1. L’élection de Lula à la présidence de la République brésilienne a suscité dans l’organisation diverses réactions : intérêt et solidarité avec le peuple brésilien qui considère la victoire du Parti des travailleurs (PT) comme sa propre victoire, mais aussi inquiétudes à la hauteur des enjeux politiques pour la gauche brésilienne et pour nos camarades de la Démocratie socialiste (DS) (tendance du PT, section brésilienne de la IVe Internationale dont la LCR est membre).
Inquiétude et interrogations, quand à la participation d’un de nos camarades de Démocratie socialiste, au gouvernement Lula, Miguel Rossetto ministre de la Réforme agraire.
Cette question suscite nombre de questions, voire de désaccords, comme l’indiquent nombre de textes publiés dans ce bulletin intérieur.
2. La situation brésilienne a été largement débattue lors du dernier congrès de l’Internationale. C’est aujourd’hui une des expériences clé de la situation politique internationale, en particulier dans le continent latino américain. Cette discussion du
15e congrès mondial, a été particulièrement utile, car elle a éclairé l’ensemble des délégués de notre mouvement international sur l’orientation de la section brésilienne. Une orientation guidée par la défense d’un programme d’action démocratique radical et anticapitaliste sur des questions fondamentales, comme la rupture avec la ZLEA – zone de libre-échange des Amériques –, la mise en œuvre d’une réforme agraire répondant aux objectifs du MST, la satisfaction des principales revendications sociales, le refus de l’autonomie de la Banque centrale brésilienne, le rejet des politiques libérales. Au cœur de ce programme, il y a la mobilisation sociale indépendante des classes populaires, du salariat et de la paysannerie brésilienne, de leur intervention directe pour exercer une pression suffisante sur la politique du gouvernement et pour arracher la satisfaction de leurs exigences.
Les analyses de la politique gouvernementale, développée dans l’article de Joao Machado Borges Neto dans Inprecor de janvier-février 2003, présentant « les deux âmes du gouvernement Lula », l’une enracinée dans les combats de ces vingt dernières années des travailleurs brésiliens, l’autre envoûtée par la pression du néolibéralisme, donne les premiers éléments d’une politique alternative à celle du gouvernement Lula. Cet article détaille les liens étroits de certains membres du gouvernement Orlando Palocci – ministre de l’Économie et des Finances –, Furlan ministre du Commerce extérieur et grand patron – ou de hauts fonctionnaires, comme Henrique Meirelles chef de la banque centrale, avec les milieux financiers et les sommets du néolibéralisme.
Cette orientation est aussi confirmée dans l’interview donnée à Rouge du 27 février 2003 (n° 2006), par « une des premières porte-parole d’une opposition de gauche potentielle au gouvernement », la sénatrice de l’État d’Alagoas Heloisa Héléna, membre de Démocratie socialiste, qui critique les premières orientations du gouvernement. La tendance Démocratie socialiste vient, dans le même sens, d’adopter, un document de critique et d’opposition à la politique gouvernementale.
3. L’accord de tout notre mouvement international sur cette orientation a relativisé les différences sur la question de la participation gouvernementale. Les divergences sur cette question n’en constituent pas, pour autant, une question mineure, mais elles relèvent, à cette étape, étant donné l’approche générale anticapitaliste de l’orientation de nos camarades, de désaccords tactiques ou d’appréciation conjoncturelle, mais pas de divergences de principes ou de stratégies. Par exemple, aucune résolution ou motion ne fut soumise au vote du congrès mondial pour condamner nos camarades. De même, certaines caractérisations rapides ou accusations graves (forfaiture ou trahison) ne furent, fort heureusement, pas avancées dans la discussion. Nul doute que si ces questions mettaient en cause des problèmes de principes, il y aurait eu des condamnations, en bonne et due forme.
C’est dans ce cadre que nous avons expliqué qu’à cette étape – les débuts de l’expérience gouvernementale – la décision revenait, bien entendu, à nos camarades brésiliens qui étaient les mieux placés pour décider sur cette question. Si nous avions une opinion sur la politique du gouvernement et ses grands choix – ZLEA, réforme agraire, services publics, salaires –, nous ne serions pas des donneurs de leçons.
4. Pourquoi alors participer au gouvernement avec une telle analyse de l’orientation générale du gouvernement ? La réponse ne va pas de soi et l’interrogation est légitime. Mais à cette étape, l’important est de comprendre [la situation, l’histoire de la gauche, la structure sociale du pays, le choix de nos camarades, au lieu de s’ériger en juges au nom d’analogies superficielles]. Une des clés de cette compréhension réside effectivement dans l’analyse du Parti des travailleurs. Le PT n’est pas un parti réformiste social-démocrate ou social-libéral à l’européenne. Ce qui doit nous conduire à rejeter l’analogie faite entre le PS et le PT, entre l’arrivée de Lula en 2003 et Mitterrand en 1981, et encore plus entre le gouvernement Jospin et le gouvernement Lula. Le Parti des travailleurs est le premier parti ouvrier indépendant et de masse des travailleurs brésiliens, qui n’avait connu jusque-là que des partis populistes interclassistes ou un Parti communiste très lié à Moscou dès les années trente. Né à la fin des années soixante-dix, sur la base d’une industrialisation impétueuse, il est l’expression politique du mouvement ouvrier brésilien, en particulier à l’origine du mouvement syndical de la métallurgie de São Paulo. L’histoire du PT se confond et se croise, même si c’est de manière conflictuelle, avec celle de la Centrale unique des travailleurs et du Mouvement des sans terre, avec l’histoire des courants chrétiens radicaux de la théologie de la libération, avec l’histoire de la majeure partie des courants révolutionnaires de ce pays. Des expériences de démocratie participative grandeur nature, où des secteurs de la population contrôlent réellement les budgets locaux, n’auraient pu exister sans le Parti des travailleurs.
