La Commune, l’État et la Révolution

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Bien des lecteurs de Marx lui font le reproche d’un implacable déterminisme économique. Il faut croire que c’est, dans la plupart des cas, par méconnaissance de ses écrits politiques, dont Les Luttes des classes en France, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte et La Guerre civile en France1. Si une vingtaine d’années séparent le premier texte du dernier, ils n’en constituent pas moins une trilogie où se dessine une conception de la politique, de la représentation, de l’État, de la démocratie. Ces trois textes sont en quelque sorte l’autre face de la critique marxienne de la modernité, souvent ignorée par des lecteurs aveuglés par le grand soleil de la critique de l’économie politique – Le Capital.

De la République tout court à la République sociale

« En imposant la République », le prolétariat parisien a conquis en 1848 le terrain en vue de sa propre lutte pour l’émancipation, mais « nullement cette émancipation elle-même », car la classe ouvrière » était encore incapable d’accomplir sa propre révolution2 ». Michelet l’avait pressenti dès 1846 : « Un demi-siècle a suffi pour voir la bourgeoisie sortir du peuple, s’élever par son activité et son énergie, et tout à coup, au milieu de son triomphe, s’affaisser sur elle-même3. » Ainsi mûrissait « le germe obscur de cette révolution inconnue » qu’il percevait dans la sans-culotterie parisienne de 1793 : « Les républicains classiques avaient derrière eux un spectre qui marchait vite et les eût gagnés de vitesse : le républicanisme romantique aux cent têtes, aux mille écoles, que nous appelons aujourd’hui le socialisme4. » C’est ce même spectre qui vient hanter l’Europe dès les premières lignes du Manifeste du Parti communiste rédigé dans les derniers jours de 1847 et qui fait irruption quelques semaines plus tard sur la scène européenne.

Marx date la naissance officielle de la IIe République au 4 mai. Mais le lieu et la date de sa naissance réelle, « ce n’est pas la révolution de février, mais la défaite de juin ». Le prolétariat vaincu y força la République à peine proclamée à apparaître comme l’État dont le but déclaré était « la perpétuation de l’esclavage salarié » : « La bourgeoisie n’a pas de roi, la forme de son règne est la République » qui accomplit dans son « règne anonyme » « la synthèse de la Restauration et de la monarchie de Juillet ». Dans sa forme achevée, la République constitutionnelle réalise la coalition d’intérêts du parti de l’ordre. Il n’y aura plus désormais de République tout court. Elle sera sociale ou ne sera qu’une caricature d’elle-même, le masque d’une nouvelle oppression.

Au moment où Marx publie Le Dix-huit Brumaire, Blanqui, emprisonné à la forteresse de Belle-Ile, écrit à peu près la même chose à son ami Maillard : « Qu’est-ce donc que nous sommes contraints de faire depuis si longtemps, sinon la guerre civile ? Et contre qui ? Ah ! Voilà précisément la question qu’on s’efforce d’embrouiller par l’obscurité des mots ; car il s’agit d’empêcher que les deux drapeaux ennemis ne se posent carrément en face l’un de l’autre […]5. » Et c’est pourquoi les socialistes doivent désormais se distinguer des simples républicains bourgeois qui veulent « recommencer février, pas davantage ».

Dans La Lutte des classes en France et dans Le Dix-huit Brumaire, Marx a commencé à tirer, en invoquant le nom de Blanqui, les implications stratégiques de l’épreuve de juin 1848 : « […] le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme, pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration de la révolution en permanence6. » Formule fameuse, qu’il reprend sous forme de mot d’ordre dans la conclusion de son Adresse à la Ligue des communistes : le « cri de guerre » des travailleurs doit être désormais « La révolution en permanence ! ». Énigmatique mot d’ordre, qui noue problématiquement, ensemble, l’acte et le processus, l’instant et la durée, l’événement et l’histoire.

