La réaction partout

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Après Mai 68, quelques militants de groupes euphoriques ont annoncé la mort définitive de l’idéologie dominante, de l’idéologie bourgeoise. Tragique confusion. Ce qui s’essouffle et dépérit, ce sont les valeurs bourgeoises. La bourgeoisie étant en décadence, on ne croit plus en ses valeurs, sa liberté, son égalité, qu’elle contredit chaque jour en pratique. Mais, faute de pouvoir séduire ou convaincre, l’idéologie dominante réprime : elle a revêtu l’armure de l’ordre.

L’ordre familial

L’ordre familial pour commencer. M. Vanhoutte, ouvrier à La Courneuve, avait reçu avec son emploi un logement de la part de l’entreprise. Pas gratuit (400 francs par mois) : avec l’autorisation de l’habiter avec femme et enfant. Mais voilà, l’épouse n’était pas légitime. Sa première femme ayant refusé le divorce, il vivait depuis quinze ans en concubinage notoire pour parler comme les flics et les concierges. Or, une concubine doit payer son péché au prix fort ; la concierge étant en vacances, l’entreprise a demandé à la dame de remplir gracieusement les fonctions, comme pour se faire pardonner.

Le scandale était déjà gros, et on chuchotait, papotait et murmurait, mais le refus de la dame dépassait les bornes aux yeux des employeurs. Vanhoutte est renvoyé purement et simplement avec 750 francs d’indemnités « pour vivre trois mois à l’hôtel », ajoute l’avocat du patron. Avec 250 francs par mois, M. Vanhoutte, sa compagne et sa fille ont une bonne chance de finir dans un hôtel louche.

Ce qui en toute logique devrait lui valoir de nouveaux démêlés avec les pandores. Qu’advient-il pendant ce temps de l’affaire Markovitch ? (Finira-t-elle aux oubliettes ?)
A croire qu’il y a des milieux où le libertinage est un raffinement prisé. Encore une fois deux poids et deux mesures, encore une fois la preuve que cette Justice est une justice de classe. Vanhoutte est ouvrier Mme Pompidou « sans profession ».

L’ordre universitaire

L’ordre universitaire a aussi la part belle. Après le morceau de bravoure de Michel Boscher, député UDR, tout droit sorti d’une pièce de Courteline, ceint de tricolore, la presse gaulliste embouche les trompettes patriotiques pour chanter ses louanges et donner un sens à la démarche du député. Les petits journaux font les petites (basses) besognes que les gros évitent pour ne pas trop s’exposer.

Un hurluberlu refoulé du nom de J.-E. Grangé, éditorialiste de 91-Essonne, s’érige en conseilleur à répression : « Si la police intervient, qu’elle cogne, d’accord, mais qu’elle ne livre pas ses ­adversaires d’un jour à la justice : indulgents les tribunaux encourageraient les émeutiers, sévères ils fabriqueraient des martyrs. » Voilà au moins un gaulliste qui a le courage de dire qu’il a davantage confiance en l’efficacité politique des godillots qu’en la justice bourgeoise.

Et le chantre de la réaction de continuer : « Que les parents des étudiants accompagnent leurs enfants, qu’ils ne s’inclinent pas devant les menaces de piquets de grève, qu’ils pénètrent de force avec leurs enfants dans les bureaux où sont prises les inscriptions. À défaut d’avoir reçu en temps utile la fessée qu’ils méritaient, ces gosses mal élevés ne mourront pas de recevoir quelques coups de poing. Et cela épargnera peut-être à ces révoltés les camps de concentration qui sont l’aboutissement logique de leur comportement. »

Encore une fois, cela dépend de quelle logique on parle. Apparemment. M. Grangé a la même qu’Hitler même s’il la suit « à contrecœur ». Nous en avons une autre qui nous fait dire que Boscher député croupion de la bourgeoisie a eu ce qu’il mérite : une raclée. Qu’il la mette dans sa poche avec son écharpe par-dessus. Nous n’ajoutons pas : sans rancune ! Ce serait hypocrisie : car nous n’oublions rien.

L’ordre moral

Enfin, et pêle-mêle, rappelons la campagne de dénigrement contre Jean Verdeil, le professeur de Nîmes dont on juge les idées derrière un écran de fumée de marijuana. (Tiens, à propos, petite « colle » historique : qui a introduit l’opium au XIXe siècle en Chine ? Les dockers ou les armateurs ? Les prolétaires ou les bourgeois ?) Rappelons l’exclusion de Senik, prof de philo du lycée Bergson à qui on reproche (on : les parents d’élèves) de politiser ses cours. Comme si les cours sur le stoïcisme qui nous apprennent à prendre notre mal en patience, et les leçons de morale patriotique, et les cours d’histoire chauvins, n’étaient pas « politiques » ? Rappelons l’agrégation restaurée et son caractère de bachotage renforcé par l’ajout d’une épreuve. Rappelons le retour aux cours obligatoires dans les grandes écoles, la fermeture des salles de réunion à l’ENS Saint-Cloud, l’expulsion au Sénégal du camarade Diop, élève de cette même ENS. Rappelons la chasse aux sorciers gauchistes parmi les soldats du contingent. Mentionnons que les militants aixois et marseillais de la Ligue ont été interrogés par la police sous des prétextes futiles, pour savoir depuis quand ils militent, s’ils ont assisté à des stages… Et Saclay !

Cette réaction est orchestrée, cette répression mesurée. Assez ferme pour décourager les hésitants dans une période ou la démoralisation gagne certains. Assez discrète et sournoise pour ne pas susciter une levée de boucliers. D’autant que la répression étant quotidienne, l’opinion en est saturée (blasée). Partant, cette campagne d’ordre ne peut que précipiter le désordre. Pas un nouveau professeur qui n’entre dans l’enseignement par goût ou par vocation pédagogique : on y entre par nécessité et résignation avec le secret espoir de secouer un jour cet édifice moral, ce temple ridicule et désuet qu’est l’Université. Une génération de Verdeil, de Senik, de Russier se prépare. Il faudra plus de flics que de profs pour rafistoler les piliers en carton-pâte du temple. À moins que la bourgeoisie ne choisisse la solution de facilité en remplaçant carrément les profs par des flics. Au moins les choses seraient claires.

Quant à nous, nous n’oublions rien. De cette campagne de réaction, nous retenons tous les détails, toutes les brimades, toutes les humiliations, toutes les tracasseries. Et tout sera compté, tout sera payé en bloc. Le prolétariat est composé de Vanhoutte, de Verdeil, de Russier. Son lot quotidien est un tissu de répressions mesquines, la menue monnaie de l’exploitation capitaliste. La vengeance se servira froide. L’ensemble de ces brimades accumule la colère, sèche les fagots, entasse les bûches, prépare la matière inflammable. Tout se réglera en bloc.

Rouge, 11 mars 1969
www.danielbensaid.org

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