D’un décembre à l’autre

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Lors des grèves de décembre 1995, l’éditorialiste du Point parlait de « grosse fatigue », d’« état bizarre », de « déprime collective à la française ». En somme, un grain de folie très gaulois. Il s’agissait pourtant d’un point de retournement et de rebroussement, d’un soulèvement général profond autour des noyaux grévistes, d’un sursaut partagé d’avoir trop subi pendant les désastreuses années Mitterrand, d’avoir encore été roulés par la démagogie électorale chiraquienne, d’avoir trop attendu le jour qui ne vient pas.

De Montaigne à Benda, on n’a cessé de s’étonner de la « stupéfiante patience » des classes opprimées. Coup d’arrêt – au sens physique du terme –, la grève était d’abord un acte de résistance logique, de « courage négatif », seul capable d’inventer du nouveau. L’instant du réveil d’un cauchemar libéral hanté de marchés financiers, de franc fort et de critères maastrichtiens.

Il se passait quelque chose. Quelque chose changeait dans l’air du temps. Jusqu’à quel point ? Assez pour trouer la routine des travaux et des jours ? Le geste du refus – on ne marche plus – est, littéralement, de l’ordre du principe, dans la mesure où il n’est qu’un début. Le sens et la portée viennent après coup, dans le déchiffrement des traces, dans ce qu’elles donnent à penser, dans le refus obstiné de laisser cicatriser la blessure.

Un an après, quelles traces ?

La plus immédiate, c’est un Juppé définitivement débotté, en chaussettes et support-chaussettes. Les plans gouvernementaux et patronaux s’appliquent cependant, à peine freinés : la réforme de la Sécurité sociale, celle des hôpitaux, la privatisation de France Télécoms, le démantèlement annoncé des chemins de fer et de l’électricité publics. Et pourtant, la porte un instant entrouverte sur d’autres possibles ne s’est pas refermée.

Imprévisible dans sa date et dans sa forme, le mouvement était annoncé, pour peu que l’on sache écouter l’herbe pousser, dans les marches des chômeurs en 1994, l’occupation de la rue du Dragon (décembre 1994-janvier 1995), la mobilisation des femmes culminant dans la grande manifestation du 25 novembre 1995.

La bonne nouvelle trouve d’abord son prolongement dans les luttes qui n’ont cessé depuis. Celle des sans-papiers, bien sûr, dont le combat collectif, si ostensiblement visible, défait l’image du clandestin et produit au grand jour de la citoyenneté autrement que les critères répressifs des lois Pasqua. Celle des routiers, évidemment. Alors que certains avaient accueilli avec réserve la grève des cheminots, trop peu lyrique et onirique à leur goût, suspecte de corporatisme, on n’a pas assez souligné que les routiers n’ont pas lutté « avec » leurs patrons, pour une défense corporative de la route, mais « contre » leurs patrons, pour leurs intérêts sociaux de salariés exploités : le contraire du corporatisme.

Certains avaient reproché aux cheminots de défendre égoïstement le « privilège » de leur retraite à cinquante-cinq ans ; s’ils n’étaient pas parvenus à sauver ce droit acquis, les routiers auraient eu bien peu de chances de le conquérir à leur tour.

Le choc de décembre se traduit ensuite par une modification du paysage syndical, avec l’affirmation des Sud, le renforcement de la FSU, l’expression autour du journal Tous ensemble d’une opposition publique à Nicole Notat au sein de la CFDT (dont les animateurs de la fédération transport, en pointe dans la grève des routiers), des préoccupations nouvelles dans la CGT, l’apparition d’équipes militantes peu dociles aux appareils.

Il ne s’agit pas seulement d’une floraison de sigles, mais d’un renouveau des pratiques, plus démocratiques, plus soucieuses, au-delà de la stricte entreprise, de réinscrire le syndicalisme dans une résistance d’ensemble à la détérioration des conditions de vie, au chômage, à l’exclusion, comme on a pu le vérifier avec les soutiens syndicaux aux sans-papiers.