La révolution en permanence a une dimension d’emblée européenne. Les territoires nationaux sont les champs de bataille partiels d’une guerre civile de toute autre ampleur. Jusqu’à l’écrasement, entre 1918 et 1923, des révolutions allemande, hongroise, italienne, les révolutionnaires européens, à commencer par les bolcheviques, penseront leur action dans cette représentation européenne de l’espace stratégique. C’est la conclusion que tire Marx, dès Les Luttes de classes en France : « La nouvelle révolution française est forcée de quitter aussitôt le sol national et de conquérir le terrain européen, le seul où peut s’accomplir la révolution sociale au XIXe siècle7 », car « personne ne saurait affirmer que la carte de l’Europe soit définitive8 ». Le rapport entre guerre et révolution s’inscrit donc d’emblée dans cette perspective continentale.

Préfaçant, en 1891, la réédition du texte de Marx sur La Guerre civile en France, Engels prophétisera : « Est-ce que l’annexion des provinces françaises n’a pas poussé la France dans les bras de la Russie ? Et ne voit-on pas quotidiennement suspendue au-dessus de notre tête, telle l’épée de Damoclès, la menace d’une guerre, au premier jour de laquelle tous les traités d’alliance des princes s’en iront en fumée ? D’une guerre dont rien n’est sûr que l’absolue incertitude de son issue, d’une guerre de race qui livrera toute l’Europe aux ravages de quinze à vingt millions d’hommes armés. » Une guerre de race ! Tout comme de la guerre a surgi la révolution de la Commune, de la Grande Guerre surgira la révolution d’Octobre, et de la Seconde Guerre mondiale les révolutions chinoise, grecque, vietnamienne, yougoslave, mais à quel prix : sur un amas de ruines et de cadavres chaque fois plus imposant, dont le poids mort pèsera de plus en plus lourd sur la vie et le cerveau des (sur)vivants, au point de transformer en cauchemars les rêves d’émancipation.

Un nouveau Léviathan bureaucratique

1850-1871 : des Luttes de classes en France à La Guerre civile en France. Entre les deux, montée, déclin, et chute de l’Empire. Comme l’a bien mis en évidence Maximilien Rubel, cette séquence offre à Marx la matière pour méditer cet étrange phénomène politique moderne qu’est le « bonapartisme » et reconsidérer à travers lui la question de l’État et de son rapport à la société civile9.

Ressurgit ainsi, à la lumière des brasiers de la Commune, la critique de la bureaucratie, amorcée dès 1843 dans le Manuscrit de Kreuznach et laissée en chantier ou reprise seulement de manière éparse dans des écrits de circonstance. L’esprit corporatif de l’ancien régime survit, écrivait-il alors, dans la bureaucratie en tant que produit de la séparation entre l’État et la société civile : « Le même esprit qui, à l’intérieur de la société, crée la corporation, crée, dans l’État la bureaucratie […]. La bureaucratie est le formalisme d’État de la société civile. » Elle est « la conscience de l’État, la volonté de l’État, le pouvoir de l’État, incarnés dans une corporation, formant une société particulière et fermée à l’intérieur de l’État ». Elle « ne peut être qu’un tissu d’illusions pratiques : elle est l’illusion même de l’État », et « l’esprit bureaucratique est un esprit foncièrement jésuitique et théologique. Les bureaucrates sont les jésuites de l’État et les théologiens de l’État ; la bureaucratie est la république prêtre10 ». Quant au bureaucrate « pris individuellement », le but de l’État « devient son but privé : c’est la curée aux postes les plus élevés, c’est le carriérisme ». La suppression de la bureaucratie ne serait donc possible que « si l’intérêt général devient effectivement – et non pas comme chez Hegel en pensée, dans l’abstraction – l’intérêt particulier ; ce qui ne peut se faire que si l’intérêt particulier devient effectivement l’intérêt général ». Forme enfin trouvée de l’émancipation, la Commune de Paris apparaît précisément aux yeux de Marx comme la critique en acte de l’État bureaucratique et comme l’intérêt particulier devenu effectivement l’intérêt général. En quoi « la plus grande mesure » qu’ait prise la Commune, ce n’est pas une invention doctrinaire ou un paradis artificiel, ce n’est pas l’établissement d’un phalanstère ou d’une Icarie, mais « sa propre existence », limites et contradictions incluses. La Commune fut ainsi « l’antithèse directe de l’Empire », ou encore « la forme positive de la République sociale », rêvée depuis les Trois Glorieuses de 1830 et les journées sanglantes de juin 1848.

