Penser à l’épreuve de la complication historique

Le dernier livre de Claude Lefort1 part d’une « déception » à la lecture du Passé d’une illusion (Laffont, Calman-Lévy), de François Furet, et de La Tragédie soviétique (Seuil), de Martin Malia, dont il attendait beaucoup. Force lui est de constater que l’histoire du siècle selon Furet est bien celle (illusoire ?) d’une illusion, et seulement d’une illusion : l’illusion communiste dont découle toute la « logique de l’histoire ». De même, chez Martin Malia, l’histoire est régie par une idée : l’utopie du socialisme. Sous prétexte de réaffirmer la primauté du politique sur l’histoire sociale, l’historien privilégie une interprétation où « l’idée règne absolument ». Les deux entreprises aboutissent ainsi à des visions pauvrement idéologiques, au pire sens du terme, où l’histoire perd toute épaisseur et complexité.

S’inspirant de Boris Souvarine, Lefort s’attache au contraire à remonter au-delà de cette logique de l’idée pour « saisir l’intrication des faits politiques, sociaux, économiques, juridiques, moraux, psychiques » à l’œuvre dans le « grand remuement » des années vingt et dans le « déploiement de nouvelles hiérarchies » de la société soviétique. Ce n’est pas, on s’en doute, la voie de la facilité. D’où le titre, La Complication, qui relève le défi des simplifications ordinaires, fussent-elles ornées de signatures prestigieuses. Cela tranche agréablement par rapport à la servilité intellectuelle qui accueillit, à quelques exceptions près, le livre de Furet. Pour Lefort, il s’agit de mettre la pensée « à l’épreuve de la complication de l’histoire », de « repérer les signes de gestation d’un régime sans précédent », d’élucider la conjonction mystérieuse entre des principes démocratiques proclamés et une politique terroriste pratiquée.

Le système soviétique défie en effet toute analyse unidimensionnelle, en termes purement politiques ou en termes purement socio-économiques. Cette entreprise ambitieuse mobilise l’héritage du groupe Socialisme ou Barbarie, illustré (entre autres) par les signatures de Castoriadis, Lyotard et Lefort. Elle témoigne d’une véritable culture historique, sociologique et politique, qui contraste heureusement avec les platitudes du prêt-à-penser médiatique. Lefort dénonce, fustige ainsi l’ignorance (« extravagante », dit-il) qui fait de Marx l’inspirateur du totalitarisme bureaucratique. Il récuse la généalogie du concept qui fait du bolchevisme un produit direct de sa théorie. Au lieu de procéder, comme Stéphane Courtois dans le Livre noir (Laffont), par amalgames, il rappelle la multiplicité problématique des courants qui en sont issus et l’importance, pour l’intelligibilité de l’époque, des oppositions de gauche au stalinisme : « A vouloir faire coïncider l’idée du léninisme, et mieux encore du stalinisme, avec celle du socialisme, on méconnaît injustement la constance d’une opposition de gauche radicale à laquelle s’est heurté le communisme. » Pas si simple, donc.

La prise en compte des différences et des contradictions permet de repérer les rythmes et les cassures de l’histoire au lieu d’en lisser le cours et d’en dérouler l’enchaînement comme si tout procédait d’un principe originel : « On sous-estimerait en vain la mutation que marque le règne du stalinisme », qui n’est pourtant pas identifiable « tant qu’on en fait le produit d’une idée ou d’un enchaînement d’idées ». De la structure, véritablement matricielle pour Lefort, du parti à la société qui « émerge dans les années trente », il y a bien un lien, mais il y a aussi « plus qu’un changement d’échelle ». Cette mutation historique est au centre de l’énigme où se nouent ruptures et continuités, révolution et contre-révolution.

Cette approche permet une discussion sérieuse et préfère l’effort de compréhension à la stérilité de la simple dénonciation. Si la date et la forme de l’effondrement soviétique n’étaient pas prévisibles avec précision, il y avait des « degrés dans l’imprévisible ». Il est d’autant plus étonnant que des auteurs qui ont partagé en partie l’itinéraire intellectuel de Lefort aient pu croire, au début des années quatre-vingt, à l’éternité du totalitarisme bureaucratique ou à la toute-puissance de la stratocratie soviétique.

L’analyse de Lefort mobilise ses travaux antérieurs, notamment ses Éléments d’une critique de la bureaucratie et L’Invention de la démocratie. L’aveuglement obstiné du mouvement communiste officiel devant le phénomène stalinien ne relèverait pas principalement d’une désinformation (qui voulait savoir pouvait savoir sans attendre Soljénitsyne), mais d’une fascination devant une « nouvelle élite » ou devant « la formation d’une nouvelle couche sociale dont le mode d’existence et le mode de légitimation n’ont pas d’équivalent dans une société démocratique ». L’étatisation généralisée de la production génère en effet de « nouvelles hiérarchies » et de nouvelles inégalités dont « le travestissement est nécessaire ». D’où le grand mensonge déconcertant que dénonçait Ante Ciliga.