Il est vrai qu’avec son développement, les courbes de la lutte de classes, et le jeu des classes dominantes, le PT a connu un processus d’institutionnalisation. Nombre de ces militants sont devenus des élus, des fonctionnaires publics, des permanents. Comme l’ont dénoncé nos camarades de Démocratie socialiste, l’orientation du PT s’est largement infléchie, à droite dans la dernière période. Nos camarades ont dénoncé l’alliance du PT et de représentants du patronat ou de partis de droite. Ils se sont opposés à l’orientation de la direction du PT, formalisée dans « la lettre aux brésiliens » préconisant le compromis avec le néolibéralisme.
La pression de l’appareil d’État sur le PT va se faire de plus en plus directe. Toutes ces évolutions du PT ont été enregistrées par la gauche du PT. Il n’y a pas de doute sur ce point. Mais ces changements détruisent-ils le Parti des travailleurs, comme parti ouvrier indépendant ? En font-ils une simple courroie de transmission du libéralisme ? Ces changements détruisent-ils les mille liens du PT à l’action de classe de millions de syndicalistes, d’associatifs, de militants paysans ? À lire certains textes, la chose est faite : le PT n’est plus ce parti indépendant. L’essentiel de la bataille ne serait plus dans le PT, il faudrait construire, d’ores et déjà un nouveau parti.
[La question peut se poser, mais elle est largement prématurée. La légitimité de la tradition classiste du parti, y compris celle de son dernier congrès, est largement du côté de la gauche contre les alliances conclues par la direction luliste et contre la politique de continuité par rapport à la présidence de FHC. La dispute porte sur la défense de l’héritage du parti. Cette bataille n’est et ne sera pas isolée, dans et hors du parti. Imagine-t-on ce que signifierait qu’un des premiers effets de la victoire électorale, ressentie comme telle non seulement au Brésil mais en Amérique latine, ce soit l’éclatement du PT – et le risque dans cette hypothèse de notre propre division. En réalité, s’il n’y a pas de lien mécanique entre la victoire électorale et la participation au gouvernement, beaucoup dépend du jugement politique porté sur la victoire de Lula : s’agit-il oui ou non – et malgré la gravité des alliances et des engagements pris – d’une victoire populaire contre les politiques néolibérales et d’une victoire exceptionnelle sur le continent d’un parti classiste ? Ou bien, les concessions préalables à l’élection, faites dans la logique de la lettre aux brésiliens, en font-elles déjà une victoire à la Pyrrhus, en réalité une défaite de l’indépendance de classe ? Il y a certainement des deux, et c’est dans cette contradiction que s’inscrit une politique révolutionnaire dont le but est de mener bataille et non pas de se retirer de la mêlée pour prendre date, se couvrir le cul, et témoigner devant l’histoire d’une pureté sans tache.
Il faut souligner à ce propos que la question ne se joue pas à huis clos dans le PT. Elle se joue dans la mobilisation sociale, dans les luttes agraires, dans la reprise éventuelle des luttes ouvrières. Car le paradoxe est là. La victoire électorale ne couronne pas une mobilisation ascendante ; elle intervient après une décennie de crise sans grandes mobilisations ouvrières dont le syndicalisme ouvrier sort affaibli. Si Lula l’a emporté haut la main, le parti a connu des reculs y compris électoraux, dans des États clefs, la perte du gouvernement de Rio Grande do Sul étant le cas le plus spectaculaire dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences. La question est donc de savoir si la victoire électorale et des réformes du gouvernement peuvent constituer le point de départ d’un nouveau cycle de luttes. Rien ne permet de le pronostiquer, mais la question est ouverte. C’est dans cette bataille qui commence à peine que se dessineront et se clarifieront les lignes de fracture sociales et politiques. Cette bataille est donc la première à mener. Nous ne serons pas seuls pour le faire. Ni dans le PT, ni au dehors, ni sur le plan politique ni sur le plan social. Un élément test de la situation et de son évolution réside par exemple dans l’orientation que va adopter le MST, qui est plus qu’un simple mouvement social : un acteur politique.