Le pouvoir d’État est « désormais aboli », écrit Marx à propos des six semaines de liberté communale. Aboli ? Le mot semble contredire les polémiques contre Proudhon ou Bakounine, dans lesquelles Marx s’opposait à l’idée qu’une telle abolition, du salariat ou de l’État, puisse se décréter. Il s’agissait plutôt d’un processus dont il fallait commencer par réunir les conditions, par la réduction du temps de travail, la transformation des rapports de propriété, la modification radicale de l’organisation du travail. Le deuxième essai de rédaction de La Guerre civile en France nuance fortement ce que l’on peut entendre par abolition. En tant « qu’antithèse directe de l’Empire », la Commune « devait être un corps agissant et non parlementaire, exécutif et législatif en même temps11 » : « En un mot, toutes les fonctions publiques, même les rares fonctions qui auraient relevé d’un gouvernement central, devaient être assumées par des agents communaux et placées, par conséquent, sous la direction de la Commune. C’est, entre autres choses, une absurdité de dire que les fonctions centrales, non point les fonctions d’autorité sur le peuple, mais celles qui sont nécessitées par les besoins généraux et ordinaires du pays, ne pourraient plus être assurées. Ces fonctions devaient exister, mais les fonctionnaires eux-mêmes ne pouvaient plus, comme dans le vieil appareil gouvernemental, s’élever au-dessus de la société réelle, parce que les fonctions devaient être assumées par des agents communaux et soumises, par conséquent, à un contrôle véritable. La fonction publique devait cesser d’être une propriété personnelle […]12. » Il ne s’agit donc pas d’interpréter le dépérissement de l’État comme l’absorption de toutes ses fonctions dans l’autogestion sociale ou dans la simple « administration des choses ». Certaines de ces « fonctions centrales » doivent continuer à exister, mais comme fonctions publiques sous contrôle populaire. En ce cas, le dépérissement de l’État ne signifie pas le dépérissement de la politique ou son extinction dans la simple gestion rationnelle du social. Il peut signifier aussi bien l’extension du domaine de la lutte politique par la débureaucratisation des institutions et la mise en délibération permanente de la chose publique.

Écrits dans le feu de l’événement, les textes sur la Commune permettent de régler son compte au mythe d’un Marx ultra-jacobin, hyperétatiste, et centralisateur à outrance, face à un Proudhon girondin, libertaire, et décentralisateur. Certes, il souligne que la constitution communale, qui brise le pouvoir d’État moderne, « a été prise à tort pour une tentative de rompre en une fédération de petits États, conforme aux rêves de Montesquieu et des Girondins, cette unité des grandes nations qui, bien qu’engendrée à l’origine par la violence, est devenue maintenant un puissant facteur de la production sociale ». Et l’on a voulu voir à tort également dans la Commune « qui brise le pouvoir d’État moderne, […] un rappel à la vie des communes médiévales » qui précédèrent ce pouvoir d’État13. La centralisation étatique a pu jouer un rôle utile pour déblayer les particularismes féodaux et élargir l’horizon, puis pour défendre la révolution contre les complots de l’Ancien régime. Mais contre l’État parasite et bureaucratique victorieux et sa centralisation gouvernementale, Marx soutient une logique de décentralisation solidaire dans une perspective d’alliance entre les paysans opprimés par Paris-Capitale et les travailleurs parisiens opprimés par la réaction provinciale : « Paris, capitale des classes dominantes et de leur gouvernement, ne peut pas être une « ville libre », et la province ne peut pas être « libre », parce que c’est ce Paris-là qui est la capitale. La province ne peut être libre qu’avec la Commune à Paris14. » Cet antagonisme entre Paris-Capitale et Paris-Commune est la scène originelle d’une lutte entre deux forces sociales et deux principes politiques. Les classes dominantes n’ont cessé depuis de vouloir conjurer le spectre de Paris-Commune, plusieurs fois ressuscité (en 1936 avec les grèves du Front populaire, en 1945 avec l’insurrection et la Libération de Paris, en 1968 avec sa grève générale et ses barricades).

