La IVe Internationale a été fondée en septembre 1938, au creux de la vague, au crépuscule du siècle. Elle n’est pas née, comme la Ie Internationale, ou la IIe, d’un processus ascendant d’organisation politique et syndicale du mouvement ouvrier. Ni, comme la IIIe, des répercussions d’une révolution victorieuse. Elle s’est au contraire constituée en réaction à une double défaite : celle du mouvement ouvrier européen face à la montée du nazisme et dans la guerre civile espagnole, d’une part, celle du prolétariat soviétique face à la contre-révolution bureaucratique des années trente en URSS, d’autre part. Internationale de résistance donc, ayant pour vocation de maintenir une continuité et une mémoire, par-delà les grandes fractures et déchirures du siècle.
À travers ces épreuves cruciales, l’héritage de la fondation du marxisme, et même celui des premiers congrès de l’Internationale communiste ne suffisaient plus à démêler les nœuds et à garder une intelligence des grands mouvements historiques. Il fallait donc les enrichir au feu douloureux des nouvelles expériences, incorporer leurs leçons au bagage de la tradition révolutionnaire.
À relire aujourd’hui les bases fondamentales du processus constitutif de la IVe Internationale, entre la plate-forme en onze points de l’Opposition de gauche (1933) et le programme du congrès de fondation (1938), quatre éléments décisifs se détachent avec clarté.
Continuité d’une tradition
– Une position intransigeante de défense des acquis de la première révolution prolétarienne et de combat non moins intransigeant contre le régime de terreur bureaucratique issu de la contre-révolution stalinienne. Ce fut pour les militants oppositionnels de l’époque une question immédiate et urgente, de vie et de survie, dont la réponse commandait le sens ou le non-sens d’années d’engagement, de luttes, et de souffrance. « La Révolution trahie », de Léon Trotski, date de 1936. Ce livre systématise pour la première fois une analyse du processus de bureaucratisation et une caractérisation de la bureaucratie en tant que corps social. Il formule les grandes lignes d’une lutte contre les privilèges, pour les libertés démocratiques, pour une véritable révolution antibureaucratique.
– Une démarche de mobilisation unitaire du mouvement ouvrier, tenant compte de son pluralisme politique et syndical, aussi bien contre les divisions qui l’avaient paralysé en Allemagne face à la montée du nazisme, que contre la subordination à des partis et représentants de la bourgeoisie qui l’avait désarmé d’une autre manière, en France et en Espagne, dans le cadre des Fronts populaires. Ces années sont celles d’une lutte minoritaire et souvent désespérée pour l’unité d’action, pour l’unité syndicale contre les périls de droite ; pour les revendications transitoires (échelle mobile des salaires et des heures de travail ; contrôle ouvrier sur la production ; autodéfense antifasciste), qui s’opposent au maximalisme minoritaire comme aux revendications au jour le jour, sans perspective politique d’ensemble. Il s’agissait en réalité, pour la classe ouvrière, de prendre la tête de la résistance à la montée du fascisme, d’affirmer dans la lutte sa vocation hégémonique par rapport à tous les secteurs sociaux et politiques prêts à rallier ce combat, et de poser pratiquement, en fécondant ce front unique d’un contenu révolutionnaire, sa candidature à la conquête du pouvoir.
– Après la défaite de la seconde révolution chinoise en 1927, après les massacres de Shanghai et de Canton, défendre l’organisation indépendante du prolétariat dans la lutte anti-impérialiste et anticolonialiste. La théorie alors triomphante dans l’Internationale stalinisée, de la « révolution par étapes », se traduisait par la subordination des organisations ouvrières aux directions nationalistes bourgeoises, dans le cadre d’une étape démocratique prétendument nécessaire.
Ainsi, enchaînés aux destinées du Kuomintang, les communistes chinois avaient-ils été massacres en 1926 et 1927 par leurs alliés de la veille, tout comme le seraient, quarante ans plus tard, les communistes indonésiens. À la lumière de la révolution russe et de la révolution chinoise, l’Opposition de gauche affirmait au contraire la nécessité de la plus rigoureuse indépendance des partis communistes et la possibilité, pour eux, de prendre la tête de la lutte pour l’émancipation nationale et sociale, pour les revendications démocratiques, que la bourgeoisie progressiste, trop faible et inquiète de se voir déborder par le mouvement populaire, s’avérait de plus en plus incapable de conduire à leur terme.