Cette expérience peut conduire un jour à considérer que le PT n’est plus l’instrument classiste, l’expérience commune qu’il a été depuis vingt ans. Mais si cette conclusion devait être tirée, elle devrait l’être par de larges secteurs du parti et déboucher sur une réorganisation d’ensemble de la gauche brésilienne. Si au bout de vingt ans de construction, le seul résultat était le départ solitaire d’une organisation d’extrême gauche très minoritaire même valeureuse, ce serait un échec, non seulement pour la politique menée depuis vingt ans, mais une défaite du mouvement ouvrier brésilien lui-même. Autrement dit, ce qui est en discussion, ici ce n’est pas un geste symbolique ponctuel, mais une politique et une stratégie à moyen et à long terme].
Pour l’heure, une orientation de sortie du PT est une erreur de perspective. Erreur de perspective, lorsque certains textes mettent en doute le fait politique majeur, que la victoire de Lula constitue une victoire populaire et une défaite du néolibéralisme. Comment ne pas reconnaître qu’au-delà de l’orientation de la direction du PT et de ces alliances, la défaite de la droite libérale brésilienne a constitué une énorme victoire populaire au Brésil et dans le continent américain ? Pour des millions de gens, la victoire de Lula est une victoire du PT et de tous les courants du PT. Ne pas participer n’aurait pas été compris par la base du PT et par des millions de brésiliens. C’est ce contexte, qui explique que la DS, ses militants, ses cadres qui sont les membres fondateurs du Parti des travailleurs, constructeurs et animateurs d’une tendance de plus de 15 % – 30 000 voix obtenues au dernier congrès – participent à un gouvernement qui représente toutes les tendances du PT. Cette question peut se discuter, car on peut distinguer la construction du PT et la participation au gouvernement, mais à cette première étape les partisans, au sein de la DS, de la participation gouvernementale, expliquent que cette distinction s’avérait impossible. Peut-être, à cette étape, mais à terme, au contraire, nous pensons que le point d’appui politique essentiel, le levier de la bataille pour s’opposer à l’adaptation libérale sera d’opposer l’histoire, les références, les orientations « luttes de classes » du Parti des travailleurs et la politique du gouvernement. Au centre, il y aura toujours la référence du PT, même et surtout, pour préparer une rupture.
[Tout en protestant publiquement contre les compromis de la direction luliste, nous avons fait à fond la campagne pour la candidature de Lula. Cette victoire est aussi celle de nos camarades. Ils y ont pris largement leur part. Ils ont un droit de regard et un droit d’inventaire sur le patrimoine commun que constitue le parti. La DS n’est pas partenaire d’une coalition électorale. Elle est une tendance organique du parti depuis le premier jour de sa construction. Cela ne fait pas de la participation gouvernementale la conséquence mécanique de l’orientation, mais permet de comprendre qu’il existe un fort lien logique : comment revendiquer la victoire sans assumer une part des responsabilités qui en résultent ? Si l’on avait proposé à Rossetto un secrétariat d’État mineur, la DS aurait probablement refusé de servir de caution à une politique dont les grandes orientations économiques et financières sont clairement dans la continuité. Mais, il s’agit là d’une responsabilité à la tête d’un des ministères sociaux les plus explosifs. Les camarades ont fait le choix de relever le défi. L’important alors est de le faire en toute lucidité. Le gouvernement Lula a peut-être deux âmes, mais ce n’est pas un lieu de dualité de pouvoir. Le ton de sa politique est donné par les choix économiques, monétaires, internationaux. Le gouvernement n’est pas non plus une somme ou une mosaïque de ministères autonomes. La réforme agraire pose des questions de propriété de la terre, certes, mais aussi des questions budgétaires, des besoins d’infrastructure (électricité, routes), des problèmes de crédit, etc. Autrement dit, le ministère a une marge d’initiative propre, mais il dépend aussi étroitement des orientations d’ensemble.
Les camarades insistent à juste titre sur le contexte de la victoire électorale sans forte mobilisation sociale. Ils savent et ne cessent de dire que le gouvernement peut servir de levier pour modifier ce rapport de force initial, à condition de comprendre que la clef de cette modification réside dans la mobilisation et non dans les habilités tactiques dans le jeu institutionnel national ou international.
En fait, les désaccords avec certaines positions exprimées dans ce bulletin intérieur ne portent pas sur le fait de participer ou non au gouvernement mais sur la signification de la victoire de Lula et de la politique vis-à-vis de son gouvernement. Le point de départ d’une politique révolutionnaire au Brésil, c’est de partir de l’immense espoir qui se porte sur la victoire de Lula. Il s’agit de soutenir toutes les mesures positives et de combattre toutes les concessions à l’impérialisme et au néolibéralisme. Pour dénouer les contradictions de la situation et du gouvernement – incliné vers le néolibéralisme mais issu du PT –, il s’agit, pour les classes populaires, de faire irruption sur la scène sociale et politique. Cela suppose, tant pour stimuler la combativité, la conscience de milliers d’activistes que pour construire une nouvelle direction révolutionnaire large des travailleurs brésiliens, de s’appuyer sur l’histoire, les références, les résolutions, les militants, du Parti des travailleurs et de ses relations avec le mouvement des masses.
Bulletin intérieur
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