Enfin, certains s’étaient inquiétés de voir les luttes de la fonction publique creuser l’écart avec le privé, et avec les exclus en tout genre : du travail, du logement ou de la ville. Le contraire s’est passé. On a vu défiler pêle-mêle des syndicats, AC ! contre le chômage, Ras l’Front, la Cadac, Act-Up, Dal, Droits devant… Des liens de solidarité ont été tissés, avec « l’Appel des sans », avec les récents États généraux du mouvement social, avec le projet de première marche européenne contre le chômage, en juin prochain à Amsterdam. Au-delà de ces effets visibles, bien d’autres choses ont bougé. Certains mots étaient devenus imprononçables. On ne devait plus dire « travailleurs », « prolétaires » ou « usagers », mais « gens », « clients », « sondés », voire « ressources humaines ». Parler de lutte des classes était archaïque et grossier, « fracture sociale » convenait mieux pour les tribunes électorales.

« Révolution » était devenue carrément pornographique, la bienséance recommandait « transformation sociale ». La symbolique des couleurs était aussi touchée. Quelques jours avant les grèves, la Fnac, toujours à la pointe de la « com », s’affichait sur fond vert avec le slogan « Pourquoi vert ? Parce que le rouge est passé de mode ! ». Le soulèvement de décembre a mis du grumeau dans l’insipide potage postmoderne, et lancé quelques bons vieux gros mots dans la périphrase bien (uniquement)-pensante. Les classes étaient dissoutes dans le consensus ? Finies, ringardes, dépassées ? « Et pourtant, elles luttent », aurait marmonné l’autre ! Différemment, certes, avec d’autres images, avec des différenciations et des complications subtiles, de la masse et du réseau. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi, sauf dans les images d’Epinal de la grande légende prolétarienne ?

Et puis, le mouvement de décembre a marqué un étrange et spectaculaire retournement du « sans » (s-a-n-s). Depuis quelques années, la cosmopolitique humanitaire « sans frontières » légitimait, au nom de l’urgence et de l’ingérence, la mondialisation de l’espace par les dominants.

Et voilà que surgit l’exigence politique des « sans » (sans-emploi, sans-domicile, sans-papiers, sans-culottes et descamisados de toujours) qui réclament du lieu (de travail, d’habitat, de citoyenneté), les sans-rien de Saint-Bernard et les « vaut-rien » de Thomson (comme s’autodénomment ceux que l’on voulait brader avec leurs machines pour 1 franc symbolique) : « Nous ne valons rien, soyons tout ! »

M. Bayrou est, dit-on, à la recherche du sens perdu. En voici.

La résistance sociale est à l’ordre du jour : 350 000 manifestants le 25 juin à Berlin contre le plan Kohl ; 100 000 à Naples contre le chômage ; les fonctionnaires dans la rue à Barcelone et à Athènes ; la « marche blanche » des Belges. Mais la scène politique bouge plus lentement que la scène sociale, comme si une force qui s’éveille était en panne de représentation. Situation périlleuse. Contre les gesticulations de Bossi sur la Padanie, c’est le néofasciste Fini qui convoque 150 000 manifestants dans les rues de Milan.

En France, on soupire de soulagement parce que le Front national n’atteint « que » 40 % au deuxième tour à Gardanne ou à Dreux ; ce sont tout de même 40 % ! L’inflexion à gauche de Jospin sur la réduction du temps de travail ou son bémol à l’orthodoxie monétaire sont aussi une sorte de réponse à l’avertissement de décembre. Mais qui peut croire qu’il pourrait concilier une relance sociale et le respect réaffirmé des critères de convergence et du calendrier européen ? Grand écart déchirant, au point que nombre de responsables socialistes ont déjà peur, non sans raison, de leur éventuelle victoire en 1998.

L’attente a été définie naguère comme « le présent du futur ». Lorsque le futur devient illisible, lorsqu’on comprend que, pour la première fois depuis des décennies, les générations à venir vivront probablement plus mal et non mieux que les précédentes, qu’en est-il de l’attente ? Rien d’autre que l’affût et l’aguêt d’une bifurcation, qu’un pari sur un possible improbable. L’heure est alors à la prophétie : « Si ça continue, ça finira mal. » L’effacement des grandes croyances n’annule pas la nécessité stratégique d’un projet collectif. Nul besoin pour cela d’un paradis artificiel imaginaire, ni d’une fin garantie de l’Histoire, mais d’un art profane de la perspective, de la moyenne portée et du moyen terme, du moment propice et du rapport des forces, d’une volonté qui détermine en marchant son propre but, en un mot, d’un sens profondément politique des rythmes et de leurs combinaisons.

Le Monde, 13 décembre 1996

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