dit une « inhospitalité ». Pour parler le langage de Kant, quel abus plus manifeste du « droit de visite » que le « droit d’ingérence », le bombardement caritatif, et le para-humanitaire ? Et comment ne pas remarquer que le droit d’asile rétrécit proportionnellement à l’adoption de ce droit d’intervention humanitaire ?
« Un jour viendra, écrivait Proudhon, où la nationalité cessera d’être exclusive, où il sera permis à tout individu, voyageant pour son plaisir ou pour ses affaires, de devenir citoyen de plusieurs patries ; où pour entrer dans un groupe politique [une cité], au lieu de cinq ans de résidence et d’un acte solennel des Chambres, on n’exigera que le fait d’habitation et la déclaration de l’impétrant. » Dans ce texte cité par Schérer, l’impératif d’hospitalité fait retour sur la loi. Il suggère la piste d’une citoyenneté ouverte, soumise à la seule contrainte d’une localisation territoriale où s’exerce une souveraineté politique. L’option fédéraliste est rigoureusement complémentaire de ce primat de la citoyenneté sur la nationalité : en l’absence de frontières naturelles ou historiques sacrées, il n’est d’autre critère d’appartenance en effet que l’association volontaire et l’association des associations. Ces réflexions mériteraient d’être actualisées pour éclairer la dialectique de la vertu et de l’institution dans le tourbillon du nouveau désordre mondial.
S’il ne s’engage pas dans ces débats à l’horizon de sa réflexion, René Schérer n’en jette pas moins quelques solides pierres intempestives qui déchirent l’air fétide du temps. À la mystique des racines, aux entraves du sang et du sol, il oppose un éloge libérateur de l’étrangeté, des êtres de passage : « L’exilé parmi nous, le banni, le réfugié, ou tout simplement l’immigré, s’offre de façon élective à l’hospitalité parce qu’il allégorise le divin. » Au fléchage à sens unique de la raison d’État, il oppose « la réflexivité insondable » de la langue par laquelle l’hôte désigne aussi bien celui qui reçoit que celui qui est reçu, convaincu avec le Pasolini de Théorème que l’hôte est toujours celui par qui le scandale arrive, par qui l’événement fait irruption dans la somnolente routine des travaux et des jours. Contre la soumission résignée à la force des choses et au sens du réel, il appelle enfin à « lire utopiquement l’histoire virtuelle selon le régime de l’hospitalité ». Il ne prétend pas proposer le mode d’emploi positif d’un nouveau lien social. En des temps de fermeture et d’exclusion, il suffit que le principe d’hospitalité œuvre du côté du négatif. Ses galeries, comme celles de l’utopie, minent avec patience les fondations de l’empire. Le mot de la fin reste à l’Hospitalité en personne, qui prend ses distances avec le droit pour aller au-devant de l’altérité dans un geste de défi accueillant : « Tout le monde vient d’ailleurs, ce qui n’empêche pas qu’il soit ici chez lui. Vive donc, oui l’invasion ! Vienne le temps des hôtes. Celui où il n’y aura plus ni recevant ni reçu ; celui où chacun pourra se dire l’hôte de l’hôte. »
1993