Avec Le Sourire du spectre, le philosophe poursuit une réflexion singulière sur le communisme, au moment où le capitalisme n’apparaît plus tout à fait comme « l’horizon indépassable de tous les temps ».
Avec Le Sourire du spectre1, le philosophe Daniel Bensaïd poursuit sa réflexion sur le communisme, dont la « fin » proclamée en même temps que celle de l’« histoire » il y a dix ans, dans le fracas de la chute du Mur de Berlin et « du socialisme réellement inexistant », lui suggère ce propos :
« Les fins n’en finissent pas de finir. L’histoire se rebiffe. Son cadavre reprend des couleurs. Les fantômes s’agitent. Les revenants s’obstinent à troubler la quiétude de l’ordre ordinaire… »
« Dossier » non clos, affaire à suivre, « travail de deuil » terminé, comme le suggère l’auteur en référence au « Pas d’avenir sans Marx » lancé dès 1993 par Jacques Derrida2 ?
Simple existence « spectrale » pour ceux qui essaient de faire en sorte que l’espérance d’un monde meilleur puisse être synonyme d’émancipation humaine et/ou capacité à peser vraiment dans « le mouvement réel » où se jouent les possibles dépassements de « l’ordre existant » ? Autant de questions posées par ce Sourire, qui prête à de multiples débats, dont il n’est guère besoin de souligner plus avant l’actualité.
Libération : Pourquoi ce retour sur Marx, dont vous dites vous-même qu’il serait « sorti de quarantaine » depuis quelques années, « délivré de ses -ismes » par la décomposition de l’Union soviétique » ?
Daniel Bensaïd : Plus personne ne conteste que Marx soit plus vivant que jamais : non dans une référence passéiste pieuse, mais pour penser le présent. Cette cause étant – positivement – entendue, il s’agit à mon sens d’interroger le communisme : que reste-t-il de pertinent de ce projet critique de l’ordre des choses existant et en quoi faut-il procéder à ce que j’appelle « un inventaire sans liquidation » sur le plan historique ? Il serait catastrophique, par exemple, d’effacer par des jeux de vocabulaire l’antinomie radicale entre un projet dont on ne peut donner d’aboutissement ou de concrétisation probante, et ce qui s’est passé avec le stalinisme. De même que vaut d’être soulignée, a contrario de l’éclairage actuellement dominant, la discontinuité entre les débuts de la Révolution russe et la contre-révolution bureaucratique intervenue dans les années trente, une idée qui ne fut pas seulement portée par Trotski ou par d’autres opposants de « gauche », mais aussi par Hannah Arendt, et qui semble largement confirmée par les travaux entrepris à partir de l’ouverture des archives soviétiques.
Marquer cette discontinuité me paraît important si l’on veut tenter de comprendre les effets spécifiques du totalitarisme bureaucratique, pourquoi il a détruit une société, et comment, au lieu de la renaissance d’un projet communiste ou socialiste démocratique dans l’ex-URSS, on assiste aujourd’hui à des décompositions nationales et à des phénomènes à la Poutine.
Il s’agit là d’un enjeu majeur, qui ne se ramène pas d’abord à la question d’une « déviation » théorique – même si l’on peut se demander, par exemple, s’il n’y aurait pas eu, dans les formes bureaucratiques, un avatar de la conception léniniste du parti – mais principalement à des questions de stratégie politique, de rapport des forces, et donc à un problème de caractère historique.
Libération : Faut-il lire le sous-titre de votre ouvrage, Nouvel Esprit du communisme, à la manière d’une référence directe à l’essai de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme3 ?
Daniel Bensaïd : Bien sûr. Luc Boltanski et Ève Chiapello développent l’idée d’un isomorphisme, d’une symétrie entre les formes de domination du capital – y compris de gestion étatique – et les formes d’organisation et les problématiques du mouvement ouvrier. Si l’on accepte leur hypothèse d’un « nouvel esprit du capitalisme » à ces fins de domination, on peut considérer qu’apparaissent sur ses talons son double et son contraire, à savoir un « nouvel esprit du communisme ». J’ai donc travaillé, d’une part, sur des questions clés pour l’actualisation de la critique du capitalisme, les problèmes du travail et de ses métamorphoses, ceux de l’écologie comme deuxième grand symptôme de ce que j’appelle « la mal-mesure » du monde, autrement dit la crise d’une société régie par la loi de la valeur, et, enfin, les questions de la transformation égalitaire du rapport entre les sexes.