Ce que voulut Paris-Commune, c’était « briser le système d’unité factice qui s’oppose à la véritable union vivante de la France », car l’unité imposée jusqu’alors était « une centralisation despotique, inintelligente, arbitraire et onéreuse ». L’unité politique autour de la Commune, c’eût été au contraire « l’association volontaire de toutes les initiatives locales », et « une délégation centrale des communes fédérées »15. Le Marx communard va alors jusqu’à reprendre à son compte la formule de Montesquieu d’une république fédérative conçue comme « une société de sociétés qui en font une nouvelle qui peut s’agrandir par de nombreux associés ».

Ce qu’est la dictature du prolétariat ?

La Commune comme forme enfin trouvée de l’émancipation, ou de la dictature du prolétariat, ou des deux, indissociablement ? C’est ce que proclame Engels, vingt ans après, en conclusion de son introduction à La Guerre civile en France : « Eh bien, Messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat16. »

Si, comme le déclare Engels, la Commune, « c’était la dictature du prolétariat », il importe de savoir précisément ce qu’était la Commune. Elle supprime « tous les mystères et les prétentions de l’État » en se dotant de mandataires sous contrôle populaire permanent, rétribués comme des ouvriers qualifiés. Sa mesure la plus importante est « sa propre organisation, qui s’improvisa avec l’ennemi étranger à une porte et l’ennemi de classe à l’autre17 ». Elle « ne supprime pas la lutte des classes » mais représente « la libération du travail », comme « condition fondamentale de toute vie individuelle et sociale ». Elle crée ainsi « l’ambiance rationnelle » dans laquelle peut commencer – commencer seulement – à se développer l’émancipation sociale18. Elle est « ce sphinx qui tracasse si fort l’entendement bourgeois » : tout simplement « la forme sous laquelle la classe ouvrière prend le pouvoir politique […]19 ». Face à cette violence despotique des possédants, Marx reprend alors « l’audacieuse devise révolutionnaire » : « Renversement de la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière20 ! »