– Enfin, alors que la vague révolutionnaire, consécutive à la victoire de la révolution russe, commençait à refluer sous le coup des défaites, alors que remontaient symétriquement les nationalismes et les chauvinismes, alors que les affrontements d’États, de blocs, et de « camps », reprenaient le pas sur les affrontements de classes (pacte Staline-Laval en 1935, pacte Molotov-Ribbentrop en 1939…), il s’agissait de poser les principes qui permettraient de maintenir vivant, dans les conditions les plus obscures et difficiles, l’héritage de l’internationalisme révolutionnaire ; c’est-à-dire, en toutes circonstances, le primat de la solidarité de classe sur les unions sacrées nationales. À l’épreuve de la conflagration mondiale, Trotski pressentait ainsi que l’avènement du chauvinisme bureaucratique en Russie et la doctrine de construction du socialisme dans un seul pays trouveraient dans l’existence de la IIIe Internationale, si purgée et normalisée soit-elle, un obstacle. Staline confirmera ces pronostics en dissolvant, en 1943, l’Internationale de Lénine.
Auschwitz, Hiroshima, la Kolyma
Tels étaient bien, à grands traits, les défis majeurs, à la veille du cataclysme mondial symbolisé par Auschwitz, Hiroshima et la Kolyma. De nouvelles questions essentielles ont émergé des cinquante années écoulées. Elles n’effacent pas pour autant celles qui furent alors posées.
Le soulèvement de Berlin-Est en 1953, ceux de Pologne et de Hongrie en 1956, la révolution culturelle chinoise, le Printemps de Prague en 1968, les nouvelles explosions en Pologne en 1970 et 1976, l’apparition de Solidarnosc en 1980 et à présent les crises et mobilisations qui secouent l’Union soviétique elle-même ont largement vérifié les caractéristiques et la dynamique des luttes antibureaucratiques annoncées par les manifestes et documents des années trente. L’existence de la bureaucratie comme couche sociale cristallisée autour d’intérêts propres est désormais largement reconnue dans les débats en URSS.
Dans des sociétés où l’essentiel des moyens de production est étatisé, les mobilisations pour des revendications matérielles ou démocratiques viennent directement se heurter à la structure même du pouvoir. Revendiquer, ce n’est pas exiger la reprivatisation de l’économie mais la transparence des décisions, l’autogestion généralisée de l’entreprise à la région, la reconnaissance du pluralisme politique et des libertés syndicales, l’autodétermination des nationalités. Bref, ce que les oppositionnels de gauche appelaient une révolution politique.
En ce qui concerne les luttes de libération nationale dans les pays dominés ou dépendants, la formule de Che Guevara – « ou révolution socialiste, ou caricature de révolution » – sonnait déjà le glas des thèses du Komintern stalinisé. Depuis, la révolution nicaraguayenne est venue approfondir le mouvement.
Les leçons des cinquante années écoulées sont telles que les partisans de la « révolution par étapes » se sont effacés dans les pays dépendants. Dans les faits, la stratégie de la révolution permanente l’emporte, et le débat se déplace, du même coup, de la controverse générale, aux questions plus précises de stratégie de conquête du pouvoir, de la place respective des mobilisations sociales (urbaines et agraires) et de la lutte année, des différentes orientations militaires (insurrection, guerre prolongée, formes mixtes), des formes d’organisation (parti d’avant-garde, front, organisations politico-militaires).
Les pays capitalistes développés ont connu des mouvements d’ampleur, des grèves générales, comme celle de 1968. Ils annoncent les caractéristiques probables de grandes luttes dans des pays où plus de 80 % de la population active est salariée, où les femmes sont massivement incorporées au marché du travail, où la jeunesse est devenue un acteur social, où la production marchande envahit les services, la communication et la culture, où les menaces écologiques sont devenues un enjeu de survie…
Pourtant, les directions réformistes, nous en avons sous les yeux une vérification sur vingt ans, oscillent entre une division politique et syndicale acharnée, une unité de sommet subordonnée à la gestion loyale de l’appareil d’État bourgeois et des intérêts privés, ou encore les alliances « au centre » qui sacrifient les intérêts des travailleurs aux impératifs de ce partenariat « consensuel » autour des valeurs du marché et de l’esprit d’entreprise.