D’autre part, j’avance ici l’idée qu’au lieu de renoncer, sous prétexte des désastres du siècle, à la question de l’appropriation sociale, de la propriété publique et du « bien commun », il s’agirait plutôt de relancer ces thèmes par une « pédagogie du service public » comme élément structurant de la démocratie, dont il faut, d’ailleurs, renouveler l’approche. Je crois que, sans renoncer à une approche de la démocratie qui réduise au maximum les phénomènes de délégation et de professionnalisation de la politique, nombre d’expériences récentes incitent à réfléchir du côté des formes de double représentation, sociale et territoriale, de double pouvoir institutionnalisé, en relation avec la multiplication même des acteurs. Voilà en tout cas l’un des chantiers où il s’agit de travailler un communisme au présent, qui corresponde aux mutations du capitalisme, de sa forme rénovée de despotisme.
Libération : Despotisme, est-ce bien le terme approprié ?
Daniel Bensaïd : On a beaucoup insisté sur l’horreur du despotisme totalitaire étatique au cours du siècle, mais on a trop souvent « oublié » cette autre forme de totalitarisme qu’est le dépérissement de la politique par sa dissolution marchande. Or, cette menace se manifeste aujourd’hui jusque dans les évolutions du droit : le recul de la loi devant les formes contractuelles, dans une société fortement inégalitaire, est, par exemple, une forme de reféodalisation des rapports interpersonnels. Reste que cette tendance au despotisme marchand n’est pas unilatérale : même chez les libéraux les plus forcenés, l’alerte des crises dites « russe » ou « asiatique » de 1998 a ramené un discours sur le besoin de formes de régulation.
En fait, la contradiction n’est pas morte et elle s’exprime aussi par la montée de résistances, même si nous sommes encore loin d’avoir fini de payer la note des catastrophes du siècle. Depuis 1995 en France, derrière la défense d’une certaine idée du service public, c’est aussi une forme de demande de politique qui s’exprime, tandis que flotte toujours dans l’air du temps quelque chose de « l’esprit de Seattle ».
L’idée que « le monde n’est pas une marchandise » – et donc que l’école, la santé, le vivant doivent échapper à la loi du marché – n’était pas imaginable il y a seulement dix ans. Çà et là, en germes, la mondialisation a également comme contrepartie la renaissance d’un internationalisme lui aussi rénové, désétatisé, ne passant plus par l’allégeance à une mère patrie, même s’il ne comble pas encore le décalage entre une certaine repousse de mouvements sociaux et l’évolution des représentations politiques.
Libération : Vous affirmez : « Les avant-gardes meurent, mais ne se rendent pas. » Un peu plus loin, vous faites vôtre une réflexion de Jacques Derrida soulignant, à propos de Marx, que « l’héritage n’est pas un bien […], mais l’affirmation active, sélective, qui peut parfois être réanimée plus par des héritiers illégitimes que par des héritiers légitimes »…
Daniel Bensaïd : Pour que le conflit vive, il faut aussi que les conditions sociales existent. Est-ce que l’atomisation dans le travail ou dans l’habitat, est-ce que la dépendance culturelle sont telles qu’il y aurait une sorte d’écrasement par la domination pratiquement irréversible ? Si le danger existe – via notamment la privatisation de la vie sociale… – il n’est pas aujourd’hui chose démontrée. Paradoxalement, je crois que le communisme a une dimension plus actuelle que jamais du côté de la question de la propriété sociale (à condition qu’elle soit repensée), dont les formes peuvent être multiples – mutualités, réseaux coopératifs, etc. –, ce qui revient peut-être à pousser jusqu’au bout la logique « service public » : de l’aménagement du territoire au rôle de la spéculation immobilière dans la crise de la ville.
De ce point de vue, il s’agit sans doute de mêler la « mémoire » des organisations politiques – au sens d’expériences à transmettre – et la part d’invention à laquelle il faut rester disponible. Personne ne peut prédire aujourd’hui ce que seront les formes de transformation révolutionnaire au XXIe siècle : d’où l’idée qu’il faut admettre qu’il existe dans l’histoire du projet communiste toute une part d’« héritage » – cette idée de transformation radicale des rapports de propriété et de pouvoir, cette idée de créativité, de liberté qui puise ses racines dans la Révolution française, et à partir de laquelle le terme même de « révolution » est devenu le nom propre de l’émancipation – et admettre aussi que tout un imaginaire qui lui est lié est à la fois utile et encombrant, dans la mesure où il nous bloque dans des représentations pour une part dépassées. Comment ne pas être en retard d’une révolution, comme les militaires sont en retard d’une guerre ? Il faut savoir que la question se pose, c’est tout : on ne va pas fabriquer un laboratoire de réponses à un problème qui suppose aussi de l’expérience historique !
Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran
Libération du mercredi 19 avril 2000