Les Catégories du temps dans Le Capital, de Stavros Tombazos
Paris, Cahiers des Saisons, 19941
La question du temps est au cœur de la critique de l’économie politique. Toute économie est économie de temps et la valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. Bien des commentaires de Marx s’en tiennent là et se contentent de voir dans le temps une évidence naturelle ou une substance toujours « déjà donnée ».
Or l’économie de temps n’est pas seulement une épargne, mais aussi une organisation du temps conçu non plus comme le temps sacré (ou théologique), ni comme temps abstrait de la physique newtonienne, mais comme un rapport social dont il reste à élaborer le concept. Loin de pouvoir fonctionner en tant que référent ou étalon absolus, le temps socialement nécessaire est lui-même fluctuant, tel un instrument de mesure qui varierait avec l’objet mesuré.
Le travail de Stavros Tombazos s’attaque à cette énigme à l’origine de bien des malentendus dans les interprétations de Marx : qu’en est-il du temps et des temps dans le Capital ? L’entreprise est ambitieuse. Elle exige une reconstitution de la logique d’ensemble de l’œuvre, ainsi qu’un réexamen des rapports entre cette logique et celle d’Hegel. La recherche s’oriente ainsi sur une voie originale, aux confins de l’économie et de la philosophie, très exactement sur les traces, brouillées par les orthodoxies dogmatiques, de la « critique de l’économie politique ».
La familiarité avec le texte originel d’Aristote, d’Hegel, ou de Marx permet à Tombazos, helléniste et germaniste, de conduire sa lecture avec rigueur, éclairant les problèmes épineux de la valeur, des métamorphoses de la marchandise, de la transformation de la valeur en prix, à la lumière de la théorie de la mesure et du syllogisme hégéliens.
Le temps de travail devient alors le lieu d’une contradiction irréductible, entre l’abstrait et le concret, la durée et l’intensité : « Tel qu’il apparaît dans la monnaie, le temps de travail ne peut être que le temps homogène et abstrait de l’horloge, dont les parties, heures, journées, etc., sont parfaitement identiques. Le temps de travail individuel ne semble pourtant pas, au premier abord, être réductible à ce temps abstrait. Le temps individuel est rempli qu’un contenu particulier, chaque partie de celui-ci est différente. Il est un temps vécu subjectivement. » Nous voici invités à traverser le « paysage de ces contradictions » en suivant avec Stavros Tombazos le fil rouge de « l’organisation conceptuelle temps » à travers les trois livres du Capital.
Au terme de ce parcours, le capital lui-même n’apparaît plus comme une chose ou un fétiche impénétrables. « Rationalité vivante, un concept actif, l’abstraction in actu », comme l’écrit Marx à plusieurs reprises : le capital est alors devenu « la logique de son histoire ».
Le temps du Livre I est celui de la production et du rapport d’exploitation : temps mécanique et linéaire ; il organise le partage entre-temps de travail nécessaire et temps de surtravail, et correspond au moment de la physique dans la logique hégélienne Le temps du Livre II est celui de la circulation ; des cycles et des rotations du capital ; il correspond au moment du chimisme chez Hegel. Unité du temps de la production et du temps de la circulation, le temps de reproduction du Livre III, le temps organique du Livre III dévoile toute la complexité rythmique des temporalités articulées.
Marx s’est souvent insurgé contre les détracteurs qui lui réclamaient « la science avant la science », en exigeant des réponses avant même d’avoir formulé les questions pertinentes. Faute de comprendre l’architecture cohérente du Capital, certains épigones ont cherché dans le Livre I une théorie générale de l’exploitation et des classes sociales, dont l’inachèvement n’a pourtant rien d’accidentel : il s’inscrit dans la circularité ouverte du système. D’autres ont considéré le Livre II comme un fastidieux exercice technique et déclaré facultative sa lecture, comme si la circulation n’était pas la médiation nécessaire entre production et reproduction d’ensemble. D’autres ont cru trouver dans les schémas de reproduction du même Livre II les lois d’équilibre éternel du mode de production capitaliste, ou, au contraire les lois de son effondrement annoncé ; l’intelligibilité théorique des crises économiques et de leur périodicité relative ne saurait pourtant intervenir avant que soient élucidées la baisse tendancielle du taux de profit et la distribution du revenu, abordées seulement au Livre III.
À partir du problème spécifique de la temporalité, le travail attire l’attention sur une forme de logique (Gramsci parlera à ce propos de « nouvelle immanence ») qui renoue, devant les comportements des phénomènes économiques, avec la pensée de Pascal, de Leibniz, d’Hegel, heurtant souvent les réflexes cartésiens ou positivistes prédominants dans la culture française. Tombazos propose par exemple un traitement « logique » de la transformation de la valeur en prix complémentaire aux tentatives connues de mathématisation. Du dialogue implicite entre Marx et Hegel émergent des notions renouvelées de loi et de causalité, de nouveaux rapports entre régularités et désordres, entre équilibre et crises : penser le déséquilibre et les arythmies de la crise « exige en effet beaucoup plus qu’une analyse supplémentaire à l’analyse en termes d’équilibre ; cela exige des concepts entièrement différents, non mathématisables, et supérieurs à la logique de l’identité ».
La recherche de Stavros Tombazos découvre un Marx pionnier de la critique de la raison historique, tant il est vrai que le rejet des philosophies spéculatives de l’histoire impose idée du temps dont on retrouve l’aspiration, mais jamais la rigueur conceptuelle, chez Nietzsche, Sorel, ou Péguy. Jusqu’à ce que Walter Benjamin renoue avec la critique du temps « homogène et vide » pour en tirer des conclusions politiques bouleversantes au moment du désastre. La nouvelle écoute du temps à l’œuvre chez Marx fonde l’intelligibilité des crises économiques et de l’événement politique, qui troue la durée de discontinuités. Elle rend possible une véritable rythmologie des cycles et des ondes inscrits dans la discordance des temps.
De Marx à Benjamin émerge ainsi une représentation du rapport entre-temps et histoire, radicalement antinomique à celle d’Heidegger. Elle passe par une déconstruction méthodique de la modernité et de ses fétiches. Comme l’écrit Georges Labica dans sa préface, « l’exposition du fétichisme forme assurément le cœur de l’ouvrage ; je crois que dans toute la littérature suscitée par cette question, il n’en existe pas de meilleure ».
Lignes n° 95, 1994