Dans Ce grand cadavre à la renverse (Paris, Grasset 2007), Bernard-Henri Lévy, tentant de théoriser les renoncements de la gauche procapitaliste, stigmatise la « gauche radicale », taxée d’antilibéralisme, de nationalisme, d’antiaméricanisme, de fascislamisme (!), de tentation totalitaire, de culte de l’histoire, et, bien sûr, d’antisémitisme… Dans son livre, Un nouveau théologien, B.-H. Lévy, publié ce mois-ci par Nouvelles éditions Lignes, Daniel Bensaïd réfute méthodiquement ces accusations. Rouge en reproduit quelques « bonnes feuilles », avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Cette gauche décomposée, en quête d’auteurs et d’acteurs, qui fait tourner à vide la rhétorique de la rénovation et de la modernisation, est logiquement devenue réceptive aux sirènes sarkozystes. On a crié au débauchage. On s’est indigné des trahisons. On a vilipendé les transfuges. Les frontières étaient pourtant depuis longtemps devenues si poreuses que les Bernard Kouchner, Jean-Marie Bockel, Jean-Pierre Jouyet, Fadela Amara, Martin Hirsch, Jacques Attali, Jack Lang n’ont pas été infidèles à la gauche. Ils sont restés fidèles à eux-mêmes, jusqu’à un certain point et dans une certaine mesure, et ils font au service de M. Sarkozy avec le même zèle, avec la même application, ce qu’ils auraient tout aussi bien fait au service de Mme Royal. Tous sont frappés du syndrome « rivière Kwaï » : ils gèrent et gouvernent comme l’officier prisonnier construisait un pont, le plus beau pont et, comme lui, ils ont oublié, ou peu leur importe, pour qui. D’autres suivront. D’autres – Julien Dray le confesse dans son livre, Règlements de comptes – en crèvent d’envie. La crainte d’un mauvais pari les retient, plutôt que la fidélité à des principes depuis longtemps tournés en dérision.
De cette mutation, de cette conversion, de cette venteuse rotation, Bernard-Henri Lévy entend être, sinon le penseur, du moins l’idéologue. Il l’attendait. Il s’en réjouit. […] La gauche selon M. Lévy, c’est ce qui reste quand on a enlevé le haut et le bas, quand on a forclos la question de la justice sociale, et effacé son principe égalitaire. Il l’admet au demeurant de bonne grâce : « C’est vrai, je me suis plus intéressé à la misère bosniaque qu’à la misère du coin de la rue. Je suis un peu sourd à la question sociale. Que voulez-vous, on écrit avec son intelligence et avec son inconscient. » Commode surdité ; faut-il comprendre que l’intelligence est hermétique à la misère banale, ordinaire, trop peu médiatique du « coin de la rue » ? Ou bien que l’inconscient philosophique a subi de tels traumatismes politiques qu’il refoule désormais ses pulsions sociales ? […]
Brouiller les cartes
Pour Bernard-Henri, le « coin de la rue », ces triviales histoires de feuilles de paye, de logements insalubres, de franchises médicales, manquent décidément de souffle lyrique.
Sa gauche en images, la gauche imaginaire de son livre d’heures, est une gauche sans classes, sans exploités, une gauche « sociétale » amputée de la gauche sociale, oublieuse de ses interruptions grévistes de 1936, de 1968, de 1995, de 2003. Trop sépias, ces défilés de cheminots et de postiers, trop prosaïques, ces cortèges pour la défense du service public ou des retraites. Trop corpos, trop ringards, pas assez flamboyants. Le peuple du « coin de la rue » prend décidément trop mal la lumière des projecteurs […].
Pour que la gauche d’imposture que M. Lévy s’empresse de secourir puisse encore faire illusion en se présentant comme la seule possible, la seule raisonnable, la seule concevable, il se doit de disqualifier l’autre gauche, d’exorciser ses vieux démons. Pour que sa nouvelle gauche moderne, riche de candidats aux transferts, puisse être « sans frontières » sur sa droite, il faut la garder et la murer solidement sur sa gauche. Il faut donc changer les noms, brouiller les cartes, inverser les valeurs. Il faut, absolument, par un simple détournement rhétorique orwellien, par un détournement de novlangue aussi audacieux que celui transformant les exploités en privilégiés et les patrons en otages, il faut donc que la gauche fidèle, la gauche non reniée, non frelatée, non repentie, soit stigmatisée comme étant la droite, comme étant cette « gauche de droite » que Pierre Moscovici sent, avec le même flair que Bernard-Henri Lévy, « monter et revenir ». Sous Besancenot, Doriot et Déat ? Tout simplement […].
Reniements
Bernard-Henri Lévy n’en brosse pas moins de la « gauche radicale » un sombre portrait, où s’accumulent les « ismes » infamants – antilibéralisme, nationalisme, antiaméricanisme, antisémitisme, « fascislamisme ». Nous ne nous reconnaissons dans aucun d’entre eux. Mais, pour que la gauche rénovée façon Lévy-Royal puisse mener en bonne conscience, en toute tranquillité, en parfaite sérénité, sa nouvelle vie au centre, elle se doit de conjurer le spectre d’une gauche de gauche, tout comme M. Sarkozy entend conjurer celui de Mai 68, et de chasser le mauvais rêve d’une gauche radicale susceptible de venir hanter « l’ordre juste » dans son injuste sommeil. Il lui faut en finir avec l’hypothèse révolutionnaire, déjà euphémisée sous Mitterrand et réduite à un simple « changement » sans rupture.
« La question “la révolution est-elle possible ?” a cédé la place à une autre, bien plus troublante et surtout bien plus radicale : “la révolution est-elle désirable ?” », répète Bernard-Henri Lévy en s’appropriant les termes de Foucault. Il se contente d’ajouter que la question est aujourd’hui tranchée : « La réponse est devenue “non”, clairement “non”, ou en tout cas pour peu de gens. » Ce « peu de gens », ces gens de peu, cette canaille dont obstinément nous sommes. Car la révolution telle que nous l’entendons, celle qui nous presse de changer le monde avant qu’il ne nous écrase, est affaire de besoin autant que de désir. Elle est plus que jamais urgente, à défaut d’être désirable. Il s’agit précisément de la rendre possible. Car ce que ne comprendrons jamais les socialistes du centre, les tièdes et les tempérés, c’est que, lors même qu’une pratique de révolution paraît impossible, aucune pratique de réforme n’avance qui ne soit accompagnée et soutenue par une pensée de la révolution.
Pierre Moscovici s’enthousiasme pour cette gauche moderne, « dépouillée de l’utopie révolutionnaire », pour cette « gauche mélancolique » que lui offre le théologien inorganique : « Cette gauche-là, dit-il, est la mienne. » Confirmation, s’il en était besoin, qu’il y a bien sa (leur) gauche, et la nôtre. Qui en doutait ? […] Bernard-Henri Lévy, lui, ne reproche pas à la gauche ses démissions et ses reniements, mais de ne pas s’être assez démise et pas assez reniée. Il lui demande encore un effort pour accepter d’être sans complexe le centre mou qu’elle est devenue.
Rouge n° 2234 du 10 janvier 2008