La IVe Internationale a 60 ans

Partager cet article

Issue de défaites historiques à la portée catastrophique (victoire du nazisme en Allemagne, contre-révolution bureaucratique en URSS), la IVe Internationale s’est trouvée confrontée depuis sa fondation en 1938 à des événements colossaux et complexes. Comment, au prix de quels périls, une petite organisation internationale peut-elle conserver à travers ces chocs et convulsions une vision du monde commune, une pratique convergente, une mémoire et une continuité, alors que tant de forces et d’intelligences sont brisées, découragées, désorientées ? À suivre le cours des congrès, controverses, scissions et réunifications, en prenant un peu de hauteur, on constate que ses débats et combats ont maintenu un fil d’intelligibilité. Cela ne veut bien sûr pas dire que nous ayons toujours eu raison ou que nous puissions nous dispenser de notre propre remise en cause et examen critique. Mais nous ne partageons pas la faillite politique et morale du stalinisme, et c’est la première condition pour pouvoir aujourd’hui se mettre à rebâtir.

Fondements

La IVe Internationale a été fondée sur l’idée que la crise de l’humanité se réduisait à la crise de sa direction révolutionnaire. L’idée était juste dans un certain sens et dans un certain contexte. Il existait un mouvement ouvrier organisé puissant en Europe et aux États-Unis dont les principaux courants avaient pour but déclaré le renversement du capitalisme, même s’ils se divisaient sur les moyens entre réformistes et révolutionnaires. L’événement fondateur d’Octobre n’était pas éloigné dans le temps (vingt ans à peine), son rayonnement demeurait actif malgré le Thermidor bureaucratique. On pouvait raisonnablement penser que la tradition bolchevique restait vivante en URSS malgré purges et déportation – donc légitimement espérer que le phénomène inédit du despotisme totalitaire issu de cette contre-révolution ne résisterait pas aux conflits prévisibles.

La Seconde Guerre mondiale a bien été suivie d’une vague révolutionnaire impétueuse (révolutions yougoslave et chinoise, guerre civile en Grèce) mais le stalinisme ne s’est pas effondré. Il a au contraire reçu une nouvelle légitimation de la victoire contre le nazisme, avec extension de sa domination au camp dit socialiste et partage du leadership mondial symbolisé par les accords de Yalta et Potsdam. Le scénario imaginé ne s’étant pas vérifié, certains n’ont pas tardé à conclure qu’il fallait jeter l’éponge et changer de projet. En réalité, la fondation de la IVe Internationale ne découlait pas d’un pronostic mais reposait sur un programme. Il s’agissait de regrouper les révolutionnaires à l’échelle internationale à partir d’une synthèse des grandes expériences de la lutte de classe survenues dans l’entre-deux-guerres : les révolutions russe (double pouvoir et soviets) et allemande (front unique), la lutte contre le fascisme (revendications démocratiques), la révolution chinoise (révolution permanente et alliances), la guerre civile espagnole et les fronts populaires, la contre-révolution bureaucratique et la nécessité de la révolution politique (socialisme pluraliste, indépendance des partis et des syndicats par rapport à l’État, droits démocratiques).

La façon dont les sections de l’Internationale ont passé globalement l’épreuve de la guerre et maintenu une compréhension commune des événements et des tâches, justifie le projet. À partir du lendemain de la guerre, cette Internationale se trouvait cependant confrontée à un dilemme qui marque toute son histoire postérieure. Dans un premier temps, elle avait pu espérer que la survie de la bureaucratie stalinienne et du capitalisme seraient de courte durée. À partir de 1947-1948, les effets de la « reconstruction » et du plan Marshall deviennent perceptibles. Une double tentation est désormais à l’œuvre : l’optimisme prophétique (l’histoire finira bien par nous rendre justice et les masses par se rallier à un programme qui est le leur même si elles l’ignorent encore) ou le retour au « mouvement réel de la classe » telle qu’elle est au risque de s’y fondre (si les masses ne viennent pas au programme, le programme ira aux masses).

Comprendre

Ce résumé sciemment schématique est exempt de toute dérision. Ces temps furent ingrats. Il était difficile de tenir et il fallait le faire. Ce fut fait. Il fallait par ailleurs comprendre l’évolution des rapports de forces à la sortie de la guerre. Il y avait eu des révolutions victorieuses, un énorme désordre, mais les piliers avaient tenu : l’ordre capitaliste aux États-Unis et en Europe occidentale, l’ordre bureaucratique en URSS. A posteriori, Ernest Mandel a avancé une explication historique. La période précédant la Première Guerre mondiale avait été une période de croissance économique, d’accumulation de forces du mouvement ouvrier dans les principaux pays. Un moment désorienté par les politiques d’union sacrée, ce mouvement ouvrier s’est vite repris, ses réseaux de cadres se sont reconstitués ; il est sorti de la guerre relativement fort. La période précédant la Seconde Guerre mondiale a vu au contraire une accumulation de défaites historiques (Allemagne, Italie, Espagne, Russie) auxquelles se sont ajoutés les effets durables de la guerre. À ces données, il fallait ajouter une compréhension des conditions de reprise de l’économie impérialiste. Mandel eut le mérite d’actualiser la compréhension du dynamisme capitaliste contemporain et de ses fluctuations. Ses deux ouvrages majeurs (le Traité d’économie marxiste de 1962 et Le Capitalisme du troisième âge de 1970) sont l’aboutissement d’une réflexion qui trouve là son origine.