Cette forme, il faut le souligner tant il est facile de l’oublier, reste celle du suffrage universel et de la représentation territoriale des communes et des quartiers : « La Commune devait être composée des conseillers municipaux des divers arrondissements (comme Paris en a été l’initiateur et le modèle, ce sera notre référence) élus au suffrage de tous les citoyens, responsables et révocables à tout moment. La majorité de cette assemblée était naturellement composée d’ouvriers ou de représentants reconnus de la classe ouvrière21. » Dans l’Adresse du 31 mai 1871 au Conseil général de l’AIT, Marx insiste : « le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes » et « rien ne pouvait être plus étranger à l’esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique ». Il n’envisage pas de restriction sur critères sociaux du droit de vote. Il exprime seulement sa conviction que la majorité politique correspondra « naturellement » à la majorité sociale. Quant au rapport des représentants aux représentés, des mandataires à leurs mandants, il est celui d’un contrôle permanent concrétisé par les principes de responsabilité et de révocabilité. Les représentants ont en permanence à rendre compte de leurs actes et, en cas de litige avec les représentés, à remettre en jeu leur mandat. Dans ce passage du deuxième essai de rédaction de La Guerre civile en France, il n’est pas fait mention de mandat impératif, comme c’était le cas dans l’Adresse à l’AIT du 31 mai 1871, où il est mentionné comme un constat que, jusque dans les plus petits hameaux, les communes rurales devaient « administrer leurs affaires par une assemblée de délégués à tout moment révocables et liés par le mandat impératif des électeurs22 ». Autant la révocabilité est la conséquence de la responsabilité de l’élu devant ses électeurs, autant le mandat impératif aboutit à paralyser la délibération démocratique : si le mandataire n’est que le porte-parole de l’intérêt particulier de ses mandants, sans possibilité de modifier son point de vue en fonction de la discussion, aucune volonté générale ne peut émerger, l’addition des intérêts particuliers ou corporatifs se neutralise, et la stérilité du pouvoir constituant finit par faire le lit d’une bureaucratie qui s’élève au-dessus de cette volonté en miettes en prétendant incarner l’intérêt général.

Si pour savoir ce qu’était la dictature du prolétariat dans l’esprit de Marx et Engels, il suffit de regarder la Commune, cette « dictature » apparaît fort respectueuse du suffrage universel et du pluralisme politique. Ses premières mesures consistent en une débureaucratisation et démilitarisation de l’État Léviathan, en des dispositions qui relèveraient de ce qu’on appellerait aujourd’hui une démocratie participative, et en des mesures élémentaires de justice sociale. Elle n’a pas grand-chose d’un pouvoir dictatorial et peu de chose d’un régime d’exception, si ce n’est la suspension de l’ordre légal existant au profit de l’exercice du pouvoir constituant inaliénable d’un peuple souverain.

La Commune, l’État et la révolution

Pour Lénine comme pour Marx et Engels, la question de l’État est donc indissociable de celle de la dictature du prolétariat, comme organisation de la force et de la violence, « aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs que pour diriger la grande masse de la population ». Si cette « dictature » a un caractère de classe, elle ne se conçoit cependant pas comme une dictature corporative. Il s’agit de prendre le pouvoir pour « conduire le peuple entier au socialisme ». La formule évoque le concept d’hégémonie, qui avait cours dans la social-démocratie russe pour définir le rapport entre prolétariat et paysannerie dans l’alliance ouvrière et paysanne, bien avant que Gramsci ne lui donne sa portée stratégique nouvelle. Il s’agit bien déjà de former un bloc historique, sans oublier que, « par le rôle qu’il joue dans la grande production, le prolétariat est seul capable d’être le guide de toutes les classes laborieuses exploitées mais incapables d’une lutte indépendante pour leur affranchissement ».

Après la prise du pouvoir, l’État subsiste dans un premier temps, mais « comme État bourgeois sans bourgeoisie ». Cette formule paradoxale servira à nouveau à Lénine pour penser de manière inédite le type d’État issu de la Révolution russe. Mais un État bourgeois sans bourgeoisie n’est pas pour autant un État prolétarien. L’État bourgeois sans bourgeoisie va ainsi devenir le terreau sur lequel s’épanouissent les dangers professionnels du pouvoir et à l’abri duquel se développe une nouvelle forme d’excroissance bureaucratique parasitaire de la société. Dans L’État et la Révolution, Lénine rompt donc radicalement avec « le crétinisme parlementaire » du marxisme orthodoxe, mais il en conserve l’idéologie gestionnaire. Ainsi imagine-t-il encore que la société socialiste « ne sera plus qu’un bureau, un seul atelier, avec une égalité de travail et une égalité de salaire ». De telles formules rappellent certaines pages où Engels suggère que le dépérissement de l’État signifiera aussi un dépérissement de la politique au profit d’une simple « administration des choses », dont l’idée est empruntée aux saint-simoniens ; autrement dit, à une simple technologie de gestion du social, où l’abondance postulée dispenserait d’établir des priorités, de débattre de choix, de faire vivre la politique comme espace de pluralité.