Depuis quarante ans, l’Europe a connu des luttes d’envergure, mais rien de comparable aux grandes convulsions révolutionnaires de l’entre-deux-guerres, sous l’impact de la révolution russe et le rouleau compresseur de la grande crise. Devant cet apaisement temporaire, on finit par oublier quel fut le prix de cette stabilité relative : le plus vieux continent a été le plus ravagé et le plus meurtri de l’histoire, sur une durée de trente ans à peine, de 1914 à 1945.
C’est à ce prix que la poussée révolutionnaire a été contenue. Pourtant, dès que les luttes remontent, les éléments de stratégie révolutionnaires, nécessaires sinon suffisants, issus des années trente retrouvent leur actualité : revendications transitoires, auto organisation et contrôle ouvrier, démarche de front unique visant à l’unité et à l’indépendance de la classe travailleuse, grève générale et crise révolutionnaire.
Enfin, le demi-siècle écoulé, à la lumière des tragédies du nazisme et du stalinisme, a vu une montée généralisée et profonde des exigences démocratiques et des luttes contre toutes les oppressions (de sexes, de nations et de races). En menant la lutte contre la bureaucratisation du premier État issu d’une révolution prolétarienne, l’Opposition de gauche a balayé des illusions ou des confusions encore présentes dans le mouvement communiste des années vingt. En particulier, l’idée selon laquelle, une fois renversée l’exploitation capitaliste, l’unité naturelle de la classe serait assurée en même temps que son identification harmonieuse à « son parti » et à son État. En 1936, Trotski voyait au contraire dans l’hétérogénéité sociale durable de la classe, le fondement principiel de la distinction entre classe, parti et État, de l’indépendance des syndicats par rapport l’État, de la reconnaissance de la pluralité des partis comme forces de proposition dans les institutions soviétiques.
Une victoire silencieuse
En assumant l’héritage révolutionnaire de la IIIe Internationale, au moment où la bureaucratie stalinienne lui tournait pratiquement le dos, la IVe Internationale revendiquait à son actif la victoire d’Octobre, celle de la première révolution prolétarienne. Sa seconde victoire est moins spectaculaire. Elle ne se matérialise pas dans une date, un événement, un pouvoir conquis.
Elle réside dans une résistance, une patience et une persévérance, qui ont permis de maintenir vivante, sans rupture, une tradition communiste, unitaire, démocratique, de ne pas laisser des usurpateurs criminels faire main basse sur l’idée même du communisme, pour mieux le dénaturer. Les militants victimes des purges et des procès, ceux qui n’ont pas avoué, qui ne se sont pas reniés, ont sauvegardé une intelligibilité de l’histoire de ce siècle, et du même coup sauvé à la fois leur passé et l’avenir. Victoire morale et victoire politique, ici, ne font qu’un.
Pourtant, elles ne suffisent pas à garantir la renaissance d’un internationalisme militant. L’unité des différents fronts de la lutte de classe internationale ne s’impose pas avec la même évidence qu’avant la grande cassure des années trente. En Europe même, plus de cent vingt ans après la fondation de la IVe Internationale, les bourgeoisies s’avancent vers l’horizon de 1992, de mieux en mieux coordonnées sur le plan économique, monétaire, militaire, répressif. Le mouvement ouvrier, dépourvu d’organisation internationale de masse, reste fragmenté dans ses États nationaux, au lieu de prendre la tête du combat pour les États-Unis socialistes d’Europe, dont l’idée était lancée dès les années vingt !
Ce combat pour la renaissance de l’internationalisme révolutionnaire, pour la reconstruction d’une internationale de masse, concentre tous les autres combats de la IVe Internationale. Aujourd’hui comme hier, il demeure sa raison d’être et l’horizon de son dépassement, dès lors que les courants consistants du mouvement ouvrier s’engageraient à leur tour sur cette voie.
Paru sous le titre « Cinquante ans après… » dans un dossier « Spécial IVe Internationale » de Rouge n° 1331, 1er au 7 décembre 1988