Les années cinquante apparaissent comme une pénible traversée du désert. L’écart n’a jamais été aussi grand entre les conditions objectives qui sont censées continuer de mûrir et le facteur subjectif toujours aussi infime. L’histoire semble pourtant se dégeler avec les premiers soulèvements antibureaucratiques de 1956 et avec la poussée de la révolution coloniale (Vietnam, Algérie, Cuba). L’année 1968 confirme et amplifie cette « dialectique des trois secteurs de la révolution mondiale » (révolutions anti-impérialistes, anticapitalistes et antibureaucratiques) autour des événements exemplaires que sont l’offensive du Têt, le printemps de Prague et la grève générale du Mai français. Cette combinaison explosive se traduit par une radicalisation de la jeunesse animée d’un grand souffle internationaliste. Les prémisses d’un renouveau restent cependant faibles dans la classe ouvrière elle-même.

Ce fut l’époque d’un « léninisme pressé » qui reconnaissait dans le foquisme latino-américain son frère jumeau. De 1968 à 1976 environ, l’essor d’une nouvelle (extrême) gauche fut un phénomène réel dans de nombreux pays, au point de bousculer l’hégémonie des organisations traditionnelles sans toutefois parvenir à la disputer. La révolution portugaise de 1974-1975 fut le dernier test des grandes controverses commencées dans les années soixante. Un approfondissement de la révolution portugaise aurait à l’évidence modifié les conditions de la transition négociée en Espagne après la mort de Franco (novembre 1975). Mais la mort du dictateur espagnol a pratiquement coïncidé avec le coup de force, la contre-révolution démocratique, la restauration de l’ordre étatique sous l’impulsion de Mario Soares et de la social-démocratie. C’était le début d’un tournant qui s’est joué en Europe et dans le monde entre 1974 et 1978. Les premiers effets sociaux de la crise et surtout la politique de collaboration éhontée des directions réformistes ont désorienté le mouvement ouvrier, brisé l’élan né en 1968 : « compromis historique » en Italie (1976), pactes de la Moncloa et acceptation de la monarchie en Espagne (1977), division de la gauche et sa défaite en France (1978). Une page était tournée.

Dans la durée

La question restait plus obsédante que jamais : si la crise de l’humanité se réduisait depuis un demi-siècle à sa crise de direction, pourquoi toutes nos bonnes volontés n’avaient-elles pas réussi à la résoudre ? Les documents préparatoires au XIIe Congrès mondial de 1985 soulignent que cette question ne peut plus être posée dans les termes des années trente.

Elle ne se réduit pas à une crise de l’avant-garde, à la nécessité de remplacer des directions traditionnelles faillies par une relève intacte. Une réorganisation sociale, syndicale, politique du mouvement ouvrier et de ses alliés à l’échelle planétaire est à l’ordre du jour. À moins d’un nouvel événement fondateur jouant un rôle comparable à celui de la Révolution russe, il s’agira probablement d’un processus inégal et prolongé. La IVe Internationale peut constituer un outil efficace sans pouvoir désormais se considérer comme l’alternative quasi naturelle à la faillite du stalinisme et de la social-démocratie : « En l’absence d’événements de portée mondiale susceptibles de bouleverser les rapports de forces entre les classes et de déterminer un réalignement général des forces, la recomposition du mouvement ouvrier international restera lente, inégale et profondément différenciées. L’heure n’est ni à la proclamation abstraite d’une internationale de masse ni à la recherche de raccourcis quelconques sur cette voie. Nous ne sommes qu’au début de transformations profondes et durables dans le mouvement ouvrier. Nous devons les aborder en combinant la construction de la IVe telle qu’elle est et la collaboration avec les forces d’avant-garde en évolution dans les différents pays et continents. » Si les effets et les conséquences du stalinisme sont loin d’être épuisés, une époque s’est achevée avec la chute du Mur de Berlin et la désintégration de l’Union soviétique. Pour aborder la nouvelle époque qui se cherche, nous avons besoin de mémoire et de repères programmatiques. Mais l’actualisation de ces repères se fera autour de nouvelles expériences fondatrices. Pour l’heure, n’apparaissent pas encore les événements susceptibles de dessiner à grande échelle les courants du mouvement ouvrier international comme l’ont fait en leur temps la Commune, la guerre mondiale, la Révolution russe ou la contre-révolution stalinienne. Mais ils viendront. C’est cette rencontre de l’ancien et du nouveau que nous avons à préparer.

Rouge n° 1797, 8 octobre 1998
Version abrégée de la préface d’Entre histoire et mémoire de François Moreau, Combats et débats de la IVe Internationale, Vents d’Ouest, Hull 1993.

Documents joints


Partager cet article