Face aux misères prosaïques du quotidien, certains commencent à regretter les utopies lyriques d’hier. Parlant de « déficit utopique », ils le disent souvent dans le jargon comptable du libéralisme vainqueur. Comme pour illustrer la résignation à son horizon indépassable, une grande banque a même choisi pour slogan publicitaire : « L’imagination dans le bon sens. »
Opaque époque. Triste tiédeur. Ce qui est en crise, c’est pourtant moins l’utopie que les contenus de l’attente. Les raisons, au terme de ce siècle obscur, en sont multiples et assez évidentes : les désillusions du progrès, la débâcle d’un futur bureaucratiquement administré, le souci immédiat de survie dans un présent précarisé. Bien des facteurs contribuent donc à la fermeture de l’horizon d’attente.
Mais « comment vivre sans inconnu devant soi ? », demandait René Char. No future ? Point de lendemain, disaient déjà les libertins du XVIIIe siècle. C’était à la veille de la Révolution. Les épreuves du siècle qui s’achève obligent à dénouer l’anticipation conditionnelle du projet de la promesse assurée de la fin. L’extinction pure et simple de toute attente exaspère la quête identitaire des origines et des racines, propice aux flambées de religiosité amère. S’il est « une attente stagnante », « un pourrissement de l’attente », attendre peut aussi être une manière militante de rester disponible, « ouvert sur à l’inattendu ». C’est lorsqu’il semble n’y avoir plus rien à attendre que l’on doit s’attendre à tout.
L’avenir que cette attente, tendue comme un arc, appelle de toute la force de ses désirs relance le passé devant elle. Chez les grands prophètes déjà, le rassemblement de la mémoire compense la déterritorialisation spatiale par un enracinement temporel. Il répond à la dispersion de l’oubli. La mémoire de l’exil est espérance bien plus que nostalgie d’un confort perdu. La mémoire s’ouvre alors à l’espérance. L’impératif de la réminiscence n’est pas celui d’un retour à l’origine, mais une mémoire du futur, des tâches inaccomplies bien plus que de celles qui furent réalisées.
Dans le dérèglement actuel des temps historiques, nos attentes nouvelles s’organisent autour d’un présent rétréci. La politique ordinaire se nourrit d’oubli. Sa mémoire s’écourte. Il s’agit néanmoins de vivre, non selon le mode de l’acceptation, de l’acquiescement ou de la résignation, mais suivant celui « de l’initiative et de la préparation », « à l’affût des occasions d’agir et des possibilités qui se présentent1 ». La « liberté des audacieux » doit dorénavant « s’expliquer avec le péril » d’un avenir effectivement possible mais plus que jamais incertain.
La distinction féconde établie par Henri Maler entre « utopie chimérique » et « utopie stratégique » peut ici servir de fil d’Ariane2. Marx, Blanqui, Sorel se défiaient des fabricants d’utopies trop parfaites, toujours prêts à brader leurs plans de la cité future au détail, sur le marché noir des réformes accommodantes. Délestée de ses chimères, délivrée de son assignation spatiale à l’ailleurs inaccessible d’une cité parfaite, l’utopie stratégique s’affaire au contraire dans les misères du présent. Ses pousses renaissent à ras de terre, dans la défense élémentaire des droits bafoués, droits à l’emploi, au logement, à l’hospitalité, à la santé, au savoir. Contre la fausse évidence du fait accompli, elle devient principe de résistance à la catastrophe probable. Elle renonce aux ambitions totalisantes et autoritaires, aux grandes architectures exhaustives, pour un bricolage critique et fragmentaire. Elle ne prétend plus aux visions lointaines qui fatiguent la vue, aux utopies transcendantes de la fin, mais se consacre à l’invention immanente du devenir. Cette utopie sécularisée est alors un modeste « clinamen du réel », une infime déviance, une légère oblique qui trace le passage d’une liberté dans la fatalité en chute libre.
La prophétie des zapatistes est de ce type. Comme Jérémie, ils ont commencé par un cri d’insoumission : « Ça suffit ! » Que roulent les tambours d’espérance, à contre-courant de l’air du temps, à rebrousse-poil de la réalité ordinaire du monde, à contretemps des raisons économiques et des opportunités politiques. Autre chose est possible, dont on ne connaît pas encore les contours. Quelque chose doit venir, puisque l’éternité n’existe pas. Faut-il encore parler d’utopie alors, ou d’un horizon régulateur de l’attente, qui permet de ne pas sacrifier le scintillement du possible à la terne fatalité du réel existant, de ne pas soumettre les principes cardinaux à l’opportunité désorientée du moment ?
On ne peut vivre dignement, sinon sans utopie, du moins sans horizon d’attente ni projet. L’« attente de l’attente » gouverne l’aptitude au projet. Elle commande ses modalités d’espoir, de prévision, de programme. On sait que le futur non devancé (et non le seul passé non dépassé) est en jeu dans les troubles mentaux. Il s’agit donc de rétablir un futur ouvert et de répondre par une temporalité de courage à la demande de responsabilité du lendemain. Car tout futur incertain est constitutif d’une liberté dont l’accomplissement a besoin, dit fort bien Samuel Beckett, « de participes futurs et de conditionnels ».
La capacité de se représenter un avenir éloigné, son influence croissante sur le présent du choix, orientent l’action et permettent de subordonner les jouissances immédiates à des satisfactions prochaines. Cette conjugaison des temps conditionne tout effort collectif en vue du bien commun. L’idée de progrès n’est que la forme insipide, dégradée et embourgeoisée de cette capacité à se projeter vers l’avant. Elle conduit à l’abdication du politique au profit des automatismes techniques et marchands. La critique de l’ordre existant éclaircit en revanche un horizon que la crise des temps historiques obscurcit de jour en jour.
L’anticipation créatrice construit l’avenir en l’actualisant. C’est un trait commun à l’amour et à la révolution. Tous deux répondent à l’attrait d’un futur inaccompli.
Le Monde de l’éducation, de la culture et de la formation, mai 1997
Documents joints
- Ian Patocka, Essais hérétiques : sur la philosophie de l’histoire, Verdier, 1988.
- Henri Maler, Convoiter l’impossible, Albin Michel, 1995.