Comme c’est souvent le cas, une utopie d’apparence libertaire se retourne en utopie autoritaire. Le rêve d’une société, qui ne serait « tout entière qu’un seul bureau et un seul atelier », ne relèverait en effet que d’une bonne organisation administrative. De même, un « État prolétarien », conçu comme un « cartel du peuple entier », peut aisément conduire à la confusion totalitaire de la classe, du parti et de l’État. En voulant tordre le cou au légalisme institutionnel de la IIe Internationale, Lénine tord le bâton de la critique dans l’autre sens. Il rompt avec les illusions parlementaires mais s’interdit du même coup de penser les formes politiques de l’État de transition.

C’est ce point aveugle que Rosa Luxemburg va mettre en évidence. Si elle assume pleinement la notion de dictature du prolétariat au sens large – « aucune révolution ne s’est achevée autrement que par la dictature d’une classe » –, elle met aussi en garde les sociaux-démocrates russes : « Apparemment, aucun social-démocrate ne se laisse aller à l’illusion que le prolétariat puisse se maintenir au pouvoir. S’il pouvait s’y maintenir, alors il entraînerait la domination de ses idées de classe. Ses forces n’y suffisent pas à l’heure actuelle, car le prolétariat, au sens le plus strict de ce mot, constitue précisément, dans l’empire russe, la minorité de la société. Or, la réalisation du socialisme par une minorité est inconditionnellement exclue, puisque l’idée du socialisme exclut justement la domination d’une minorité ». Cet article de 1906 préfigure et annonce la fameuse brochure de 1918 sur la Révolution russe. Contrairement aux socialistes orthodoxes de la social-démocratie allemande, elle salue la révolution et les bolcheviques qui ont « osé » ouvrir la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir. Elle souligne les responsabilités qui en résultent pour les révolutionnaires européens, à commencer par les Allemands : « En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. En ce sens, l’avenir appartient partout au bolchevisme. » L’avenir de la révolution russe se joue donc, dans une large mesure, dans l’arène européenne et mondiale.

Il n’en demeure pas moins que les bolcheviques russes ont aussi leur part de responsabilité. Rosa critique leurs mesures concernant la réforme agraire et la question nationale. En créant, non pas une propriété sociale, mais une nouvelle forme de la propriété privée agraire, la parcellisation des grands domaines « accroît les inégalités sociales dans les campagnes » et génère massivement une nouvelle petite bourgeoisie agraire dont les intérêts entreront inévitablement en contradiction avec ceux du prolétariat. De même, l’application généralisée du droit à l’autodétermination pour les nationalités de l’empire tsariste n’aboutit qu’à « l’autodétermination » des classes dirigeantes de ces nationalités opprimées, car « le séparatisme » est « un piège purement bourgeois ». Lénine et ses amis ont « gonflé artificiellement l’afféterie de quelques professeurs d’université et de quelques étudiants pour en faire un facteur politique ». En matière de politique agraire et de politique des nationalités, les bolcheviques auraient péché par excès d’illusion démocratique, alors qu’inversement ils ont sous-estimé l’enjeu démocratique de la question institutionnelle.

La question de la Constituante

C’est le fameux débat sur la dissolution de l’Assemblée constituante. Rosa Luxemburg n’est pas sourde aux arguments selon lesquels il fallait « casser cette constituante surannée », donc « mort née », qui retardait sur la dynamique révolutionnaire, tant par ses modalités électives que par l’image déformée qu’elle donnait du pays. Mais alors, « il fallait prescrire sans tarder de nouvelles élections pour une nouvelle Constituante » ! Or Lénine et Trotski (dans sa brochure de 1923 sur Les Leçons d’Octobre) excluent par principe toute forme de « démocratie mixte » prônée par les austromarxistes.