Cette bureaucratie spécifique est bien autre chose qu’un organe administratif. Dans l’absolutisme bureaucratique, les intérêts des groupes sociaux dépendent de leur insertion dans la machinerie étatique : ils sont « encastrés » dans une hiérarchie évoquant de manière originale les sociétés de caste. Dès lors, la plupart des analogies échouent à rendre compte d’une formation sociale inédite : « Si tentante que soit l’hypothèse d’un capitalisme d’État, elle ne paraît guère soutenable tant il est vain (comme le voyaient justement Aron et d’ailleurs, déjà, Trotski) de dissocier son développement de l’existence d’un marché qui implique la concurrence des entrepreneurs et le maintien du travail libre. » A contrario, les difficultés et les misères de la Restauration (dans tous les sens du terme) russe illustrent la mue difficile d’une bureaucratie parasitaire en bourgeoisie entrepreneuriale. Le développement d’un parti-État ne signifie pas seulement l’anéantissement du pluralisme, mais l’écrasement de la société civile. La socialisation de l’État au nom de son « dépérissement » annoncé par la théorie se traduit en pratique par une étatisation généralisée que sanctionne la « double naissance d’un État-parti et d’un État-classe ».

Surgit ainsi « un être collectif » idéalisé, dont l’autorité plane au-dessus de tout, incarné par un genre inédit de parti. Le « génie » de Lénine aurait précisément été d’avoir « livré passage à la conception d’un despotisme sans despote, d’une démocratie sans citoyens, d’un capitalisme sans capitalistes, d’un prolétariat sans mouvement ouvrier ». Ce phénomène résulte d’« un bouclage du social sur lui-même ». L’auto-institution décrétée du social en État prolétarien abolit en effet la distinction moderne des sphères économique, sociale, politique, symbolique. Elle produit une société fusionnelle dont « l’imbrication du politique et du social » apparaît comme une caractéristique essentielle. La domination bureaucratique tend à « une pétrification du social en profondeur ».

Lefort retrouve ici le thème de l’« incorporation » développé dans L’Invention démocratique. Lorsque tout devient politique, l’espace de la pluralité démocratique est obstrué et tout tend à faire corps dans une idéalisation disciplinaire du corps collectif ; les membres sont soumis à l’obligation totalitaire de « s’incorporer » au parti ; la révolution elle-même fait l’objet d’une incorporation mythologique. La démocratie suppose au contraire un procès de « désincorporation » qui doit laisser vide le lieu du pouvoir : « La désincorporation du pouvoir n’a pas pour seul effet de miner la représentation d’une société organique ; du même coup, la source de la loi devient inlocalisable. Pour une part, celle-ci se fait reconnaître à l’interdit opposé à quiconque de s’en faire le détenteur. »

Au-delà d’un fructueux dialogue avec les thèses de Tocqueville ou d’Hannah Arendt, Lefort soulève enfin la question, cruciale pour l’époque, du jugement historique et de la sagesse historienne. Le livre de Furet présuppose venu le « temps du jugement », et Martin Malia le revendique ouvertement. Le dénouement a eu lieu. L’histoire de la Russie est « pour la première fois véritablement de l’histoire » : sa clôture qui permet d’en étudier la structure logique. Dans une histoire ouverte, cette clôture reste pourtant toute relative et provisoire. Aussi, Lefort ne partage-t-il ni « l’assurance dans la découverte de la vérité conforme aux habitudes des historiens » ni leur prétention à « conclure en connaissance de cause ». Affaire classée ? Non point : « Il est curieux qu’un auteur qui détecte à l’origine du communisme le mythe de la Raison historique, en appelle à la sagesse hégélienne. Non, nous n’avons pas fini de nous interroger sur le communisme. »

La Complication contribue à relancer cette interrogation. On peut seulement regretter qu’il n’ait cherché à confronter son approche conceptuelle ni avec les travaux plus récents de l’historiographie soviétique (ceux de Moshe Lewin notamment), ni avec des contributions anciennes injustement oubliées comme celles de Pierre Naville dans Le Nouveau Léviathan ou de David Rousset dans La Société éclatée.

Le Monde du 29 janvier 1999

Documents joints

  1. Claude Lefort, La Complication, Paris, Fayard, 1999
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