Pour Trotski, ceux qui, dans le parti, fétichisent la Constituante sont les mêmes à ses yeux qui avaient hésité par légalisme devant la décision de l’insurrection. Si, en octobre, l’insurrection fut « canalisée dans la voie soviétiste et reliée au IIe congrès des soviets », il ne s’agissait pas, selon lui, d’une question de principe, mais « d’une question purement technique, quoique d’une grande importance pratique ». Ce télescopage de la décision militaire et de l’institution démocratique est propice à la confusion des rôles entre le parti et l’État, mais aussi entre l’état d’exception révolutionnaire et la règle démocratique. Cette confusion est portée à son comble dans Terrorisme et communisme, brochure rédigée elle aussi dans l’urgence de la guerre civile qui est la forme paroxystique de l’état d’exception.

L’approche de Rosa Luxemburg est différente. Elle accepte les arguments avancés par les bolcheviques pour dissoudre la Constituante, mais elle s’inquiète de cette confusion entre l’exception et la règle : « Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils [les dirigeants bolcheviques] cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle de la tactique socialiste. » Ce qui est en jeu, au-delà de l’affaire de la Constituante, c’est la vitalité et l’efficacité de la démocratie socialiste elle-même. Rosa souligne l’importance de l’opinion publique, qui ne saurait se réduire à un leurre ou à un théâtre d’ombres. Toute l’expérience historique « nous montre au contraire que l’opinion publique irrigue constamment les institutions représentatives, les pénètre, les dirige. Comment expliquer sinon les cabrioles archi-réjouissantes que, dans tout Parlement bourgeois, les représentants du peuple nous donnent parfois à voir, lorsque, animés soudain d’un esprit nouveau, ils font entendre des accents parfaitement inattendus ? Comment expliquer que, de temps à autre, des momies archi-desséchées prennent des airs de jeunesse, que les petits Scheidemann de tous poils trouvent tout à coup dans leur cœur des accents révolutionnaires lorsque la colère gronde dans les usines, dans les ateliers et dans les rues ? Cette action constamment vivace de l’opinion et de la maturité politique des masses devrait donc, juste en période de révolution, déclarer forfait devant le schéma rigide des enseignes de partis et des listes électorales ? Tout au contraire ! C’est justement la révolution qui, par son effervescence ardente, crée cette atmosphère politique vibrante, réceptive, qui permet aux vagues de l’opinion publique, au pouls de la vie populaire d’agir instantanément, miraculeusement sur les institutions représentatives. » Au lieu de comprimer ce « pouls de la vie populaire », les révolutionnaires doivent le laisser battre, car il constitue un puissant correctif au lourd mécanisme des institutions démocratiques : « Et si le pouls de la vie politique de la masse bat plus vite et plus fort, son influence se fait alors plus immédiate et plus précise, malgré les clichés rigides des partis, les listes électorales périmées, etc. Certes, toute institution démocratique, comme toute institution humaine, a ses limites et ses lacunes. Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotski – supprimer carrément la démocratie – est pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales, la vie politique active, énergique, sans entraves de la grande majorité des masses populaires. »

Les avertissements de Rosa prennent alors rétrospectivement tout leur sens. Elle redoutait en 1918 que des mesures d’exception temporairement justifiables ne deviennent la règle au nom d’une conception purement instrumentale de l’État en tant qu’appareil de domination d’une classe sur une autre. La révolution consisterait alors seulement à le faire changer de main : « Lénine dit que l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie, qu’il n’est en quelque sorte qu’un État capitaliste inversé. Cette conception simpliste omet l’essentiel : pour que la classe bourgeoise puisse exercer sa domination, point n’est besoin d’enseigner et d’éduquer politiquement l’ensemble de la masse populaire, du moins pas au-delà de certaines limites étroitement tracées. Pour la dictature prolétarienne, c’est là l’élément vital, le souffle sans lequel elle ne saurait exister. »

La société nouvelle s’invente sans mode d’emploi. Le programme du parti n’offre que « de grands panneaux indiquant la direction », et encore ces indications n’ont-elles qu’un caractère indicatif, de balisage et de mise en garde, plutôt qu’un caractère prescriptif. Certes, le socialisme « présuppose une série de mesures coercitives contre la propriété », etc., mais, si « l’on peut décréter l’aspect négatif, la destruction », il n’en est pas de même de « l’aspect positif, la construction : terre neuve, mille problèmes ». Pour résoudre ces problèmes, la liberté la plus large, l’activité la plus large, de la plus large part de la population, sont nécessaires. Ce n’est pas la liberté, mais la terreur qui démoralise : « Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif. » Dans L’État et la Révolution, Lénine lui-même a entrevu cette fonctionnalité sociale de la démocratie politique. À certains marxistes, pour lesquels le droit d’autodétermination des nations opprimées était irréalisable sous le capitalisme et deviendrait superflu sous le socialisme, il répondait d’avance : « Ce raisonnement, soi-disant spirituel mais en fait erroné, pourrait s’appliquer à toute institution démocratique, car un démocratisme rigoureusement conséquent est irréalisable en régime capitaliste et, en régime socialiste, toute démocratie finira par s’éteindre […]. Développer la démocratie jusqu’au bout, rechercher les formes de ce développement, les mettre à l’épreuve de la pratique, telle est l’une des tâches essentielles de la lutte pour la révolution sociale. Pris à part, aucun démocratisme, quel qu’il soit, ne donnera le socialisme, mais, dans la vie, le démocratisme ne sera jamais “pris à part”. Il sera “pris dans l’ensemble” ; il exercera aussi une influence sur l’économie dont il stimulera la transformation23. »

26 août 2007
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Les Luttes de classes en France (1850), Œuvres politiques, tome I, La Pléiade, 1994 ; Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, collection Folio, 2002 ; La Guerre civile en France, Paris, Editions sociales, 1968.
  2. Marx, Les Luttes de classes en France, ibid., p. 244-246.
  3. Michelet, Le Peuple. En 1832 déjà, Blanqui déclarait dans son Rapport à la Société des amis du peuple : « Il ne faut pas se dissimuler qu’il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation » (Blanqui, Il faut des armes, Paris, La fabrique, 2007, p. 80).
  4. Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Laffont, tome II, 1979, p. 474.
  5. Blanqui, Maintenant, il faut des armes, Paris, La Fabrique, 2007, p. 176.
  6. Marx, Les Luttes de classes en France, ibid., p. 324. Dans sa douzième Thèse sur le concept d’histoire, Walter Benjamin accusera en écho la social-démocratie d’être presque parvenue en l’espace de trois décennies à effacer le nom d’un « Blanqui dont les accents d’airain avaient ébranlé le XIXe siècle ».
  7. Marx, ibid., p. 262.
  8. Engels, Le Pô et le Rhin.
  9. Voir Maximilien Rubel, Karl Marx devant le bonapartisme.
  10. Marx, Critique de l’État hégélien, Paris, 10-18, Christian Bourgois, 1976, p. 143.
  11. Marx, La Guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 260.
  12. Ibid.
  13. Ibid., p. 44.
  14. Ibid. p. 227.
  15. Ibid., p. 231
  16. Ibid., p. 302.
  17. Ibid., 215.
  18. Ibid., 216.
  19. Ibid., 256.
  20. <em>Les Luttes de classes en France</em>, p. 261.
  21. Ibid., p. 261.
  22. Chez Lénine, dans L’État et la Révolution notamment, on retrouve les principes de responsabilité et de révocabilité mais non le mandat impératif.
  23. Lénine, L’État et la Révolution, Œuvres, tome XXV, éditions de Moscou, p. 489.

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